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La voix des sans-voix. Fragments d'histoire politique au Burkina Faso

Cinéaste et artiste plasticienne, Frédérique Lagny vient de terminer un projet en trois parties – Manifeste – autour du soulèvement populaire qui s’est déroulé au Burkina Faso en octobre 2014. Pendant le confinement du printemps dernier, peu de temps avant les premières manifestations antiracistes qui ont fait suite à la mort de George Floyd et suscité le déboulonnage de statues de figures du passé colonial et esclavagiste, elle s’est entretenue avec la philosophe Vanessa Brito. Entre-Temps publie aujourd’hui cet échange, qui résonne tout particulièrement avec les élections tenues ce dimanche au Burkina Faso.

Vanessa Brito La trilogie Manifeste (2016-2020), que tu viens de terminer, est composée de trois projets qui marquent ton intérêt pour l’histoire politique et sociale du pays. La Colère du peuple (2016), tourné à Bobo-Dioulasso s’inscrit dans l’histoire du cinéma direct. Ta caméra s’engage dans les rues de la ville, où tu es parmi la foule des manifestants qui dénoncent la modification de la constitution voulue par le président Blaise Compaoré pour assurer sa réélection et se maintenir au pouvoir. Tu filmes les réunions de quartier, les marches de protestation, les distributions de tracts, bref, tu documentes sur le terrain l’organisation du mouvement du Balai citoyen qui a conduit à l’insurrection populaire d’octobre 2014[1].

Parallèlement, entre 2014 et 2018, tu filmes une série de portraits d’activistes, de musiciens, d’enseignants et d’étudiants qui ont pris part à la chute du régime Compaoré. Cette fois-ci, ces portraits sont filmés à l’écart de l’agitation de la ville, dans des conditions propices à la prise de parole. Assis sur une chaise dans un coin de rue tranquille ou dans les gradins d’un stade vide, ces hommes et femmes apportent leur témoignage, tantôt parlé, chanté ou dansé, dans une adresse frontale à la caméra. La Dernière trompette (2020), installation vidéo pour deux écrans, arrive ainsi à saisir, grâce au recul que ce dispositif introduit, la dimension mémorielle de l’événement. La parole performée des uns et des autres nous donne à voir comment ce qui est advenu, la chute du régime de Compaoré, est réinterprétée par celles et ceux qui ont pris part à cet événement : on a accès à sa dramaturgie, aux émotions et aux images qu’il convoque, à la manière dont il se traduit dans la musique et dans la gestuelle.

Entretemps, tu abordes cette dimension mémorielle par un autre biais, en t’attachant à faire une sorte de recensement des monuments du pays, de la révolution sankariste de 1983 à l’insurrection populaire de 2014. Ici, ce ne sont pas les corps des citoyens qui incarnent la mémoire récente du pays, mais les formes des monuments qui exposent au regard de tous les discours idéologiques qu’elles matérialisent. Ce travail photographique a donné lieu à une série de 12 cartes postales et de 10 sérigraphies que tu as nommée Ordre et désordre (2017). On y aperçoit un récit « héroïcisé » de l’histoire récente du Burkina, mais aussi l’état de délabrement de ces monuments, qui sont autant de propositions dispersées dans la ville, posées comme des actes sans effets. Peut-on dire que ton Manifeste rassemble plusieurs tentatives de mettre en récit l’histoire récente du Burkina Faso ? Comment as-tu pensé l’articulation ou la complémentarité entre ces différents projets ?

Frédérique Lagny : Ce qui est nouveau avec Manifeste, c’est l’aspect frontal du message politique qu’il porte. C’est un projet pour lequel je me suis donnée la liberté de travailler simultanément sur plusieurs pistes, dans un principe de complémentarité, aussi pour ne pas faire peser sur le film tout ce qui m’intéressait dans la crise de l’insurrection. L’émulation collective et l’intensité de l’épisode historique que nous vivions y a certainement été pour quelque chose. Accessoirement, cela m’a permis de multiplier les recherches de financements à court, moyen et long termes. Je ne reviendrai pas ici sur l’incroyable complexité du montage budgétaire d’un projet d’arts visuels ; la seule règle qui compte, c’est de commencer à travailler sur fonds propres et de voir venir. Le film La Colère du peuple, qui souscrit au cinéma direct, a pu être terminé le premier, ce qui était important à mes yeux. A contrario, les portraits de La Dernière trompette m’ont pris quatre années de tournage et presque deux ans de montage jusqu’à ce que je sois satisfaite du matériel collecté et du dispositif de monstration. Ordre et désordre se situe à l’intersection de ces deux volets de la trilogie et rend compte d’une parole officielle en contrepoint de ce que nous racontent le film et l’installation. En 2010, le continent africain commémorait les « Indépendances », ce qui au Burkina Faso s’était traduit par la construction et la réhabilitation de certains monuments, notamment à Bobo-Dioulasso désignée pour accueillir les festivités du cinquantenaire. Le Rond-point de la femme faisait partie de ce programme. L’effigie en bronze d’une femme au regard baissé fut remplacée par une nouvelle sculpture qui évoque furieusement La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Finalement, ce furent les femmes qui donnèrent le coup d’envoi de l’insurrection le 28 octobre 2014 en brandissant leurs spatules – en lieu et place du flambeau – à la face du régime ; un geste symbolique qu’elles réservent aux hommes coupables d’indignité et qui révoque leur pouvoir comme leur virilité. Ce qui était assez inattendu quand on sait que les femmes constituent au Burkina Faso le gros des troupes électorales et sont bassement courtisées par la quasi-totalité de la classe politique à coup de sacs de riz, de pagnes et de tee-shirts.

Deux cartes postales, « Kadhafi » et « Rond-point de la Femme », série « Ordre et désordre », 2017 – ©ADGAP-Frédérique Lagny

À Bobo-Dioulasso, les monuments sont assez aisément identifiables, ainsi celui du Cinquantenaire et ses quatre chevaux ou le fameux rond-point mettant en scène Blaise et Kadhafi mis à mal lors de l’insurrection populaire de 2014. La statue de Blaise déboulonnée, découpée et fondue avait laissé seul Kadhafi, un balai au bras, que des insurgés lui accolèrent. Un « commentaire » qui souligne que Kadhafi demeure en Afrique subsaharienne une figure politique importante malgré ses nombreuses trahisons envers Thomas Sankara[2]. À Ouagadougou, en revanche, il m’a été plus difficile de repérer les monuments. Je pense au Monument du Pardon qui célèbre la fin des violences en politique et symbolise l’acte de contrition de Blaise Compaoré après l’assassinat en 1998 du journaliste d’investigation Norbert Zongo. L’édifice, noyé dans les travaux de voiries d’un nouvel échangeur routier, est aujourd’hui en décrépitude totale. Il fait écho au Monument aux héros nationaux qui se situe dans le quartier dit de Ouaga 2000, l’un de ces nouveaux développements urbains des capitales sub-sahariennes, une zone franche réservée aux sièges sociaux d’entreprises nationales et internationales que côtoient de gigantesques villas à l’usage des coopérants et des caciques du régime. En 2015, une stèle dédiée aux morts de l’insurrection de 2014 et du putsch avorté qui suivi huit mois plus tard a été adjointe sur le parvis de ce monument gigantesque dont les salles d’exposition et le restaurant panoramique sont restés vides, faute de politique publique et de clients. Au centre-ville, il est en revanche interdit de s’approcher du Flambeau de la Révolution, le plus emblématique des monuments burkinabè. Officiellement parce qu’il se situe devant l’entrée du camp militaire Guillaume Ouédraogo sur la place de la Nation qui accueille pourtant de nombreuses cérémonies et foires artisanales. Il m’a fallu demander une autorisation à la division du Renseignement militaire de l’État-major Général des Armées pour pouvoir le photographier, et encore sous surveillance.

Carte postale, « Monument du Pardon », série « Ordre et désordre », 2017 – ©ADGAP-Frédérique Lagny

Curieusement, Blaise Compaoré n’a jamais fait abattre les monuments construits sous Sankara, comme la Flèche du 2 octobre qui commémore la date du discours inaugural de la Révolution du 04 août 1983[3] ou la Bataille du rail qui glorifie la construction à main nue par le peuple de 80 km de voie ferrée. Vraisemblablement parce qu’il a légitimé sa prise de pouvoir après l’assassinat de Sankara en 1987 par une période dite de la « Rectification » : Sankara l’aurait « trahi » et aurait trahi l’esprit de la Révolution. La Rectification a débouché dans les années 90 – en l’occurrence un certain nombre d’opposants furent eux-aussi « rectifiés » – sur les accords du PAS (Plan d’Ajustement Structurel) imposés par le FMI et l’OMC ; accords qui ont conduit à la destruction des services publics de santé, à la liquidation des entreprises d’état, notamment de sa filière textile, ou encore à la cession de l’infrastructure ferroviaire du pays au groupe Bolloré[4]. Inventorier les monuments du pays m’a permis d’enquêter sur l’histoire du Burkina Faso, mais aussi d’interroger le patriotisme qui domine tous les discours et les enjeux sociaux-politiques depuis la Révolution de 1983 – ce que j’avais commencé à aborder en produisant une carte postale (série Notes photographiques) en écho à une campagne institutionnelle du gouvernement au moment des élections présidentielles de 2010. Cette campagne, fruit d’une O.N.G. nationale financée par la coopération, sensibilisait les populations à « […] un éveil et un renforcement de la conscience citoyenne afin de redonner goût au civisme, à la citoyenneté et à l’édification future de la Nation » et proclamait en lettres blanches sur fond noir « Être burkinabè ça se mérite » !

Carte postale « Être Burkinabè ça se mérite », 2010 – ©ADGAP-Frédérique Lagny

Pour en revenir à Manifeste, ma première intention a bien été de rendre compte des « manifestations » de l’histoire, des signes, des témoignages ou des troubles qui se déclarent alors qu’elle se fait sous nos yeux. Il s’agissait, en somme, de constituer des archives. C’est ce qu’on appelle, je crois, l’histoire immédiate – mais je ne suis pas une spécialiste ni une historienne –, un peu, me semble-t-il, comme aujourd’hui avec les crises provoquées par la pandémie mondiale du Covid-19. Dans un premier temps, c’est la sidération qui l’emporte. Très vite, pourtant, l’on se prend à compiler des notes, des journaux, des écrits, des images ou des sons. C’est ce que les centres d’archives développent aujourd’hui en France à l’aide de leurs portails numériques en appelant les citoyens à déposer toute sorte de matériaux qui constitueront la mémoire de cet événement mondial, de ce « fait social total » qu’est la pandémie et à contribuer à la constitution de corpus que les historiens étudieront. En l’occurrence, en 2013, alors que les révolutions arabes secouent le monde, un vent de colère s’empare du Burkina Faso. La seule réponse aux innombrables crises qui accablent les Burkinabè, ce sont les carterpillars envoyés par les gouverneurs pour broyer les masures des non-lotis alors que des recensements bidonnés attribuent les terres ainsi libérées à des élus de secteur, des fonctionnaires ou des grands-commerçants. La gestion calamiteuse de l’État conduit à ce moment-là à la pénurie d’oxygène, d’anesthésiants ou de réactifs, voire de kits d’accouchement dans les hôpitaux – on manque d’aiguilles pour recoudre les femmes ! – ou à l’écoulement de nourriture avariée en provenance des pays d’Asie et du Maghreb alors que les gens ont faim. La Colère du peupleDjama mourouti la en dioula – rend compte, aux côtés des militants et des populations, d’une libération de la parole dans l’espace public. Mais nous étions loin d’imaginer que le régime de Blaise Compaoré, au pouvoir depuis vingt-sept ans, s’écroulerait en trois jours huit mois plus tard.

Djama mourouti la – La colère du peuple – Film, vidéo HD, couleur 49′, 2016, Burkina Faso-France – projet réalisé avec le soutien aux maisons de Production CNAP image / mouvement et de la Ville de Marseille – ©ADGAP-Frédérique Lagny (extrait)

Parallèlement au tournage de La Colère du peuple, j’ai démarré pour La Dernière trompette – qui est le nom d’une école de musique à Ouagadougou –, une série d’entretiens en rencontrant les musiciens qui gravitaient autour de Smockey et Sams K le Jah, les deux leaders du Balai citoyen. Il s’agissait pour moi de mettre en exergue les messages politiques véhiculés par la scène artistique qui a pesé de façon décisive dans la lutte contre le régime[5], mais aussi d’offrir une tribune à tous ceux, enseignants, ouvriers, artistes ou étudiants, dont je m’étais rapprochée au moment de l’insurrection.

VB : Comment as-tu préparé ces entretiens ?

FL : Dès le départ, les entretiens ont été tournés en mode « portrait », verticalement. Un mode opératoire inspiré des déclarations et des appels au rassemblement postés sur les réseaux sociaux par des activistes qui se filmaient avec leurs téléphones portables. Durant les quatre années de tournage, les consignes données aux intervenants – que j’appelle les « locuteurs-performeurs » –, n’ont pas varié : assis face caméra ils devaient témoigner de leur expérience personnelle de l’insurrection et de ses conséquences. À l’époque, je lisais un texte de Kleist, Sur l’élaboration progressive des idées par la parole (1806), qui démarre avec le conseil suivant : parler avec le premier venu vous permettra de clarifier votre propos, formuler votre pensée à haute voix vous permettra d’en éclairer les points obscurs ou d’en révéler les angles morts. Selon Kleist, l’art du discours révèle, y compris dans ses hésitations ou ses repentirs, les plus grandes audaces. Il démontre aussi qu’il est indispensable de manier le verbe pour faire passer ses idées. Tout cela résonnait avec ce que j’avais imaginé pour La Dernière trompette pour laquelle je m’étais inspirée de l’habitude très répandue du « grin », un espace informel de discussion autour d’un thé dans les quartiers. Les « club-cibal » du Balai citoyen (« cibal » pour la contraction de citoyen balayeur) me faisaient penser aussi bien aux soviets pour la structure horizontale et autonome de leur organisation première qu’à l’espace du grin. Enfin, la joute verbale – avec un goût marqué pour le slam – est par ailleurs considérée comme un art oratoire de premier plan au Burkina. Dans La Colère du peuple les gens s’adressent à la caméra dans l’élan collectif de l’insurrection à venir, sans le filtre de l’interview ou du commentaire. Alors que dans La Dernière trompette, leur parole est isolée et ciselée par un montage qui articule la pluralité des récits dans un « manifeste » politique très clair.

VB : Ce qui m’a beaucoup intéressée dans La Dernière trompette, c’est la décision de garder au montage les instants d’avant ou d’après les prises de parole. Tu filmes les chaises vides et les instruments de musique posés par terre, et aussi celles et ceux qui viennent s’asseoir devant la caméra quelques instants avant qu’ils ne prennent la parole. Ce qui fait qu’à chaque fois que quelqu’un s’adresse à la caméra, il y a à côté une présence silencieuse, un potentiel d’énonciation en attente. Lorsque quelqu’un parle, chante ou joue de la musique, quelqu’un ou quelque chose à côté reste immobile ou silencieux, comme une sorte de contrepoint nécessaire à une écriture polyphonique. Parfois cette présence à côté s’impatiente et commence à bouger sur place, son regard part au loin, rêveur, ou vient se poser, pensif, à terre. Peu à peu on s’aperçoit que tous ces corps émettent des signes. On devient sensible aux manières de s’asseoir, aux attitudes et postures des corps, aux gestes et aux regards. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’il n’y a que des corps parlants, même quand ils ne parlent pas. Et ce qui est très beau, c’est qu’à un moment donné tous ces signes se mettent à résonner et à rajouter du sens à ce qui se dit. Comme si ces présences à côté étaient des chambres de résonnance qui amplifient et prolongent la puissance des gestes, des paroles, des chants et de la musique que l’on écoute. C’est en ce sens, me semble-t-il, que La Dernière Trompette est bien plus qu’une collection de portraits individuels. Car le montage contribue à la construction d’un récit collectif. Comment as-tu pensé la constitution de ce récit collectif ? C’est un historien, Philippe Artières, qui soulève cette question : qu’est-ce qu’écrire avec le silence ? As-tu cherché à intégrer, au sein de ce récit collectif, l’épaisseur ou la densité de ce que l’on n’arrive pas à traduire en mots ?

FL : Oui. Faire silence était l’une des consignes données aux intervenants. Je souhaitais par ce biais saisir le mouvement de la pensée – y compris dans ses bégaiements ou ses hésitations – sur les visages, les mains ou les corps, c’est-à-dire saisir ce fameux passage de l’idée à la parole dont nous parle Kleist dans son texte. J’ai encouragé des silences longs pour ceux, ou plutôt celles, qui déclaraient « n’avoir rien à dire ». En revanche, j’ai demandé à ceux qui parlaient beaucoup de faire des pauses, j’ai relancé des flots de paroles et demandé à certains d’activer la répétition d’une même phrase ou d’un mot d’ordre. Il s’agissait de re-poser la parole, de la « re-peser », d’apporter du poids à ce qui est donné à entendre. D’autres m’ont vraiment impressionnée, comme Isidore et son tambour qui a improvisé d’une traite après dix minutes d’entretien alors que nous ne nous connaissions pas, ou encore Rasmata, une comédienne qui performe en dansant assise sur un escalier, une seule prise a suffi ! Certains ont introduit des accessoires, d’autres ont choisi d’intervenir en duo sur le mode du conte, une forme qu’ils connaissent bien.

La dramaturgie se construit dans La Dernière trompette avec des plans de chaises vides ou des entrées en scène dans une articulation gauche-droite, à cour et à jardin, comme au théâtre. J’ai méthodiquement filmé les chaises vides ou laissées vacantes afin de recomposer cet espace scénique inspiré du club-cibal et du grin ; ce « grin » que certains décrivent comme le « parlement du peuple », je pense notamment à la pièce Parlement debout du chorégraphe kinois Papy Ebotani[6]. J’ai découvert et côtoyé assidument la danse contemporaine dans les années 80-90. Pina Bausch et Anne Teresa de Keersmaeker m’ont beaucoup marquée, en particulier pour la façon dont elles occupent l’espace de la scène en isolant l’interprète soliste au sein du groupe. Les chaises dans leurs spectacles y sont des accessoires « actifs » aux marges du plateau comme en son centre. La chaise est un objet du quotidien pour lequel j’ai toujours eu un intérêt, elle apparaît dans plusieurs de mes projets, comme Next to nothing en 2005. Enfin, précision importante, la chaise au Burkina Faso est gage de richesse et de sérieux. Tout le monde n’en possède pas une. Évariste, un étudiant en droit que j’avais rencontré sur le tournage du film La Colère du peuple, nous dit dans son intervention pour La Dernière trompette : « Pourquoi ne pas faire comme Sankara ? Aller sur le terrain. Toucher au paysan. Toucher au pauvre. Toucher à celui qui n’arrive pas à avoir trois fois son repas quotidien. Aller s’assoir sur la chaise sur laquelle il s’assoit, au risque de tomber, parce qu’elle n’est pas bien ficelée. Abandonner les chaises bourrées, les dîners de luxe et aller toucher au paysan qui est dans la campagne. »

Aux plans de chaises se sont ajoutés des plans d’architecture tournés au stade où se déroulaient la plupart de mes tournages en alternance avec la scène de l’Institut Français. Ces plans d’architecture font aussi résonner le hors-champ, qui se traduit au son par le croassement des corbeaux dans l’enceinte du stade, les essais micro d’une scène de gala au loin, les répétitions d’un trompettiste amateur derrière le mur d’enceinte ou encore les appels à la prière. Autant d’occurrences sonores qui ont valeur de commentaires. L’idée de faire coulisser les portraits en les combinant dans un double fenêtrage frontal m’est venue en cours de montage ; ce mouvement imperceptible a accentué la mise en tension des présences et articulé les plans sur un mode différent de celui du champ-contre-champ utilisé plus classiquement au cinéma. Il a autorisé la durée, le temps long des performances et des silences.

La Dernière trompette – Installation, vidéo HD, couleur 65’, 2020, Burkina Faso-France, projet réalisé avec le soutien de la FNAGP, de la Ville de Marseille et de la Région Sud – ©ADGAP-Frédérique Lagny

VB : Peut-être que ces présences silencieuses sont aussi une manière de signifier ce qui nous échappe. Je pense, par exemple, à une séquence où le portrait de deux femmes reste à l’écran pendant qu’un musicien joue de la flûte. Elles regardent la caméra le menton levé, avec une assurance presque provocatrice. Puis fade out. L’une des deux disparaît sans rien dire, sans qu’on ait pu avoir accès à son témoignage. On sent que tout n’est pas immédiatement disponible. Il y a des récits auxquels on n’a pas d’accès immédiat, des présences qui s’exposent à notre regard mais se dérobent aussitôt. Plus loin dans la vidéo, cette femme qui avait disparu sans avoir pris la parole revient à l’écran. Tu l’intègres à un autre ensemble, où elle livre son témoignage à côté d’autres personnes. Ce que je voulais relever, c’est que sa présence à l’écran n’a pas le même rôle dans tel ou tel ensemble. Les témoignages que tu associes et dissocies peuvent assumer un rôle différent dans l’ensemble où ils sont insérés. Ce qui veut dire que chaque fragment n’est pas l’objet d’une lecture unique, il appartient à une mosaïque mobile.

Cela résonne une fois de plus, me semble-t-il, avec les enjeux du travail de l’historien. D’après Foucault, sa tâche consiste moins à interpréter des documents, à les « faire parler » pour en proposer une lecture unique, qu’à constituer des ensembles de documents ou d’archives qui vont nous « faire entendre » de nouvelles résonnances et produire des intelligibilités inédites. Comment as-tu constitué ces ensembles à l’intérieur desquels tu associes différents portraits ? Il t’arrive d’associer une performance un peu excentrique à une présence sobre, ou alors de faire accompagner un discours un peu rébarbatif d’une performance musicale. Ces associations ont-elles été pensées comme des contrepoints qui cherchent à régler l’intensité des témoignages ? Avais-tu l’intention de construire un récit collectif par le biais de cette polyphonie ?

FL : Dans La Colère du peuple, le peuple, qui est le personnage principal du film, s’exprime d’une seule voix, même si cela se fait par le truchement de plusieurs personnages. Dans La Dernière trompette, c’est la pluralité des récits qui l’emporte. L’un des enjeux de Manifeste était justement de confronter la parole directe dont le film se fait l’écho à une parole différée que la forme de l’installation vidéo permet de restituer avec une très grande liberté. Cette « mosaïque mobile », comme tu l’appelles, articule les différents récits de l’insurrection à distance des évènements et active des commentaires, des explications ou des retours sur l’histoire. Ainsi, quand Arnaud évoque Blaise Compaoré – « un mec qui a fait brûler la voix des sans-voix » (l’affaire Norbert Zongo) – il renchérit sur Éric qui s’était adressé au président déchu : « Qu’est-ce que l’histoire retiendra de toi ? »

Le dispositif de l’installation, avec une projection à l’échelle du corps du spectateur, crée une situation de face-à-face dans laquelle son regard peut circuler librement d’une présence à une autre, du centre à ce qui se passe en périphérie comme quand on est face à une scène de théâtre. Il peut ainsi moduler son approche des évènements. Personne ne « métabolise » les évènements de la même façon. Encore une fois, l’expérience de la pandémie du Covid-19 nous le prouve chaque jour. Ainsi, Bikontine explique à son compagnon-musicien : « Non, en réalité rien ne s’est passé. C’est le cours de la vie et le cours de l’Histoire qui coulent comme l’eau du marigot. » La Dernière trompette créée un récit collectif dont les aventures individuelles sont des variations ponctuées de mises en garde, comme dans ce passage où Matagari et Jeannette exhortent, l’une en dioula, l’autre en français, le nouveau président du Burkina Faso à « manger la soupe de caillou » et à se méfier car « le peuple burkinabè [l]e regarde ».

VB : La pluralité de langues renforce le sentiment d’une polyphonie. Comment as-tu travaillé le passage d’une langue à l’autre ?

FL : La question de la langue s’est très vite invitée dans le projet. Au Burkina une soixantaine de langues – et non de dialectes – coexistent, bien que le français reste la langue officielle et administrative du pays. Plus d’un tiers des interventions de La Dernière trompette s’est fait en dioula, une langue mandingue en usage dans toute l’Afrique de l’Ouest. Alors que j’avais fait le choix de sous-titrer intégralement La Colère du peuple – beaucoup de gens ne sont pas capables de saisir le français au débit rapide parlé au Burkina, parfois marqué par le « nouchi »[7] venu d’Abidjan –, la question s’est posée très différemment pour La Dernière trompette. Dans le film, il était nécessaire de comprendre tout ce qui se jouait au milieu du tumulte de l’insurrection. Mais fallait-il traduire les irruptions du dioula ou du moré dans le contexte d’une parole performée ? J’ai préféré éditer un livret dans lequel l’intégralité des interventions sont retranscrites, ce qui m’autorise à contourner le sous-titrage afin d’accueillir pleinement la tension de la performance et d’éprouver toute la dimension phonique et rythmique de ces langues. Cette convention passée avec le spectateur permet de renverser l’écueil du français et de poser la question de la détermination du champ culturel dans un pays marqué par près de cent ans de domination française (1880-1960). Ce que le montage souligne en créant des interférences entre le dioula, où l’on reconnaît quelques mots de français, et le français colonisé par une syntaxe, des expressions ou des verbes en usage en Afrique francophone, comme « gréver » pour faire grève ou « chosiner » pour faire des choses ou passer à l’action. Au lendemain de l’insurrection, de nouveaux mots créés à partir de patronymes sont apparus pour qualifier les comportements de certains hommes politiques. Par exemple, le verbe « achiller » pour moquer le député Achille Komboïgo qui avait tenté de passer la frontière caché dans le coffre de sa voiture afin d’échapper aux insurgés ; ou encore les « ablasseries » qui désignent des paroles en l’air en référence aux paroles vaines de l’économiste et politicien Ablassé Ouédraogo. C’est un français « acclimaté », qualifié par l’écrivain algérien Kateb Yacine de « butin de guerre », et que l’hebdomadaire Jeune Afrique a répertorié sous l’intitulé « Petit lexique illustré du français intègre »[8] (Burkina Faso signifie littéralement « la patrie des hommes intègres »). Il me semblait intéressant, dans un juste renversement des choses, de laisser le spectateur français – occidental – se débrouiller avec la langue de l’Autre.

[1] Ce film a fait l’objet d’un entretien entre Jean Cristofol et Frédérique Lagny publié dans la revue Documentaires, « Le film comme forme-de-vie », en 2018.

[2] Thomas Sankara, président du Burkina Faso sous la Révolution (de 1983 à 1987), assassiné dans l’exercice de ses fonctions le 15 octobre 1987 par une coalition rassemblée autour de Blaise Compaoré. Le mouvement du Balai citoyen s’inspire de sa pensée. www.thomassankara.net

[3] Cf. le discours d’orientation politique (DOP) du 02 octobre 1983. https://www.thomassankara.net/discours-dorientation-politique-du-2-octobre-1983-audio/

[4] « Les dessous de l’empire Bolloré », MediapartLive https://www.youtube.com/watch?v=pIJOzB3YdpU

[5] Le chorégraphe bobolais Serge Aimé Coulibaly met en scène en 2014 une pièce prémonitoire, Nuit blanche à Ouagadougou, avec les textes et la musique de Smockey. La première de cette pièce devait avoir lieu le soir même du coup d’envoi de l’insurrection. https://vimeo.com/163159053

[6] http://www.kabako.org/creations/Parlement-debout.html

[7] Le nouchi (ou noussi) est un mélange de français et de plusieurs langues de Côte d’Ivoire apparu au début des années 70. De langue des petits voyous, le nouchi est devenu la langue de la comédie populaire ivoirienne, voire de la musique ivoirienne. C’est aussi la langue de la « débrouille » dans les quartiers pauvres d’Abidjan.

[8] https://www.jeuneafrique.com/mag/553607/culture/burkina-faso-mouta-mouta-achiller-dienderer-petit-lexique-illustre-du-francais-integre/

Publié le 24 novembre 2020
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