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La surface des choses : l'art oublié de la description des êtres naturels

Deuxième séance, la semaine dernière, du séminaire de Patrick Boucheron et Romain Bertrand intitulé "Faute de mots. Recherches sur l'histoire empêchée". Retrouvez ci-dessous le lien vers les enregistrements des différentes communications des intervenantes et intervenants et des poèmes cités par Romain Bertrand lors de son intervention ainsi que, en exclusivité pour Entre-Temps, les premières pages de son ouvrage "Le détail du monde". Nous remercions chaleureusement les éditions du Seuil.

Illustration de couverture de l’ouvrage de Romain Bertrand, Le détail du monde, Éditions du Seuil, 2019 – The British Library Board/Leemage

 

Si les mots désormais nous font défaut pour dire les êtres et les lieux naturels au plus près de leurs apparitions et de leurs entremêlements, il n’en a pas toujours été ainsi. Au temps de Goethe et de Humboldt, le rêve d’une « histoire naturelle » attentive à toutes les créatures, sans restriction ni distinction aucune, s’autorisait des forces combinées de la science et de la littérature pour élever la « peinture de paysage » au rang d’un savoir crucial. La galaxie et le lichen, l’enfant et le papillon voisinaient alors en paix dans un même récit ; aucun phénomène ne possédait sur les autres d’ascendant narratif. Ce n’est pas que l’homme comptait peu, c’est que tout comptait infiniment. Cet art du détail du monde – la capacité à portraiturer le « grand Tout » de la nature en ses moindres existences et en chacune de ses métamorphoses – se soutenait du dialogue entre science et poésie aussi bien que d’une philosophie moniste incarnée, tour à tour, par Friedrich von Schiller et Lorenz Oken. En quoi cette « philosophie de la Nature » a-t-elle donné à Goethe et à Humboldt les moyens de leurs récits, et est-il possible, aujourd’hui, de retrouver, par un travail littéraire, le souci des surfaces du monde qui était le leur ?

Avec Marie-Noëlle Bourguet (Université Paris 7), Laurent Van Eynde (Université Saint-Louis de Bruxelles), et Maylis de Kerangal.

Poèmes de Fernando Pessoa cités par Romain Bertrand dans son intervention :

Extraits du « Gardeur de troupeaux » (1914, dans l’édition Gallimard de 1987, trad. Armand Guibert)

 

« Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre

Pour voir les champs et la rivière.

Il ne suffit pas de n’être pas aveugle

Pour voir les arbres et les fleurs.

Il ne faut avoir aucune philosophie.

Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des idées.

Il n’y a que chacun d’entre nous, pareil à une cave. »

« Car l’unique signification occulte des choses,

C’est qu’elles n’ont aucune signification occulte.

Il est plus étrange que toutes les étrangetés

Et que les songes de tous les poètes

Et que les pensées de tous les philosophes,

Que les choses soient réellement ce qu’elles paraissent être

Et qu’il n’y ait rien à y comprendre. »

« Toi, mystique, tu vois une signification en toute chose

Pour toi, tout a un sens voilé.

Il est une chose occulte en chaque chose que tu vois.

Ce que tu vois, tu le vois toujours afin de voir autre chose.

Pour moi, grâce au fait que j’ai des yeux uniquement pour voir,

Je vois une absence de signification en toute chose ;

Je vois cela, et je m’aime, car être une chose c’est ne rien signifier.

Etre une chose, c’est ne pas être susceptible d’interprétation. »

Lire les premières pages du « Détail du monde » de Romain Bertrand (Éditions du Seuil)

Vous pouvez retrouver l’ensemble de la séance en suivant ce lien.

Publié le 3 juin 2019
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