
La station-service de la rue Gay-Lussac (Paris, ? - 2024)
Sur le trottoir parisien à la frontière du Quartier Latin, devant le 40 rue Gay-Lussac, le bitume porte aujourd'hui une cicatrice. Elle marque l'ancien emplacement d'une pompe à essence et de son système d'approvisionnement souterrain. En décembre 2020, Jean-Louis Fassi avait pris une photographie du lieu : la pompe était encore dressée contre la chaussée, non loin d'un magasin d'alimentation générale ; le tout formait une petite station-service urbaine, déjà un peu hors du temps. Il livre à Entre-Temps ce qu'évoque pour lui ce lieu et sa photographie : souvenirs d'enfance, réflexion sur les marqueurs des modernités urbaines, et une fiction.

Souvenirs de stations-services
Nous sommes au mois d’août 1974. Un paquebot entre dans le port du Havre. « Titine », c’est ainsi que nous avions baptisé notre voiture, une Ami 8, est à présent suspendue dans les airs et quitte les cales du bateau pour rejoindre la terre ferme. Notre périple va pouvoir se poursuivre et c’est ici une autre paire de manche… Direction la Méditerranée, Antibes, plus de mille kilomètres à rouler. Arrivés à Grenoble, nous empruntons la route Napoléon et descendons bientôt vers Gap. Soudain : « Oh boudiouuu ! s’exclame mon père, les freins viennent de lâcher… » Heureusement pour nous, une station-service nous accueille à l’entrée de la ville.
Et voici que plus tard, bien plus tard, un nouveau siècle a déjà commencé, de l’eau a coulé sous les ponts de Paris, marchant rue Gay-Lussac, je passe devant une station-service, là aussi découverte au hasard d’une promenade, une plaque indique le numéro 40. À cet instant, je me dis à moi-même : « Comme le temps finit par se lasser de tout, tu vois, un jour, cette station-service aura disparu. » Dès lors, pourquoi ne pas en garder une trace ? Rien de plus simple aujourd’hui, avec nos téléphones à portée de main, que d’immortaliser l’instant qui vous parle et vous dit : « Je vais bientôt partir et tu le sais toi aussi ». Aussi un soir de décembre 2020, de nouveau, je rends visite à ce lieu, la station-service m’accueille toute souriante, elle semble vouloir me récompenser pour mon attention ; elle accepte alors de poser.
Cliché d’un soir de décembre 2020
C’est le soir, dans la pénombre de la rue. Au premier plan, une lumière d’outre-noir matérialise la chaussée et attire l’œil du « regardeur » sur ce lieu. Puis nous avançons, et, sur le trottoir se tient, au second plan, une pompe à essence. Enfin, une épicerie habillée d’un échafaudage occupe l’arrière-plan de la photographie. L’ensemble représente une station-service se composant de deux parties distinctes : une pompe légèrement décentrée sur la gauche et un magasin d’alimentation occupant l’espace situé à droite.
La pompe à essence fait penser à une œuvre d’art du Nouveau réalisme, tout en nuances de blanc, de jaune et de noir avec ses lettres peintes en rouge formant le mot : « ESSENCE » ; ici un élément d’écriture pouvant être interprété comme le titre donné à l’objet. Notons ensuite un halo de lumière venant du dedans de la composition et allant vers le spectateur, rappelant l’effet pictural présent dans le travail de Pierre Soulages.
Nous pouvons observer dans cet espace un cadre éclairé et chapeauté par une toile ; nous distinguons à cet endroit une production végétale tirée de l’exploitation de la terre ; les produits sont disposés sur un étal constituant un ensemble aux couleurs vives et variées contrastant avec un tablier paré de bandes horizontales vert sombre et blanc. À la différence de la scène que l’on observe dans Gas d’Edward Hopper, la nature, ici, n’est pas présente, elle est suggérée voire représentée par les produits des champs – ou des serres –, figurant à l’étalage de l’épicerie. Une autre manière de rappeler le mariage entre la ville et la campagne, celle-ci nourrissant le peuple citadin.
Depuis l’après-guerre, un réseau de stations-services offre aux habitants des villes un commerce de proximité à la fois rapide et fiable. On peut s’y arrêter pour faire le plein d’essence et pour acheter des produits de consommation courante. La station-service de la rue Gay-Lussac a pu exister déjà au début des années 1960. C’était alors l’époque des jupes et des culottes courtes, de l’école des filles et des garçons, des coups de règle sur les doigts, des bonbonnières posées sur les étagères dans les épiceries ; un temps aussi où des fans vibraient au son des yéyés et faisaient voler sur la scène, lors des concerts, les chaises et les tomates. Les Cinq dernières minutes, également, série légendaire annoncée par des speakerines permanentées apparaissant sur les écrans noir et blanc, retenait le public en haleine ; c’était pour quelque temps encore les grands moments de l’ORTF. Le centre des villes bouillonnait alors de petits commerces ouverts jusque tard dans la soirée ; leur éclairage contrastant avec la nuit car le volet en fer restait ouvert jusqu’à mi-hauteur.
La station-service, qui a vu le jour sur le continent américain au début du XXe siècle, joua un temps le marqueur de la civilisation moderne des villes. Au XXIe siècle, les marqueurs de la modernité ont évolué, et en 2024, bye bye la station-service de la rue Gay-Lussac ! À jamais disparu, le petit commerce laisse aujourd’hui sa place à un restaurant.
Olivia à la station-service – fiction
Les parents d’Olivia tenaient une station-service située dans le centre de Paris.
Nous sommes dans les années 1980, Olivia a dix ans, elle entend la voix de sa mère lui dire : « Olia, ma Poussinette, descends dans la rue et si la pharmacie est ouverte, reviens me le dire. » Olivia est encore fière, aujourd’hui, d’avoir accompli cette mission.
Dès son plus jeune âge, Olivia voyait sa mère quotidiennement s’affairer aux tâches domestiques ou encore, assise devant sa machine à coudre, à rallonger des pardessus, rapiécer des pantalons et même fabriquer des robes pour de riches clientes. Le grand frère d’Olivia travaillait déjà avec le père à la tenue du petit commerce. On vendait de tout dans ce tohu-bohu. Le fils garnissait les rayons. Les boîtes à thé voisinaient avec les sacs de farine. Et Olivia révisait sa grammaire latine, parfois assise sur le comptoir.
En grandissant, Olivia avait eu le béguin pour le service à la pompe à essence. À tel point que le père, qui adorait sa fille, aimait à dire en riant : « Vous avez vu ma petite “Gazonile” à la pompe à essence ! Elle se débrouille comme un chef ! ». Et même qu’un soir de Noël, ayant un peu trop forcé sur le carafon d’alcool, il avait lancé en arrivant sur le perron de l’église : « Vous verrez, un jour, je marierai ma fille en grande pompe ». Il faut dire qu’il gardait précieusement dans le bas de l’armoire de sa chambre une paire de chaussures bien trop grandes pour lui, du 45, dégotée dans une brocante. Dès lors, allez savoir ce qu’il avait à l’esprit à cet instant, s’amusant de cette blague de quatre sous…
Chaque jour, la station-service ouvrait de cinq heures trente du matin jusqu’à minuit. Le temps s’écoulait et Olivia grandissait. Arriva l’année de ses dix-huit ans, ses parents lui offrirent sa première moto, une 125. Cet événement marque pour Olivia une nouvelle étape dans sa vie. Elle part ensuite loin de Paris.
Quelques décennies plus tard, les parents d’Olivia ne sont plus, et la femme s’arrête en voiture un jour de décembre 2020 devant la station-service. Une fillette l’accueille ; son père les rejoint ; il fait le plein du véhicule. Avant de repartir, intuition ou pas, Olivia sort son portable et prend un cliché du lieu. Elle sent qu’il sera peut-être le dernier de ce vivant et vibrant passé. Elle gardera ensuite le reste de sa vie la trace de ce voyage dans le temps.
Puis Olivia se met à rire doucement, elle couvre ses yeux avec la paume de ses mains.
« Bon sang mais c’est bien sûr ! », Olivia se rappelle à présent la marque de la machine à coudre de sa mère – une Singer. Le moteur de la voiture vrombit. Au loin, le crépuscule n’en finit pas de s’éteindre.