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Je suis déjà mort et vous êtes vivants 

« Longtemps, j’ai cru que j’avais été guillotine dans une vie antérieure […] que j’avais été jugé, condamné puis décapité pendant la Terreur révolutionnaire ». Ainsi s’ouvre Autoportrait à la guillotine de Christophe Bigot (Stock, 2018), confession d’un mal du siècle : l’expérience de mort historique.

Autoportrait à la guillotine

Son cas n’est pas isolé : une des patientes de son masseur explique les douleurs qu’elle ressent entre les omoplates « par des coups de poignard reçus au XVe siècle, alors que la dame était assaillie par des Ottomans en plein marché » (p. 12). Ce qui frappe pourtant, c’est la volonté du narrateur de retrouver sa tête pour la suturer et en finir avec « ces circonvolutions de l’imaginaire » : « ma croyance est révolue » clame-t-il dès la première page. Le titre ne trompe pas : la guillotine n’est pas la machine à fendre l’autoportrait, à le débiter en multiples personnalités historiques sujettes à fiction, elle est au contraire l’accessoire qui permet de le tailler dans le vif : « La mort de ma mère, survenue avec la brutalité du couperet, a fait du mitan de ma vie son billot. Elle m’a séparé de moi-même. Elle a tranché la continuité organique des jours, sectionné présent et passé en tronçons saignants, à jamais séparés » (p. 13-14). L’appui de la métaphore permet de dégager « le terme guillotiné » de son « antériorité » historique reconstituée (« Appel des dernières victimes. Toilettes des condamnés. Charrettes cahotantes sur le pavé gras. Tricoteuses hululantes, venues en cohortes au spectacle des raccourcissements. Cinéma. Histoire. Littérature », p. 13) pour le tirer vers le roman familial psychanalytique. Métonymie du deuil vécu par le narrateur (« si je suis guillotiné aujourd’hui, séparé de moi-même, de mon enfance, de ma mère », p. 248), la guillotine devient la lunette à travers laquelle il revoit différents épisodes de son existence. En tant qu’enfant du Bicentenaire, il est contemporain d’un moment de résurgence particulièrement aigu d’un imaginaire visuel de la guillotine dont il propose une généalogie saisissante à travers l’évocation de toutes les apparitions qui l’ont traumatisé et de son désir compulsif de visionner encore et encore certaines d’entre elles (notamment la scène finale d’une adaptation du Chevalier de Maison Rouge). Tenaillé entre fétichisme et analyse, délire et componction, le livre de Christophe Bigot peut se lire comme une version autofictionnelle et schizophrénique de l’essai devenu classique de Daniel Arasse, La guillotine et l’imaginaire de la Terreur (Flammarion, 1987).

Mais en dépit de ses efforts, le narrateur ne parvient pas à nous convaincre que la guillotine n’est que le rideau qui tomberait sur ce petit théâtre de l’inconscient moqué par Gilles Deleuze. S’il reconnaît que la faille dans le temps vécu que constitue sa mort antérieure est le symptôme aigu d’une aliénation temporelle plus générale (ce qu’il nomme « l’imaginaire historique obsessionnel », p. 15), il se rassure comme il peut en se persuadant de la banalité de ce mal, « une réalité apparemment reconnue, voire banale ». Rien n’est moins sûr : nul ne monte innocemment sur l’échafaud. Ou plutôt nul ne délire innocemment qu’il monte sur l’échafaud, a fortiori lorsque ce délire n’est pas, comme dans le cas des maniaques de la guillotine étudiés par Laure Murat dans L’homme qui se prenait pour Napoléon (Gallimard, 2011), la preuve que cet instrument de supplice a condensé les angoisses politiques d’une époque aux yeux de ses survivants, mais plutôt le signe de sa présence inquiétante et jamais démentie dans les représentations et les fictions malgré l’abolition de son usage depuis plusieurs décennies.

Dans le cas de la femme poignardée des siècles en arrière par des Ottomans, le narrateur reconnaît qu’une mort antérieure peut être « exotique », « poétique, presque », mais il avoue ne pouvoir s’appliquer ce jugement : « quand il est question de moi, hélas, je suis incapable de la même légèreté » (p. 12). Il n’est pas interdit au lecteur de passer outre cette pudeur et de reconnaître que la mort antérieure peut être objet de transport de soi. Périr sous la hache en victime de la « Terreur », tomber les armes à la main aux Thermopyles ou aux Champs catalauniques, mourir à l’aube, percé d’une rapière sur le pré dans un duel à outrance, accepter, comme le Rimbaud de « Mauvais sang », « la vie française, le sentier de l’honneur » et « se soumettre au baptême » du « canon » (« Feu ! feu sur moi ! ») après une errance maudite à travers « l’histoire de la France fille aînée de l’Église », ou finir, comme le Booba de « Pitbull », « crucifié sur une caravelle sous l’œil éternel d’une étoile filante » ; autant de projections imaginaires de soi dans une antériorité « historique » ou la mort n’est plus qu’une narration reconstituée – avec décors et accessoires – avérée, échappée à l’oubli. Pour l’enfant du siècle, l’Histoire demeure ainsi le plus désirable des gisants.

Publié le 13 octobre 2018
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