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Re-présenter la ligne de démarcation (1940-1943) par la photographie et l’histoire

Je ne suis pas mort. La famille va bien, réalisé par la photographe Anne Leroy dans le cadre d'une résidence de création en Nouvelle-­Aquitaine, est un projet qui mêle photographies, écriture et création sonore. Son point de départ est un appel à projet de la DRAC, dont elle a été la lauréate, pour un travail sur la ligne de démarcation, imposée de juin 1940 à mars 1943 par les Allemands, qui traversait la région depuis la Vienne jusqu'à la frontière espagnole dans les Pyrénées Atlantiques. Cette résidence a donné naissance à une exposition, présentée du 29 juin au 20 octobre 2018 à la Villa Pérochon de Niort et qui se déplacera dans la région au cours de l’année 2018-2019. Ce projet est nourri par une documentation précise issue d'archives, mais aussi d'entretiens réalisés sur le terrain, auprès de témoins, directs ou indirects mais également auprès d’historiens. La photographe a ainsi dû se familiariser avec les pratiques de la discipline historique, notamment le dépouillement des archives, les enquêtes de terrain ou le recoupement des sources. Son projet interroge les moyens disponibles pour évoquer cet « événement matériel » du passé. Comment montrer les lieux que la frontière intérieure traversait ? Quelles pratiques sociales ont entouré cet espace et comment la photographie permet-elle de les ressaisir ? Quelle place donner aux photographies d’archives ? Nous avons rencontré Anne Leroy pour Entre-Temps, elle témoigne ici de la manière dont elle a structuré cette exposition en pratiquant une photographie résolument historique.

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Scénographie. Série Paysages.

 

Pauline Guillemet : L’exposition Je ne suis pas mort. La famille va bien. que vous présentez à Niort, à la Villa Pérochon, s’intéresse à la ligne de démarcation au travers de trois axes principaux : Paysages, Archéologies, Violences. Que trouve-t-on dans chacun de ces axes ?

Anne Leroy : Dans la série Paysages, sont représentés des lieux qui étaient traversés par la ligne. Je ne les ai pas choisis pour leur attrait formel ou leur potentiel poétique, mais parce qu’ils représentaient des enjeux spécifiques d’un point de vue militaire ou économique. Ils révèlent aussi parfois le caractère absurde de son tracé. Ce sont les entretiens avec les enquêtés mais aussi les archives qui m’ont permis de les identifier et de comprendre pourquoi ils étaient importants au regard de ces enjeux là.

 

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Photographie issue de la série Paysages. 44°35’10″N – 0°12’43″O Le-Pian-sur-Garonne, Gironde, 1er mai 2018.                                            L’arrière du café-restaurant du centre bourg permettait de fuir vers la zone non occupée alors que l’entrée, située au bord de la Départementale 672 – qui constituait la limite entre les deux zones – était en zone occupée.

 

La deuxième partie, Archéologies, est le résultat d’une quête, celle des traces matérielles de la ligne.

La photographie permet ici non seulement de révéler le manque de traces visibles de cette frontière et leur disparition, mais aussi la façon dont celles-­ci s’égarent aujourd’hui dans les paysages. Les échanges constants que j’ai eus avec l’historien Éric Alary, dont la thèse portait sur la ligne de démarcation, ont nourri ce travail. J’ai aussi rencontré des historiens amateurs et des historiens locaux, qui avaient identifié des traces matérielles de la ligne. C’est après l’identification de ces traces, à leur côté, que j’ai décidé de photographier ces endroits là.

 

Photographie issue de la série Archéologies. 44°20’12″N – 0°14’03″O – Escaudes, Landes, 1er mai 2018.                                             Soubassements d’un poste de contrôle allemand (quadriptyque).

 

La dernière partie, Violences, tente de donner à penser des lieux en évoquant des événements tragiques qui s’y sont déroulés par la mise en tension de photographies avec le récit factuel de ces événements. Le point de départ de cette série est un inventaire réalisé par Eric Alary qui comptabilise, année par année et département par département, les incidents graves relevés par la DSA (Direction des Services d’Armistice). Je me suis notamment appuyée sur les comptes rendus et procès verbaux de police et de gendarmerie présents dans différents centres d’archives pour reconstituer ces récits de passages illégaux de la ligne de démarcation. J’y ai trouvé un certain nombre d’indications concernant les lieux où se sont passés ces événements que j’ai complétées par des enquêtes de terrain, à la manière d’une ethnographe. Les municipalités des villages me donnaient les coordonnées téléphoniques de potentiels témoins, directs ou indirects. C’était souvent des personnes âgées avec qui je menais un entretien et que j’emmenais dans ma voiture. C’est finalement dans des lieux très banals que s’inscrit cet appel à mémoire.

Cette exposition est vraiment la combinaison entre un travail dans les archives, une enquête sur le terrain et in fine, un travail photographique.

 

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Photographie issue de la série Violences.
44°01’20″N – 0°20’23″O – Sarbazan, Landes, 28 avril 2018.

 

PG : Dans l’exposition, on ne trouve quasiment aucune photographie qui indiquerait, directement et sans l’aide d’une explication, le passage de la ligne de démarcation à cet endroit précis. Comment avez-vous envisagé l’absence de toute trace explicite ?

AL : J’ai choisi de ne pas photographier les éléments commémoratifs. J’ai préféré montrer les lieux banals dans lesquels s’ancre cette histoire, la photographie a cette capacité à montrer la banalité des lieux.

Il y a pourtant eu un travail de patrimonialisation de la ligne de démarcation. En Charente, l’Office National des Anciens Combattants (ONAC) a fait un travail de signalisation, sur le tracé de la ligne de démarcation, grâce à des panneaux d’1mx1m comportant des explications.

Le maire de la commune de Tercé, dans la Vienne, est historien amateur et il a fait poser quelques plaques. Il a également fait renommer deux rues dans un quartier résidentiel récent : la rue de la ligne et, sa perpendiculaire, la rue du passage (mais c’est une impasse). Dans la Vienne on trouve aussi un monument qui a été érigé juste après guerre. Il commémore à la fois la fin de la guerre et la fin d’une mission évangélique de deux moines dominicains. Le monument représente un christ crucifié, on peut y lire : « Ici la croix gammée séparait les Français. La croix du christ les invite à s’unir ». C’est l’expression, de la part de la municipalité et de l’Église, d’une réelle volonté de réconciliation nationale pour échapper à la guerre civile après 1945.

 

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Photographie issue de la série Paysages.
45°44’42’’N – 0°23’26’’E
La Rochefoucauld, Charente, 13 février 2018.                                            
Le quartier Chez Vicard était traversé par la ligne de démarcation. Il offre un point de vue surélevé qui facilitait la surveillance de celle-ci.

 

PG : Existe-t-il des photographies d’archive représentant cette barrière sur lesquelles vous avez pu vous appuyer ?

AL : Il existe de nombreuses photographies d’époque. Les familles françaises venaient se faire photographier devant la barrière de démarcation avec les soldats français, c’était une activité dominicale. La plupart de ces photos ne se trouvent donc pas dans les archives départementales mais chez les particuliers, les collectionneurs ou les historiens amateurs. Ils les achètent parfois plusieurs centaines d’euros sur ebay. Ils recherchent des photographies de leur village, des lieux alentours ou de leur département, le critère qui va déclencher leur intérêt est majoritairement celui du lieu géographique.

L’un d’entre eux, Patrice, rencontré en Dordogne, publie ses livres à compte d’auteur et les diffuse dans toutes les petites librairies et les stations services du département. Ses livres se vendent très bien, il y a une véritable demande. Il achète des photos d’archive pour illustrer ses publications, elles ont avant tout, pour lui, un intérêt économique.

Il n’a pas vraiment le souci de la conservation des images, elles sont en vrac et il les manipule avec les doigts. Faire l’acquisition de ces originaux lui permet d’avoir des illustrations inédites qui donnent une valeur ajoutée à son travail d’historien local et qui rend ses livres plus accessibles par rapport au grand public.

J’ai imaginé, à un moment, travailler à partir de ces images d’archives. J’ai cherché à retrouver les lieux représentés pour les photographier de nouveau en y intégrant des fragments de photographies d’époque. J’ai finalement décidé de ne pas montrer ces images dans l’exposition. J’ai privilégié des photographies de lieux signifiants, associés à leurs coordonnées GPS, dates et lieux de prise de vues. En tant que photographe, je participe à la conversion du présent en une nouvelle archive.

 

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Scénographie. Documents d’enquête.

 

PG : Il y a beaucoup de choses que vous avez expérimentées et qui ne sont finalement pas présentes dans l’exposition ?

AL : Oui, un certain nombre ? Par exemple, j’ai réalisé un portrait de chacune des personnes que j’ai rencontrées et qui a apporté son témoignage, puis je me suis demandée ce que l’apparence des gens avait à dire de la ligne de démarcation ? Rien.

La photographie permettait, dans cette démarche, d’être dans un processus de « reconnaissance » de la personne qui témoigne. Mais j’ai finalement choisi de présenter un inventaire des dates, des lieux et des personnes rencontrées en précisant la qualité de leur témoignage : « témoin direct », « historien local »… C’était plus fort. Il y a donc, dans l’exposition, un inventaire des « enquêtés » dans une salle qui s’appelle Documents d’enquête, où on trouve une cinquantaine de noms. Pour moi, le processus de reconnaissance de leur qualité de témoins était plus intéressant de cette manière là qu’en proposant une photographie les représentant. Leur nom dit plus du sujet que leur apparence.

 

 

PG : Il y a une pièce dans l’exposition où l’on entend parler l’un de ces témoins. Pourquoi avoir choisi de lui laisser la parole ?

AL : Il m’a semblé important de faire dialoguer les photos avec le texte ou le son car la photographie seule semble impuissante pour faire parler les lieux, elle se heurte au silence des paysages, elle n’a rien à dire de la mémoire des événements.

Il y a cette pièce dans l’exposition qui se nomme L’antichambre du patrimoine et qui est liée à l’existence d’un tableau naïf peint par un réfugié pendant la Seconde Guerre mondiale qui représente la barrière de démarcation du côté allemand à Orthez. L’œuvre a servi de monnaie d’échange contre des travaux de couture pendant la guerre.

Dans cette salle, on ne trouve pas le tableau en lui-même mais une image d’archive qui représente la mère du propriétaire de la peinture au niveau de la barrière de démarcation ainsi qu’une photographie de la coiffeuse à l’intérieur de laquelle le tableau était conservé.

Une bande son accompagne les deux images. On entend une description du tableau par Michel, son propriétaire.

Ce que Michel raconte c’est aussi l’histoire de sa mère. Cet objet, qui a eu une valeur marchande puis a été gardé sans grand souci de conservation, permet de réactiver une mémoire familiale. C’est progressivement qu’un glissement s’opère dans son récit et qu’une valeur patrimoniale est accordée à ce tableau et qu’il finit par s’inscrire dans une histoire sociale et collective. C’est cette transition patrimoniale qui m’intéresse et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi de présenter la photographie de la commode dans laquelle ce tableau était conservé et non l’œuvre en elle-même. Au moment où le tableau est extrait de la commode, il change de statut. Cette commode incarne l’antichambre du patrimoine.

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Photographie issue de la partie Violences.                                          45°14’44″N – 0°20’27″E
Ribérac, Dordogne, 1er mai 2018

 

PG : Dans l’exposition, chaque photographie est accompagnée d’un texte. Comment avez-vous pensé cette articulation entre le texte et les images ?

AL : Il était important pour moi d’associer les images à des textes. La photographie active l’imagination du spectateur. En m’appuyant sur mes recherches et en l’associant à des textes, des coordonnées GPS, des dates et lieux de prises de vues, j’oriente la lecture du spectateur et j’inscris ce travail dans le champ documentaire.

C’est important que la part de mon positionnement soit bien visible, qu’on sache d’où je parle. Quand on a accès à une image d’archive, on la considère souvent comme une preuve d’un « ça a été » mais c’est un leurre, toute photographie est une construction et sa production et sa circulation sont toujours situées. C’est pourquoi, dans l’exposition, chaque image est associée à une légende précise.

PG : Quelles ont été les contraintes formulées par la DRAC pour ce travail ? Que peut-on dire de l’intention de l’institution publique derrière ce projet ?

AL : Au moment où la DRAC Nouvelle-Aquitaine formule l’appel à projet, l’intention était de faire travailler un artiste sur un territoire en cours de formation, à la recherche d’une identité qui puisse rassembler des départements très éloignés culturellement. Dès les premières réunions, on m’a fait remarquer qu’il était important de saisir toute la dimension patrimoniale du projet. Je ne suis pas sûre que cela ressorte vraiment dans mon travail.

Au départ, je n’avais pas conscience qu’il était possible d’avoir une connaissance précise des lieux par lesquels passait cette ligne. Quand j’ai été choisie pour mener le projet, je pensais qu’il ne restait de cette ligne qu’un trait de crayon sur une carte de France. Simplement suivre cette ligne aurait pu représenter une contrainte heureuse, j’aurais pu envisager une approche très esthétique et poétique de la ligne, au fil des saisons par exemple.

C’est par la recherche et en enquêtant sur le terrain que je me suis rendue compte de l’importance documentaire qu’allait avoir ce travail. Le temps passé à consulter les archives et les échanges avec les historiens que j’ai rencontrés ont profondément bouleversé ma pratique. »

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Document d’enquête.

 

Crédits photographiques : Anne Leroy

 

Publié le 13 octobre 2018
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