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« J’ai voulu historiciser le débat sur la différence juive en France. » Entretien avec Maurice Samuels (Yale University)

Margot Renard

Maurice Samuels

Margot Renard

Margot Renard est actuellement chercheure postdoctorale à l’université de Gand en Belgique, où elle poursuit des recherches sur les relations entre les auteurs de bande dessinée, l’histoire et les historiens. Sa thèse soutenue en 2018, qui portait sur les livres historiques illustrés de la première moitié du XIXe siècle, a été publiée en 2023 chez Mare & Martin sous le titre « Aux origines du roman national. La construction d’un mythe par les images, de Vercingétorix aux Sans-culottes (1814-1848)». Elle a auparavant été ingénieure d’étude au sein du projet de recherche ArtTransForm (Formations Artistiques Transnationales entre la France et l’Allemagne, 1843-1870), co-dirigé par France Nerlich et Bénédicte Savoy, entre 2010 et 2016, puis ATER à l’Université de Tours de 2017 à 2020. Elle est l’une des rédactrices en chef adjointes de la revue.

Maurice Samuels

Historien de la littérature titulaire de la chaire professorale Betty Jane Anlyan en Études françaises à la Yale University, Maurice Samuels dirige également le Yale Program for the Study of Antisemitism. Son livre Le droit à la différence. L’universalisme français et les Juifs publié aux éditions La Découverte en 2022 est une traduction d’un ouvrage paru aux États-Unis en 2016. Il est aussi l’auteur de L’invention de la littérature juive en France (2017) et de The Spectacular Past: Popular History and the Novel in Nineteenth-Century France (2004).

Pour Entre-Temps, l'historien de la littérature française et directeur du Yale Program for the Study of Antismetism Maurice Samuels revient sur son parcours et sur ses derniers livres, dont l’un porte sur les rapports entre universalisme et identité juive en France aux XIXe et XXe siècles, et l’autre est une biographie d’Alfred Dreyfus, à paraître en 2024. Un entretien mené par Margot Renard.

Rachel chantant La Marseillaise, 1848. © BNF

Margot Renard : Vous êtes actuellement professeur en Études françaises à l’université de Yale aux États-Unis. Pourriez-vous présenter votre parcours et vos recherches ? 

Maurice Samuels : Je suis avant tout un spécialiste de la littérature française et j’ai fait mon doctorat en études françaises à l’université de Harvard, que j’ai soutenu en 2000, mais j’ai toujours été intéressé par l’intersection de la littérature et de l’histoire. Je me considère comme un tenant de l’histoire culturelle qui a fait de la littérature l’un de ses objets d’étude. Mon premier livre portait sur la représentation de l’histoire au XIXe siècle et sur la manière dont le roman réaliste offrait une critique de l’imagination spectaculaire de la représentation historique au cours de la période romantique. Je m’intéresse également à l’étude de l’histoire et de la littérature juives et à la culture de la modernité. J’essaie de comprendre comment les changements culturels, économiques et sociaux du XIXe siècle ont initié une nouvelle forme de subjectivité et un nouveau sens de compréhension du passé. Dans cette perspective, je me suis penché sur la manière dont les Juifs français du XIXe siècle ont vécu la modernité avec une intensité particulière, parce qu’ils étaient considérés au XVIIIe siècle comme le peuple le moins moderne d’Europe. Il y a eu toutes sortes d’études sur les raisons pour lesquelles les Juifs étaient si conservateurs à l’époque, notamment le célèbre concours d’essai organisé à Metz en 1787, qui questionnait les moyens de rendre les Juifs de France plus heureux et plus productifs 1. Puis la France est devenue le premier pays à accorder aux Juifs des droits civiques complets. Très rapidement, ils sont passés du statut de peuple le moins moderne à celui de peuple le plus moderne, et tout ce qu’il y avait de nouveau et d’effrayant dans la modernité a été projeté sur eux : du capitalisme au cosmopolitisme en passant par toutes les sortes de mobilité. Les romans réalistes que j’avais étudiés pour mon premier projet étaient également centrés sur les Juifs. Balzac a de nombreux personnages juifs, souvent des banquiers ou des prostituées. Je me suis ensuite intéressé à la manière dont les Juifs eux-mêmes représentaient leur propre expérience de la modernité, ce qui a conduit à mon deuxième livre, qui portait sur les premiers écrivains juifs en France. Désormais, je dirige le programme d’étude de l’antisémitisme à Yale, que nous avons créé en 2011, en partie en réponse à la montée de l’antisémitisme – qui n’a malheureusement fait qu’empirer.

L’universalisme et la différence

M. R. : Pourriez-vous détailler le sujet de votre dernier livre Le droit à la différence, dont la traduction française est parue en 2022 ? 

M. S. : Ce livre étudie la façon dont les Juifs ont été au centre des débats sur la différence des minorités depuis la Révolution – même si des débats existent auparavant, mais moins activement. Souvent, les Français ont utilisé les Juifs pour réfléchir au problème de l’universalisme et aux relations avec les minorités culturelles. J’ai néanmoins écrit une histoire non conventionnelle dans le sens où, même si le livre se déroule chronologiquement, je me penche sur des moments culturels et des textes spécifiques qui me semblent intéressants pour réfléchir au problème de la différence juive en France. Il s’agit d’une histoire faite par un spécialiste de la littérature et du discours. J’ai donc précisé dans l’introduction que je produisais une forme d’histoire non conventionnelle pour les historiens. Il me paraît important d’examiner différents types de textes pour réfléchir à ces questions, et les textes littéraires peuvent être des lieux où ces questions sont débattues, au même titre que les discours et les écrits politiques, les films, les œuvres philosophiques. Le premier chapitre du livre est centré sur les débats concernant l’octroi de la citoyenneté aux Juifs pendant la Révolution. On a souvent écrit que les architectes de l’émancipation juive, comme Clermont-Tonnerre, pensaient que les Juifs devaient renoncer à leur différence pour devenir des citoyens français. Mais en regardant de près ce que Clermont-Tonnerre a réellement dit, je montre qu’il articule en fait une forme très différente d’universalisme, qui permet l’expression de la différence juive. Ainsi, pour lui, l’État n’a rien à faire de ce qu’il appelle les « travers religieux des Juifs ». Il pense ici aux pratiques alimentaires kascher, à la question de savoir si les Juifs doivent se marier avec d’autres Juifs, à toutes ces choses que les réformateurs essayaient de changer chez eux. Pour Clermont-Tonnerre, ces pratiques n’ont rien à voir avec la décision d’accorder ou de dénier la citoyenneté française aux Juifs. Il s’agit donc d’un des moments fondateurs de l’universalisme français, qui était en fait très ouvert à la différence des minorités. 

Mon chapitre suivant porte sur la célèbre actrice Rachel Félix. J’ai en effet choisi plusieurs figures centrales pour articuler mon discours autour d’elles. Rachel Félix a permis de penser la question de la différence dans un contexte universaliste à l’époque romantique en France. Elle était la plus grande star de la fin des années 1830 jusqu’à sa mort dans les années 1850 ; celle qui fascinait tout le monde. Elle était célèbre pour avoir interprété les rôles des héroïnes tragiques de Racine et de Corneille. Une grande exposition lui a été consacrée il y a une quinzaine d’années au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris2. Je me suis donc penché sur le discours la concernant, notamment sur la question de savoir si les Juifs avaient le droit d’interpréter la tradition théâtrale néoclassique. Ces questions sont encore très actuelles en France, tout comme aux États-Unis. Certains, à l’époque, ont fait preuve d’un antisémitisme virulent à son égard : à leur sens une Juive comme elle ne pouvait pas comprendre les mots de Racine. C’est l’une des premières occurrences de ce type de discours antisémite en France, alors que l’historiographie le situe traditionnellement plus tard dans le siècle. Un critique de théâtre a même écrit : « Qu’on accroche un jambon au toit de la Comédie Française et personne n’y entrera ». D’autres défendent Rachel Félix en disant qu’elle a le droit de jouer ces rôles puisque n’importe qui peut les jouer, donc en faisant abstraction de sa différence. D’autres encore sont allés plus loin : pour eux elle avait un talent particulier pour ces rôles et pouvait comprendre la tradition néoclassique française parce qu’elle était juive. Pour moi, il s’agit là d’un moment très important dans l’articulation d’un type d’universalisme qui ne visait pas à effacer les différences entre les minorités, mais à les célébrer.

Jean-Léon Gerome (1824-1904), Rachel en costume de tragédie, 1859. © musée Carnavalet.

M. R. : Dans ce livre vous parvenez à des conclusions très liées aux enjeux politiques contemporains. Quel est votre positionnement par rapport à ces enjeux, en tant qu’historien ?

M. S. : Je pense que l’histoire est toujours politique, que tout ce que nous faisons est politique, en un sens. Il est préférable d’être explicite à ce sujet, et de réfléchir aux enjeux politiques de nos recherches. Je ne prends pas de positions explicites sur la plupart des questions contemporaines, mais je pense qu’il y a une charge politique inévitable dans ce que nous faisons en tant qu’historiens. Dans Le droit à la différence, j’aborde des questions contemporaines, probablement plus que dans mes autres ouvrages, et particulièrement pour l’édition française. J’ai terminé l’ouvrage (la version anglaise) juste après l’attentat contre Charlie Hebdo et cela a influencé la manière dont je l’ai rédigé. Mais je pensais aussi, à ce moment-là, aux débats sur la différence musulmane en France. C’est en partie pour cette raison que j’ai voulu me pencher sur les débats concernant les Juifs : je voulais historiciser certaines de ces questions, montrer qu’il y a en fait une longue tradition réflexive sur la différence dans le cadre républicain en France. Il me semble que l’histoire de la réflexion sur les Juifs en France offre un contexte utile pour comprendre les débats contemporains, puisqu’à mon sens il y a eu un glissement des Juifs vers les Musulmans.

M. R. : Vous développez également un chapitre sur Émile Zola, montrant que son approche de l’antisémitisme et des Juifs n’était pas sans préjugé. 

M. S. : Je ne veux pas minimiser son rôle dans l’affaire Dreyfus, il a été héroïque. Mais cela dit, avant l’affaire, il avait certaines idées antisémites. Prenez son roman L’argent (1891). Il s’agit d’un roman complexe qui exprime de nombreuses idées antisémites très stéréotypées sur les liens entre les Juifs et le capitalisme financier. Il met beaucoup de ces déclarations dans la bouche des personnages ; pas nécessairement du narrateur, mais si vous y regardez de plus près, le roman confirme ces idées. Il est clair que Zola subit une sorte de transformation en étant témoin du déferlement d’antisémitisme pendant l’affaire Dreyfus, en voyant le danger que cela représente pour la République. Il commence alors à défendre les Juifs. Mais même là, si vous y regardez de plus près, il dit que nous devons battre les Juifs à leur propre jeu, que nous devons les combattre avec leurs propres armes, devenir plus intelligents qu’eux en matière de finances, et ainsi de suite. Et même dans son dernier roman Vérité (1903), publié après sa mort, qui est une sorte de transposition des événements de l’affaire Dreyfus, alors qu’il pensait probablement écrire un roman très philosémite, à la fin, les Juifs disparaissent parce qu’il n’y a plus de différence entre les peuples. Pour moi, c’est un exemple du type d’universalisme qui est devenu dominant en France, qui accepte les Juifs (ou toute autre minorité) à condition qu’ils effacent leur différence. Mais j’essaie de faire valoir dans ce livre que ce n’est pas la seule tendance, qu’il y a eu d’autres articulations de l’universalisme qui autorisent la différence des minorités. En France, on ne connaît pas les romans Vérité ou Le Rêve, parce qu’ils ne sont pas très bons. Vérité est extrêmement long, et si vous ne connaissez pas l’affaire Dreyfus c’est un roman totalement inintéressant. Pourtant, il s’agit de son dernier roman, et cela, c’est très intéressant. J’ai des sentiments mitigés à l’égard de Zola. J’aime certains de ses romans, et j’aime enseigner ses romans, il est passionnant à enseigner. Mais je pense que je préférerai toujours lire Balzac ou Flaubert. Ils sont l’une des raisons pour lesquelles, en tant qu’Américain, j’étudie la littérature française, parce que je n’ai jamais été intéressé par la littérature américaine (ni vraiment par l’histoire américaine d’ailleurs). C’est probablement en partie parce qu’on nous enseigne une certaine version de la littérature américaine, souvent très instrumentalisée. Mais la littérature française était cette chose complètement différente que je pouvais découvrir et qui permettait des réponses plus créatives.

M. R. : Votre dernier chapitre est consacré à Jean-Paul Sartre. Pouvez-vous nous en parler ?

M. S. : Je considère qu’il répond à la forme d’universalisme de Zola, qui effaçait la différence. Sartre essayait de soutenir, dans Réflexion sur la question juive3, que les Juifs devaient affirmer ouvertement leur différence et qu’il était nécessaire que les non-Juifs acceptent les Juifs en tant que Juifs. Pour lui, c’était la seule solution au problème de l’antisémitisme. Je me concentre sur un passage où Sartre écrit sur les démocrates. Je pense que par démocrates, il entendait universalistes. On oublie fréquemment cette partie du texte, où il parle de l’universalisme de Zola qui accepte le Juif à condition qu’il efface sa différence. Et Sartre a une phrase formidable où il dit : « Entre ça et l’antisémite, le juif n’a qu’à choisir à quelle sauce il sera mangé ». Il essaie de plaider pour ce qu’il appelle « un libéralisme concret » qui accepterait la différence pour elle-même. Mais ensuite, dans les toutes dernières pages du livre, il dit : « Mais après la révolution communiste, il ne sera plus nécessaire pour les Juifs d’affirmer leur différence ». Il retourne donc sa veste pour revenir à une forme d’universalisme qui efface aussi la différence. Je pense que ce texte a néanmoins permis à toute une génération de Juifs en France de commencer à affirmer leur droit à la différence. Mais ces deux positions demeurent malgré tout, avec un pôle pluraliste et un pôle plus assimilationniste. 

L’Affaire Dreyfus dans sa dimension juive

M. R. : Pouvez-vous également nous parler du livre que vous rédigez actuellement et que vous publierez au printemps 2024 ?

M. S. : J’écris une biographie de Dreyfus pour une série de livres publiée par Yale University Press, intitulée « Jewish Lives ». Il s’agit de biographies relativement courtes sur des Juifs célèbres. On m’a demandé de rédiger celle sur Dreyfus, et je me suis d’abord demandé ce qu’il y avait de nouveau à dire sur lui. C’est vraiment l’un des sujets qui a été le plus étudié par des historiens français. Mais ce que j’ai découvert, c’est que même si tout le monde sait qu’il s’agit d’un officier juif qui a été condamné à tort pour trahison, la dimension spécifiquement juive de l’affaire n’a pas été tellement étudiée. Cela remonte en partie à l’époque de l’affaire elle-même, lorsque les défenseurs de Dreyfus ont essayé de l’universaliser, d’en faire une question de Vérité et de Justice avec un grand V et un grand J, plutôt qu’une question d’antisémitisme. C’est d’ailleurs ce que l’on constate aujourd’hui dans de nombreux ouvrages d’histoire qui minimisent ce rôle de l’antisémitisme. Il existe une tendance à ne pas s’attarder sur le rôle du judaïsme ou de l’identité juive chez Dreyfus lui-même. Il y a quelques exceptions, bien sûr, des chercheurs comme Pierre Birnbaum qui a écrit un très bon livre intitulé Le moment antisémite4. Dans cette lignée, une partie de mon travail consiste donc à étudier ce que signifiait le judaïsme pour Dreyfus, la place de la judéité dans sa vie et celle de l’antisémitisme dans l’affaire. Le troisième volet du livre porte sur le rôle que la vie de Dreyfus a joué pour les Juifs du monde entier. Je me suis penché sur la manière dont les journaux juifs ont couvert l’affaire à l’époque, en anglais, en français, en hébreux, en yiddish et en allemand. Ce que j’ai découvert, c’est que l’affaire a marqué un tournant pour les Juifs du monde entier et qu’elle a clarifié toutes les idéologies politiques concurrentes, car les Juifs avaient des réponses différentes à la « question juive ». Pour le sionisme, elle a ainsi joué un rôle central dans la naissance du mouvement. À l’inverse, pour les intégrationnistes, ou ceux qui pensaient que les Juifs devaient être des citoyens loyaux envers leur pays de naissance, l’affaire a été tout à fait cruciale pour l’évolution de leur idéologie ; et il en va de même pour le troisième type, les socialistes révolutionnaires. 

« Le traître : dégradation d’Alfred Dreyfus », Le Petit Journal, supplément illustré, 13 janvier 1895, illustration de Henri Meyer. © mahJ / Niels Forg

M. R. : Et quelle était la relation de Dreyfus avec sa propre judéité ? 

M. S. : Les études tendent à dire qu’il était un juif assimilé, parce qu’il était dans l’armée. Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme5, affirme que Dreyfus était typique d’un certain type de Juif assimilé, et elle l’accuse même d’être antisémite. Bien sûr, elle écrit cela peu après la Seconde Guerre mondiale, et elle reproche presque aux juifs européens assimilés d’avoir été trop assimilés, et donc de ne pas s’être préparés à faire face à l’Holocauste. Mais ce que j’essaie de montrer, c’est que ce n’était pas du tout le cas. J’utilise d’ailleurs le terme « intégré » au lieu du terme « assimilé ». Dreyfus était un juif intégré plus qu’assimilé. La différence est que l’assimilation implique un renoncement au judaïsme afin de rejoindre la culture dominante, alors qu’il faisait souscrivait à une idéologie franco-juive. Il pensait que le judaïsme, la judéité et la francité pouvaient aller de pair, et que la France était le meilleur endroit pour être Juif, parce qu’elle avait été le premier pays à accorder aux Juifs des droits civiques complets. Pour lui, il n’y avait donc aucune contradiction à être un patriote français dévoué. En fait, et Pierre Birnbaum l’a déjà montré, il y avait environ 300 officiers juifs dans l’armée française à l’époque de l’affaire Dreyfus, et il y avait des centaines de généraux juifs sous la Troisième République.

M. R. : Cela n’avait jamais posé de problème ? 

M. S. : Non, en fait l’armée était plutôt ouverte aux Juifs jusqu’au début des années 1890, à partir desquelles Édouard Drumont a commencé à publier un journal antisémite, La Libre Parole, qui attaquait spécifiquement les Juifs dans l’armée. On est juste avant l’affaire Dreyfus. C’est l’une des raisons qui, comme nous le disons en anglais, « primed the pump », a amorcé le mouvement. Il a préparé les gens à soupçonner qu’un officier juif puisse être enclin à la trahison. Dreyfus n’était pas religieux, c’était un rationaliste, un homme de science. Mais sa femme était plus pratiquante, et ils évoluaient dans un milieu très juif, ils n’avaient donc pas renoncé à leur judaïsme. Ils ont été mariés par le Grand Rabbin de France. Leurs deux enfants ont épousé d’autres Juifs. J’ai fait des recherches au Musée juif de Paris, qui possède une merveilleuse collection de documents liés à l’affaire Dreyfus, dont beaucoup ont été donnés par la famille, y compris un grand nombre d’objets religieux juifs. La famille accordait donc de l’importance à une certaine forme d’affiliation à la religion et à la tradition juives. La plupart des études sur Dreyfus n’abordent pas vraiment cette question, et c’est compréhensible d’une certaine manière, car si vous lisez les écrits personnels de Dreyfus, il mentionne rarement, voire jamais, le judaïsme. Cela s’explique en partie par son caractère très secret, et parce qu’il savait que tout ce qu’il écrivait serait lu. Mais c’est typique, je pense, du franco-judaïsme, dans lequel le judaïsme joue un rôle important mais très discret et privé.

Cultures visuelles & Juifs de France

M. R. : Envisagez-vous également d’étudier les images produites sur ces sujets ? 

M. S. : Pour mon premier livre, je l’ai fait, mais moins pour les autres. Il y a d’autres chercheurs qui ont travaillé sur les images des Juifs, concernant Rachel Félix, par exemple, et sur les caricatures. Je parle un peu dans le livre sur Dreyfus des caricatures antisémites. Évidemment, l’affaire a donné lieu à toute une culture visuelle importante. Il y a eu une célèbre exposition au Jewish Museum de New York en 1987, intitulée The Dreyfus Affair. Art, Truth and Justice, qui s’est penchée sur le rôle des artistes6. Le sujet a été bien traité, je pense.

M. R. : Mais vous étudiez également le cinéma dans Le droit à la différence, pourquoi ce choix ? 

M. S. : Je m’intéresse beaucoup au cinéma, à ce qui est dit à travers le langage visuel et qui ne figure pas nécessairement dans le scénario des films. Il est plus difficile de contrôler le sens des images, quelque part, que celui du texte. Je donne l’exemple de l’acteur Marcel Dalio, qui joue le personnage juif dans La Grande Illusion. Il était considéré comme très juif en France. Ironiquement, il a eu une tout autre carrière plus tard à Hollywood, où il n’était qu’un Français typique, alors même qu’en France il était perçu comme n’étant pas Français. Dans le dernier film de Renoir, La Règle du Jeu, il jouait un marquis, mais il a fallu qu’il soit en partie juif parce qu’il était perçu comme tel dans l’opinion. Dalio raconte dans son autobiographie que les nazis, pendant l’Occupation, ont utilisé son visage pour produire une affiche indiquant comment reconnaître un Juif. Il représentait l’archétype du Juif, et c’était en partie à cause du rôle qu’il avait joué dans La Grande Illusion. J’essaie donc de montrer que ce film est un autre exemple d’une forme plus ouverte d’universalisme, où le personnage juif joué par Dalio est accepté malgré ses stéréotypes et son identité « juive ». En un sens, c’est un film très philosémite. Mais c’est aussi en partie pour cette raison que les traits de son visage ont été utilisés pour l’affiche nazie. Il illustre bien la façon dont les images et leurs usages ne peuvent pas toujours être contrôlés.


  1. Le Concours de Metz de 1787-1788 a été lancé par la Société royale des sciences et des arts et posait la question : « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus heureux et plus utiles en France ? ». Le sujet était d’une grande actualité et suscita neuf réponses (dont une de l’abbé Grégoire) : la plupart prônaient l’ouverture et l’intégration. ↩︎
  2. Exposition Rachel, une vie pour le théâtre (1821-1858) au musée d’Art et d’histoire du judaïsme à Paris, du 3 mars au 31 mai 2004. Le commissariat de l’exposition était assuré par Judith Wechsler et Anne Hélène Hoog, assistées de Pascal Concordia. ↩︎
  3. Jean-Paul Sartre, Réflexion sur la question juive, Paris, Gallimard, 1946 ↩︎
  4. Pierre Birnbaum, Le moment antisémite. Un tour de la France en 1898 [1998], Paris, Fayard, 2015. ↩︎
  5. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Le Seuil, 1972. La première édition paraît aux États-Unis en 1951. ↩︎
  6. Norman L. Kleeblatt, The Dreyfus Affair, Art, Truth and Justice, cat. expo., New York, Jewish Museum, Los Angeles, University of California Press, 1987. ↩︎
Publié le 23 janvier 2024
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