Itinérances archivistiques : entretien avec Anne-Laure Fabre
Anne-Laure Fabre est archiviste itinérante dans le Bas-Rhin : pour Entre-Temps, elle revient le temps d'un entretien sur ce métier méconnu, loin des représentations classiques de l'archiviste attaché·e à un fond d'archives. De Wissembourg à Brumath se déploie une activité polyvalente et mobile, qui met son expertise de classification et de conservation au service des collectivités du département.
Entre-Temps : Vous êtes « archiviste itinérante ». L’alliance de ces termes n’allant pas de soi, en quoi consiste votre travail ?
Anne-Laure Fabre : Mon travail reste fondamentalement celui d’une archiviste. Je traite des fonds d’archives, que je classe, trie et conserve. Mais, contrairement à mes collègues qui travaillent dans des centres d’archives dédiés à l’échelle d’un département ou d’une commune, c’est l’ensemble du Bas-Rhin qui est mon terrain d’intervention. Concrètement, je me rends dans différentes communes et j’aide et assiste les agents des collectivités territoriales, de manière ponctuelle, dans la gestion de leurs archives. Notre champ d’expertise s’étend des archives du XIXe siècle, en langue allemande et dans l’écriture dite de la Sütterlinschrift (une écriture cursive introduite en Prusse au début du XXe siècle, héritée de l’écriture gothique), aux documents électroniques.
E-T : Comment êtes-vous arrivée à ce métier ?
A.-L. F : Toutes ces compétences, je les ai acquises au fil de ma formation en master Archives à l’Université de Haute-Alsace de Mulhouse. Après mes études, j’ai passé huit mois aux archives de l’Eurométropole de Strasbourg, avant de devenir archiviste itinérante au Centre de Gestion de la Fonction Publique territoriale. Cette opportunité m’a été offerte en 2014, grâce aux élections municipales : la structure cherchait deux personnes pour effectuer les récolements post-électoraux. Cet état des lieux des archives communales est normalement obligatoire après chaque élection, puisque l’ancien maire transmet au nouveau la responsabilité civile et pénale des archives. Concrètement, on établit un état sommaire des archives, on relève par exemple le nombre de registres de délibérations et leur état de conservation. De même pour les registres d’état civil. On formule des propositions pour que le local dédié aux archives réponde au mieux aux normes de conservation. Cet exercice, obligatoire pour les communes, m’a permis de commencer cette carrière d’archiviste itinérante, que j’exerce depuis sept ans maintenant.
E-T : Pourriez-vous nous expliquer un peu plus concrètement ce que sont vos missions sur le terrain ?
A.-L. F : Les communes et EPCI (Établissement public de coopération intercommunale) n’ont pas forcément besoin d’un archiviste à temps plein, mais présentent tout de même des besoins importants en matière d’archivage. Elles peuvent réaliser ce travail en interne, mais c’est très chronophage et cela demande des connaissances spécifiques, notamment en matière d’élimination de documents. En effet, les collectivités font généralement appel à nous pour « faire de la place ». Tous les documents n’ont pas vocation à être conservés, encore faut-il savoir lesquels détruire : notre connaissance de la réglementation en la matière les rassure. Surtout on réduit cette masse souvent poussiéreuse et quelque peu effrayante pour les collectivités, pour ne retenir que les documents ayant un intérêt historique, administratif ou juridique. Grâce à ces missions, on pèse sur les représentations que les personnes ont de l’archive mais également de l’archiviste. Par notre présence, les discussions autour d’un café et des temps de formation, nous sensibilisons les agents : tout document qu’ils créent ou reçoivent dans leur activité de service public est une archive publique. Ce n’est pas donc pas juste « du vieux papier » comme nous l’entendons souvent. Et les archivistes ne sont pas uniquement des personnes versées en sciences historiques : à force de traiter les dossiers des communes, on connaît parfaitement la culture territoriale et les procédures de travail des collectivités en général. Cette compétence est d’ailleurs reconnue par les communes où nous intervenons. Dès lors, elles perçoivent moins l’archiviste que le « gestionnaire de l’information » : elles nous sollicitent sur la rédaction des arrêtés municipaux, le classement des contrats et conventions en cours (et leur suivi), la tenue réglementaire d’un dossier individuel de personnel …
E-T : En plus de l’itinérance, votre métier à une temporalité propre, et finalement très différente selon les communes. Quelle est la durée moyenne de vos missions ?
A.-L. F : La mission la plus courte est celle du récolement post-électoral, sur une journée. La mission la plus longue peut atteindre cent, deux-cents jours. Nous gérons donc plusieurs communes en même temps : en ce moment par exemple, je m’occupe d’une dizaine de collectivités. Pour certaines, je me rends sur place une fois par semaine, et ce durant plusieurs années, et cette situation peut durer dix ou vingt ans. Malgré cela, une des spécificités du métier d’archiviste itinérant réside dans le fait qu’il existe une fin à nos missions. Alors que les archivistes dans les services constitués peuvent passer une bonne partie de leur carrière sur un même fonds, nous en abordons une multitude. Nous avons la satisfaction de pouvoir établir clairement que le traitement du fonds d’archives pour lequel nous avions été appelés est désormais terminé et passer à une autre mission, dans une autre commune. Les mairies font appel à nous selon le nombre de jours fixés : avant toute intervention de notre service, nous estimons le temps nécessaire pour le traitement des archives et nous devons nous y tenir. Dès lors, nous hiérarchisons les priorités. Ainsi, il y a des choses que l’on met un peu de côté, certaines que l’on traite plus en profondeur, d’autres que l’on va survoler. Nous ne pouvons pas prendre le temps de lire chaque document. On porte plus notre attention sur ce qui va être intéressant d’un point de vue administratif, juridique, sur ce qui est utile pour les services, comme les contrats, les documents liés à la gestion du personnel…
E-T : On imagine que la question de l’archivage électronique est aujourd’hui centrale. Les mairies y sont-elles sensibles et votre métier a-t-il évolué en ce sens ?
A.-L. F : Notre offre d’intervention dans les communes s’est beaucoup développée depuis deux ou trois ans sur cette problématique. On ne procède pas à l’archivage électronique stricto sensu, parce qu’il nécessite un logiciel spécifique. Ce que l’on essaie déjà de faire sur le terrain, c’est de s’assurer que les documents électroniques présents sont bien classés. Si les dossiers papiers sont mal classés dans les bureaux, c’est généralement pire en version électronique. On procède de plus en plus à la refonte d’arborescences informatiques en réorganisant le serveur, par services plutôt que par agents. On trie aussi, comme pour le papier. Les agents n’ont pas ce réflexe, car ils considèrent généralement qu’ils disposent d’assez de place. Or les serveurs sont rapidement saturés. En fait, notre travail dans ce domaine relève vraiment de l’accompagnement au changement et de la pédagogie. Nos collectivités s’engouffrent dans la voie du tout numérique, et nous ne sommes pas opposés à cela, mais il faut prendre le temps d’y réfléchir, de rappeler ce qui est réglementaire ou non, et d’avoir une vision portée sur le long terme. Par exemple, nous avons souvent affaire au discours suivant : « je vais numériser toutes les archives, tout mettre sur le cloud et ainsi, on pourra jeter le papier ». Par des fiches pratiques présentes sur le site du Centre de gestion, par des temps de formation, nous rappelons alors le principe d’obligation de conserver l’original, que la destruction d’archives numérisées ne s’effectue que selon une procédure bien définie, etc … Notre métier évolue et nous pousse à être toujours plus aux côtés des services, à l’écoute de leurs besoins actuels et en prévoyant ceux à venir.
E-T : Est-ce qu’il arrive que vous sortiez un peu de ce cadre pour endosser d’autres fonctions, auprès des agents ou dans la mise en place de projets ?
A.-L. F : Oui. On propose par exemple aux communes une formation « traitement des archives », sur deux jours. On explique les bases du classement, le conditionnement des dossiers, le tri et la procédure d’élimination réglementaire. Nous ne mettons pas souvent en place ces initiations, car les agents n’ont pas le temps de traiter eux-mêmes leurs archives mais, par exemple à Wissembourg, j’ai été amenée à former la nouvelle archiviste de la ville. Cette commune est d’ailleurs très particulière pour notre service car nous avons participé à la création d’un service d’archives. Il s’agit d’un projet assez exceptionnel.
Avant notre intervention, un professeur passionné d’histoire, Bernard Weigel, s’occupait déjà des archives historiques. Sur son temps libre, il avait réalisé un premier classement, utile mais non réglementaire. En 2003, notre service a été appelé par la commune pour s’occuper des archives contemporaines logées dans les bureaux ou dans les greniers, et pour encadrer la reprise du classement des archives historiques par Bernard Weigel. Dix ans plus tard, la place est venue à manquer. Dès lors est née l’idée de transformer la synagogue de la ville, abandonnée, en un bâtiment d’archives et de réserve muséale. Le projet a été maturé par mon ancienne cheffe de service, Carine Vogler, qui a suivi le lancement des travaux. Puis, en 2017, j’ai pris le relais du suivi de ce projet. La synagogue ne pouvant pas servir de lieu de stockage, elle a été transformée en salle de lecture. Une annexe a été construite et dédiée à la conservation. Mon rôle consistait à suivre la fin de la construction de ce bâtiment, à vérifier les équipements des magasins d’archives et de la salle de lecture et, surtout, à veiller au déménagement des archives, dispersées un peu partout dans la commune, vers ce seul lieu. Enfin, nous avons pu monter le service grâce à la formation de la nouvelle archiviste et nous avons veillé à le rendre opérationnel : aménager la salle de lecture, réglementer l’accueil des lecteurs et la communication des documents, réaliser les inventaires.
Nous avions conçu les magasins en laissant de la place pour les dix prochaines années. Finalement, du côté des archives historiques, grâce aux dons et à la bibliothèque historique, nous avons déjà rempli quasiment tout l’espace dédié, soit plus de 200 mètres linéaires (le fonds d’archives faisant en tout 750 mètres linéaires). La salle de lecture est souvent remplie, et l’archiviste de la Ville accueille aussi des scolaires pour des ateliers.
E-T : Pour ce projet, vous mentionnez l’accueil de lecteurs. Dans votre travail, il y a donc des missions de valorisation de la recherche ?
A.-L. F : En tant qu’archiviste itinérante, la valorisation des archives n’est pas une question centrale. Nous participons plutôt à la valorisation du patrimoine et de l’histoire locale sur demande des équipes communales, par le biais d’expositions ou lors des Journées du Patrimoine. Ainsi, à Brumath, la mairie a voulu marquer les cinq ans de la rénovation de la cour du château, par le biais notamment d’une exposition. Nous avons alors cherché et fourni des documents (des plans des XVIIe-XVIIIe siècles, mais aussi des photographies plus récentes) et nous avons aidé le service culturel à l’organisation de l’exposition et à son montage. Pour la même commune, j’ai proposé de communiquer autour de l’« archive du mois », c’est-à-dire de rédiger un article qui met en valeur un document conservé dans les archives communales et qui est publié en ligne. Les gens y ont pris goût et les articles sont repris dans le bulletin communal. La valorisation de certains documents instaure une interactivité particulière avec le public. Nous avons publié une archive du mois sur une photographie de la musique municipale de Brumath prise lors de sa création en 1967 : beaucoup de souvenirs ont ressurgi chez certains membres déjà présents à ce moment et encore actifs aujourd’hui. Ils sont venus aux archives, les ont partagés avec moi et nous sommes en train de réfléchir à la mise en œuvre d’une collecte d’archives orales pour conserver à long terme ces précieux souvenirs.
E-T : Peu de chercheurs et des chercheuses connaissent vos services, alors que vous devez être au contact de fonds d’archives inexploités et que vous avez une réelle connaissance à l’échelle des départements. Êtes-vous en lien avec eux ?
A.-L. F : Certains services d’archives itinérants font des efforts de communication. Ainsi, dans d’autres départements, des cartes répertoriant les communes disposant d’un inventaire de leurs archives ont été réalisées. Les historiens locaux et les chercheurs de l’université de Strasbourg ne sont pas forcément au courant qu’il existe un service itinérant qui traite les archives à travers le département. Ces derniers temps, nous avons eu la surprise d’être contactés par des étudiants en archives ou en histoire, pour des recherches sur la Seconde Guerre mondiale ou sur l’urbanisme local. C’est un effet du confinement de l’automne dernier, car les étudiants ne pouvaient pas forcément se déplacer et les services d’archives un peu plus conséquents mettaient en place des procédures de communication plus strictes. Je pense que l’un des objectifs qui pourrait être le nôtre serait d’accentuer progressivement cet effort de communication en direction des chercheurs. Les archives contemporaines que nous traitons sont utiles au bon fonctionnement des services de nos collectivités. Mais il est rare que les archives historiques, que nous avons retrouvées au fin fond du grenier ou de la cave, oubliées par tous, soient consultées. Pourtant, nous les inventorions, nous les conditionnons et, par ce travail, nous découvrons souvent des petits trésors pour tout passionné d’histoire. En tout cas, je pense que les historiennes et historiens qui souhaitent faire des études locales ou des comparaisons entre villages ou villes, ne devraient pas hésiter à contacter les archivistes itinérants des départements qu’ils étudient, quand de tels services existent, ce qui n’est pas le cas de tous les départements En tant qu’itinérants, nous avons en effet une bonne connaissance des fonds traités à travers le département, et comme tout archiviste, nous sommes attachés à ce que ces documents soient utiles et consultés par le plus grand nombre.
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Entretien mené par Florie Varitille et Benjamin Vavon