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De la mémoire à la terre: entretien avec Gisela Restrepo

Le premier long métrage documentaire de Gisela Restrepo raconte à la première personne l’enquête de la réalisatrice qui cherche à trouver le lieu dans lequel sa tante, membre du Movimiento 19 de Abril (M-19), a été enterrée. De la France, pays d’exil de ses parents, jusqu’en Colombie, elle va reconstituer le puzzle d’une histoire familiale marquée par le conflit armé, qui entre en résonance avec la mémoire collective du pays tout entier. Ce film, "Sous le silence et la terre" (2021) aborde des questions relatives aux liens entre histoire et mémoire, archives et témoignages, souvenirs et oubli. C'est le sujet de cet entretien, pour Entre-Temps, avec Rémy Besson.

Rémy Besson : Pouvez-vous nous présenter, de manière succincte, le sujet qui est au cœur de votre film, soit tout à la fois quelle est l’histoire singulière de votre famille et comment elle résonne avec l’histoire de la Colombie de ces quarante dernières années?

Gisela Restrepo : Le sujet au coeur du film est la recherche du corps de ma tante, dont le corps a été enterré dans une fosse commune près d’un village éloigné de la région du Chocó en 1981. Mais pour la chercher, j’ai dû remonter aux sources de mon histoire familiale intimement liée au conflit armé colombien qui dure depuis 70 ans. En effet, je suis fille d’anciens militants révolutionnaires, guérilléros, qui ont choisi durant leur jeunesse, le chemin de la lutte armée. Ainsi, mes parents, mais aussi ma tante et mon oncle se sont engagés dans le M-19 (Mouvement du 19 avril), une guérilla urbaine qui a vu le jour en 1974 et a déposé les armes en 1991.

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Capture d’écran de « Sous le silence et la terre ». Crédits: Gisela Restrepo

Du moment où mes parents se sont exilés, après l’assassinat de mon oncle en 1982, jusqu’en 2015 personne de ma famille n’avait osé faire les démarches pour retrouver ma tante. La Colombie était toujours en conflit armé, notamment avec les FARC, une autre guérilla toujours active, mais aussi avec le ELN (Armée de libération nationale). Bien que l’histoire révolutionnaire de ma famille avait pris fin en 1982, celle-ci restait attachée au conflit encore présent du fait que ma tante avait été une guérilléra et donc une ennemie du gouvernement colombien. Il était impossible, voire dangereux, de la chercher et poser des questions.

Mais en 2015, 35 ans après la disparition forcée de ma tante, les FARC entament un processus de paix avec le gouvernement colombien. Dans cet accord, sont reconnus comme victimes de disparition forcée, les guérilléros morts au combat et dont les corps n’ont jamais été retourné à leur famille. Le gouvernement colombien s’engage donc a aider les familles des guérilléros dans la recherche de leurs proches. Nous décidons donc mon père et moi, d’entamer des recherches pour savoir où a été enterrée ma tante et récupérer ses restes.

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Capture d’écran de « Sous le silence et la terre ». Crédits: Gisela Restrepo

RB :Pouvez-vous à présent, nous parler de la forme prise par le film? En effet, vous utilisez tour à tour des images d’archives (tout à la fois des films de famille, un enregistrement sonore, des photographies, des coupures de presse), des entretiens avec des acteurs de l’histoire et des images tournées sur les lieux des événements passés. Vous prenez ainsi vos distances avec un format plus classique du film documentaire engagé et/ou avec un récit historique qui passerait par l’usage d’une voix off. Pouvez-vous nous expliquer vos choix narratifs et de « matériau » et comment s’est construit le film tout au long des six années que sa réalisation a duré?

GR : Tout au long de mon enfance, adolescence et jusqu’à l’âge adulte l’histoire de ma famille m’avait été transmise à travers les récits et les archives que mes parents avaient gardés de leur militance. Alors pour moi c’était une histoire intime faite de souvenirs et d’anecdotes personnelles. Mais pour comprendre cette histoire, ses origines, je n’avais d’autre choix que de me plonger dans une histoire beaucoup plus grande que celle de ma famille. L’histoire d’un pays, d’un mouvement révolutionnaire et d’un conflit armé. Alors sans pour autant faire un film historique j’ai voulu montrer les liens entre le personnel et le collectif. C’était aussi une manière de rendre à des histoires familiales longtemps silencieuses et effacées des livres d’histoire, leur statut d’histoire officielle, et revendiquer leur place dans un récit autrement écrit par les vainqueurs, c’est-à-dire le gouvernement.

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Capture d’écran de « Sous le silence et la terre ». Crédits: Gisela Restrepo

La manière que j’avais de le faire était de mettre les archives de mes parents, leurs récits et ceux de leurs camarades en résonance avec des archives dites « officielles » comme les coupures de journaux et en résonance avec les lieux où se sont passés certains évènements comme le quartier où ma tante faisait du travail social. De la même manière j’ai pensé le film comme une quête à différents niveaux (identitaire, politique, mémorielle) qui prend la forme d’un voyage à l’intérieur de l’histoire et de nous-mêmes, fait d’aller-retour entre la France et la Colombie. Il était donc important que chaque lieu puisse s’identifier avec un matériel d’archive qui nous ramène à l’histoire personnelle et collective, à l’engagement politique, et à la mémoire.

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Capture d’écran de « Sous le silence et la terre ». Crédits: Gisela Restrepo

Le déplacement année après année entre les deux pays est ce qui a construit le film et lui a donné son rythme de production. Les premières années, de 2015 à 2018, je me suis concentrée à documenter uniquement les étapes du processus de recherche de ma tante, c’est-à-dire aller chercher sa carte d’identité, aller aux archives de presse pour trouver de l’information, prendre contact avec les survivants et ainsi de suite. En 2018 lorsque je trouve enfin du financement c’est là que je peux tourner toutes les scènes autour de notre enquête comme les conversations avec ma grand-mère, les scènes et les entrevues avec mes parents et les amis de ma tante. En 2019, le film était presque fini, il ne manquait plus que l’excavation qui heureusement s’est déroulée seulement un an plus tard juste avant que la pandémie ferme toutes les frontières.

RB : Pour les historien.es, une chose particulièrement intéressante dans votre film, c’est la façon dont vous avez réussi à articuler le récit de votre enquête à la première personne sur l’histoire de la famille et une recherche qui touche à des enjeux sociétaux beaucoup plus larges. Comment avez-vous pensé à ces jeux d’échelle entre micro et macro?

GR : Pour articuler ces enjeux, je me suis d’abord fabriqué une chronologie des évènements, sur laquelle j’ai placé deux sources: l’histoire récente du processus de paix et notre enquête. En les chevauchant, j’ai réussi à voir où les évènements se croisaient, quels impacts ils avaient sur notre enquête et comment je pouvais les faire dialoguer. Par exemple, à notre première visite au défenseur de droits humains qui a accompagné notre cas, Pablo Cala, c’était le début du processus de paix et pour illustrer ce contexte j’ai placé une séquence juste avant où mon père regarde une publicité sur la réconciliation. Lorsque nous allons visiter ma grand-mère en 2019, il y avait des manifestations pour alerter le gouvernement sur les assassinats de leaders sociaux et l’augmentation de la violence. Je suis donc allée filmer une de ces manifestations et j’ai aussi profité d’un soir où ma grand-mère regardait la télévision pour montrer ces manifestations et ainsi partout où je voyais la possibilité de ramener ces enjeux sociétaux et que j’avais le matériel pour l’illustrer, je le faisais. Pour ce qui est des enjeux mémoriaux, j’ai pensé à certains lieux comme le centre Mémoire et Réconcilation de Bogota et certains contextes comme l’exposition du photographe Jesus Abad Colorado sur le conflit armé colombien ou encore une cérémonie à la mémoire d’une personne dont le corps avait été retrouvé. La figure de Pablo Cala, m’a aussi permis de faire le pont, car il représente le macro, dans la recherche des disparus, mais aussi dans la situation politique que vit la Colombie en tant qu’acteur engagé en danger.

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Capture d’écran de « Sous le silence et la terre ». Crédits: Gisela Restrepo

RB : Une autre chose qui a retenu mon attention, c’est la manière dont en abordant des enjeux mémoriels vous en venez à soulever des questions actuelles en Colombie. Dans le film, le spectateur ou la spectatrice voit qu’il est toujours impossible d’obtenir des réponses de la part de l’armée; que certains lieux sont très difficiles à atteindre; que certaines populations afrodescendantes vivent en marge de l’état de droit et que des conflits armés perdurent dans certaines zones du pays. Par le prisme de la mémoire familiale, ce sont aussi ces enjeux au présent qui vous intéressent?

GR : Oui, car ce sont des situations qui illustrent les obstacles qui persistent malgré un accord de paix signé en 2016 et célébré à l’international. Mais la réalité est que le conflit armé n’est pas terminé et que la paix ne passe pas simplement par l’arrêt de la guerre, mais par d’autres actions par exemple la participation de l’armée pour résoudre des cas de disparitions forcées, ce qui n’a pas été le cas pour nous. D’un autre côté la violence continue d’être perpétrée par la guerre pour le contrôle du territoire entre paramilitaires (groupuscules d’extrême droite actifs sous les sigles des AUC, Clan du Golf pour ne citer qu’eux) et guérilla du ELN ou de la dissidence des FARC. À cela s’ajoute la guerre entre la guérilla et le gouvernement, ce dernier justifiant ainsi la violence politique et sociale de l’armée et des paramilitaires contre les leaders communautaires et sociaux qui eux-mêmes luttent contre les grandes compagnies minières qui pillent les ressources, font appel aux paramilitaires pour semer la terreur au sein des populations civiles et les déplacent de leur territoire. Sans pour autant rentrer complètement dans ce conflit complexe, je voulais à travers le film montrer cette persistance du conflit pour aussi dénoncer cette image de la Colombie vue de l’extérieur, où tout va bien.

RB : Enfin, la dernière partie du film aborde la question de la fouille du lieu d’une potentielle fosse commune où pourrait se trouver les restes du corps de votre tante et d’autres combattant.es du M-19 par une équipe de scientifiques et de chercheurs en sciences humaines. D’un point de vue visuel, ces scènes sont particulièrement fortes, car la manière dont vous fouillez différentes strates mémorielles devient un acte physique qui correspond au fait de creuser à même la terre. Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont vous avez filmé ces séquences et les difficultés que vous avez rencontrées?

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Capture d’écran de « Sous le silence et la terre ». Crédits: Gisela Restrepo

GR: Je dois préciser que ces images ne sont pas les miennes et que je n’ai eu aucun contrôle sur ce qui a été documenté. Lorsque la prospection se préparait, quelques mois auparavant, j’ai été prévenu par l’équipe qui allait se rendre sur les lieux que je ne pourrais pas amener quelqu’un pour filmer ni filmer moi-même. Seule l’équipe d’anthropologues appartenant à l’unité de recherche de personnes disparues (UBPD) serait autorisée à filmer. Ils étaient responsables de l’excavation et prenaient les décisions.

La raison qu’ils me donnaient était la sécurité des habitants du village. J’ai plusieurs fois insisté et tenté de leur expliquer ma démarche et mon engagement à respecter les protocoles de sécurité (ne pas filmer les visages, ne pas enregistrer les voix, ou indiquer l’endroit exact de la fosse), mais ils n’ont pas voulu. À ma demande, ils m’ont autorisé à faire des croquis et dessins. Avant de rentrer sur le territoire ils m’ont fait signer un contrat qui stipulait que je n’avais pas le droit de documenter.

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Capture d’écran de « Sous le silence et la terre ». Crédits: Gisela Restrepo

Toutefois il est arrivé que la photographe me permette de faire quelques images et j’ai principalement pris du paysage, car en observant la personne chargée de filmer, j’ai remarqué qu’elle se concentrait sur l’excavation. Je n’ai pas plus participé à cette documentation et je me suis dédiée au dessin autant que je pouvais. C’était le seul moyen que j’avais de garder une trace des évènements. Par la suite, les images m’ont été partagées, mais seules celles autorisées par l’équipe de communication de l’équipe de l’Unité de recherche ont pu être intégrées. Le son a été pour la plupart effacé et récréé en studio. Ce fut la plus grande difficulté que j’ai rencontrée et cette situation montre encore une fois que les peurs persistent au sein de la population et des institutions comme l’Unité de Recherche. Peurs de représailles, peur d’être exposé, peur d’être critiqué, d’être stigmatisé ou ciblé, en Colombie les raisons qui nous font encore garder le silence sont nombreuses.

 

Sous le silence et la terre a été présenté par la réalisatrice dans le cadre d’une séance du cycle « Un film, une histoire » (IHTP/CNRS) en mars 2022.

Pour en savoir plus sur Gisela Restrepo et son travail, voici le lien vers son compte Viméo.

Publié le 6 juin 2022
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