Faire un film d'un travail de recherche académique : entretien avec Moira Cristiá
Chercheuse en histoire de l'Argentine contemporaine, Moira Cristiá a accepté, à l'occasion de la Nuit des Idées 2021, de présenter ses recherches sur l'"Association Internationale de Défense des Artistes victimes de la répression dans le monde" (AIDA), sous la forme d'un récit audiovisuel. Le livre qu'elle avait consacré à la question était sur le point de paraître et s'est alors posée la question des modalités de la transposition, par le documentaire, de son travail académique. C'est le sujet de cet entretien, pour Entre-Temps, avec Rémy Besson.
Rémy Besson: Pouvez-vous nous présenter de manière succincte ce qu’est l’AIDA? Et l’axe principal de votre récent ouvrage qui porte sur ce sujet?
Moira Cristiá : L’Association Internationale de Défense des Artistes victimes de la répression dans le monde (AIDA) a été créée en 1979 dans le but de défendre des artistes censurés ou emprisonnés partout dans le monde. Sa méthode était d’attirer l’attention de l’opinion publique internationale de manière créative, en employant des outils artistiques pour rendre visible le drame d’un artiste, sensibiliser sur la répression politique dans son pays et provoquer la pression internationale pour sa libération. En signalant que les artistes étaient juste « le pic de l’iceberg »[1], les fondateurs de l’association appelaient à combattre tous les types d’abus du pouvoir qui avaient lieu aussi bien à Moscou qu’à Buenos Aires, Pékin ou Pretoria, soit aussi bien dans des pays communistes que capitalistes, se démarquant de la logique de la Guerre froide. Pour cela, ils invitaient « tous les artistes du monde » à les rejoindre dans leur lutte contre la répression des créateurs[2].
AIDA est née en étroit lien avec la situation politique du Cône Sud. En effet, c’est à la suite d’un premier voyage de la metteuse en scène Ariane Mnouchkine et du réalisateur Claude Lelouch à Santiago du Chili, Montevideo et Buenos Aires (toutes les trois villes capitales des pays sous dictatures) qu’ils ont pris la décision de fonder une association. Le retour de la démocratie dans cette région coïncide également avec le déclin de cette organisation transnationale, même si certaines de ses sections ont continué à fonctionner. Mon livre AIDA. Una historia de solidaridad artística transnacional (1979-1985) s’interroge sur les raisons du fort engagement des artistes de l’Europe occidentale et des États Unis avec des drames éloignés aussi bien géographiquement que culturellement, et démontre que c’était en grande partie grâce à des « ponts sensibles » qui se sont activés en liant leur passé traumatique toujours « chaud » – ses dernières catastrophes pour reprendre l’expression d’Henry Rousso – avec le présent qu’on souffrait dans d’autres régions du monde.
RB: Pouvez-vous nous expliquer dans quel contexte vous avez été amenée à concevoir le documentaire La Resistencia cultural en dictadura?
MC: Le projet a commencé à partir de l’invitation du directeur du Centre Franco-Argentin des Hautes Études, Christophe Giudicelli –lui aussi historien–, à présenter ma recherche sur l’AIDA lors de la Nuit des Idées de 2021. Vu que la crise sanitaire ne permettait pas d’organiser l’évènement tel qu’il avait lieu depuis 2016, et pour éviter de faire des interminables visioconférences –déjà trop fatigantes depuis des mois de pandémie–, on a réfléchi ensemble à préparer un récit audiovisuel sur le sujet de mon livre qui était sur le point de sortir. Les avantages étaient, au moins, au nombre de deux : pouvoir diffuser des images d’archives difficilement accessibles pour le grand public et diffuser le résultat après l’évènement. En reprenant le thème de cette édition du festival, « Être proche, être ensemble », je lui ai proposé de mettre en dialogue des expériences de résistance culturelle à la dictature qui ont eu lieu au même moment en France et en Argentine. Mon idée était de reconnecter deux histoires habituellement étudiées séparément, mais qui ont forcément eu des liens à l’époque (par des circulations d’information, par les tournées des mères de disparus, par la présence d’exilés en Europe, etc.). Ma recherche assume la perspective de l’histoire connectée, ce qui m’a amenée à suivre le chemin que Serge Gruzinski expose ainsi : « l’historien devrait se transformer en une sorte d’électricien capable de rétablir les connexions continentales et intercontinentales que les historiographies nationales se sont longtemps ingéniées à débrancher ou à escamoter en imperméabilisant leurs frontières »[3].
« La Resistencia cultural en dictadura », documentaire de Moira Cristiá. Copyright: Institut français en Argentine (IFA) et Centre franco-argentin (CFA).
RB: Il semble donc, qu’au départ tout du moins, votre projet relève plus de la valorisation scientifique que de la création documentaire. Il s’agit ainsi de se demander comment transformer votre recherche académique en un film qui ne soit pas seulement une illustration de votre propos. Je vous propose que l’on revienne sur certains de ces choix. Tout d’abord, c’est la très grande diversité des sources qui marque le spectateur. Vous alternez, en effet, entre des extraits d’émissions de télévision et des vidéos et photographies militantes, entre des entretiens préexistants et des séquences tournées pour le documentaire. Pouvez-vous nous en dire plus sur le choix de ces sources et sur la manière dont vous les avez montées dans le film?
MC: Pour réussir à réaliser le documentaire dans un temps record (deux mois au total), il a fallu un intense travail collectif, coordonné par Christophe Giudicelli en dialogue constant avec moi. Tout de suite, on a invité Memoria Abierta à nous rejoindre dans ce projet. Il s’agit d’une institution liée au mouvement des droits de l’homme qui travaille depuis 20 ans avec des archives et des témoignages portant sur la période de la dictature. D’ailleurs, j’avais déjà tissé des liens avec son équipe, car, en 2018, je les avais contactés pour le dépôt d’un fonds d’archives et d’une série des bannières conçues pour la campagne d’AIDA pour l’Argentine. C’était alors l’occasion de mettre en valeur leurs fonds. Pour le film, nous avons sélectionné collectivement des extraits de témoignages appartenant aux archives orales conservées dans les fonds de l’institution qui abordaient le champ culturel sous dictature.
Nous avons également réalisé ensemble deux entretiens spécifiquement pour le film avec des membres fondateurs d’AIDA: le comédien français et ancien secrétaire de l’association Jean-François Labouverie et l’avocate argentine –exilée à Paris à l’époque– Liliana Andreone. Le premier entretien a dû être réalisé par visioconférence alors que le deuxième a été tourné dans les locaux de Memoria Abierta et sur le parc de l’ancienne Escuela Mecánica de la Armada (ESMA, École mécanique de l’Armée). Ce choix n’a rien d’anodin : il s’agit d’un lieu de mémoire, car –pendant la dictature– à l’ESMA fonctionnait l’un des 300 centres clandestins de détention et de torture de l’Argentine et sûrement le plus emblématique. Les rushes de ces entretiens ont ensuite intégré le fonds d’archives sur l’AIDA.
Pour sa part, l’Institut Français d’Argentine a pris en charge la demande des droits pour utiliser des archives télévisées appartenant à l’Institut National de l’Audiovisuel de France que j’avais repérées et consultées lors de ma recherche. Nous avons également sélectionné d’autres matériaux précieux et des documents historiques dont les propriétaires pouvaient être contactés rapidement[4]. Tout devait également être sous-titré dans les meilleurs délais.
Le choix de sources a été néanmoins difficile : nous avons dû laisser de côté des éléments historiquement pertinents, mais qui enrichissaient moins les enjeux placés au centre du documentaire. Par exemple, nous avons décidé de ne pas approfondir le thème de la répression, mais de le représenter visuellement par un montage d’images qui pouvaient donner une idée de celle-ci sans entrer trop dans les détails. Le temps était alors notre principale contrainte : le montage a dû être complété rapidement, et le film ne pouvait pas trop dépasser les 30 minutes. Ma sélection initiale de matériaux audiovisuels et filmiques était, au départ, trois fois plus longue… les réalisateurs Violeta Ramírez et Patricio Lladós sont entrés sur scène pour m’aider sur ce point. Leur travail a été crucial pour arriver au montage actuel. En somme, le documentaire a été le résultat d’un travail collectif intense dans une période de temps très court.
RB: Par ailleurs, il est intéressant de noter que si vous donnez d’abord la parole à des artistes européens, vous montez ensuite toute une longue séquence qui porte directement sur la création artistique comme résistance à l’oppression en Amérique du Sud. Dans cette séquence, ce sont des artistes sud-américains qui s’expriment face à la caméra. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce choix?
MC: Cette séquence n’appartient pas directement à ma recherche et n’est pas abordée profondément dans mon livre. Il s’agit plutôt d’une proposition faite pour ce film, soit de faire dialoguer les expériences simultanées qui se sont développées des deux côtés de l’océan Atlantique. Parmi elles, Teatro Abierto a été un projet emblématique de la résistance culturelle en Argentine et a eu des liens concrets avec l’AIDA, car cette association internationale a appuyé financièrement l’initiative à la suite de l’incendie pour le moins suspect du théâtre Picadero.
RB: Il est aussi à noter que vous prenez la parole dans le film et que vous apparaissez à l’écran. Est-ce que ce choix était présent dès le départ pour incarner votre recherche ou s’est-il imposé pendant le processus de réalisation du documentaire?
MC: Au début l’idée était de présenter mon ouvrage dans une prise de parole séparée du film. C’est pour cette raison que j’ai été filmée pendant 12 minutes. Au cours du montage, les deux réalisateurs associés au projet ont proposé d’intégrer ma voix et mon image juste quelques minutes au sein du documentaire au lieu de le diffuser séparément. Ainsi, loin de créer un « effet d’archive »[5] en niant sa nature de reconstruction, nous avons voulu rendre présent le travail qui se situe à l’origine de ce récit audiovisuel.
RB: Enfin, dans les archives que vous montez de nombreuses banderoles apparaissent. Dans l’ouvrage qu’il a consacré à l’histoire de cet objet politique, Philippe Artières écrit qu’il s’agit d’un « véritable acteur, au même titre que certains acteurs humains des soulèvements, grèves, manifestations ou révoltes. » Il ajoute, plus loin dans son argumentation, « avec le tract, l’image de la banderole compose une trace privilégiée de l’événement; elle permet d’en prolonger la présence et de le rendre à nouveau agissant… Ces usages médiatiques de la banderole n’ont rien d’anecdotique. Ils pèsent en effet sur ceux qui les produisent[6]. » Je me demande si vous adhérez à ces propos? Je vous pose cette question aussi, car vous avez choisi de terminer votre propre film sur des images d’une manifestation durant laquelle les banderoles ont joué un rôle central.
MC: Tout à fait. L’ensemble des 100 bannières peintes de manière solidaire par 100 artistes de différentes nationalités a été l’un de principaux axes de la campagne pour l’Argentine. C’est la façon par laquelle on a représenté à Paris les 100 artistes disparus dans mon pays. J’aurais voulu leur donner encore plus de place dans le documentaire, mais on ne pouvait pas développer le sujet comme il y aurait fallu, faute de temps. Outre des images de la restauration des bannières, on avait tourné une séquence fort intéressante. En effet, pendant l’entretien avec Liliana, on a déployé une des 22 bannières qui ont fait partie du don à Memoria Abierta afin de la faire réagir et de filmer la mémoire en acte. C’était son premier contact avec cette bannière depuis 40 ans et ça a été émouvant… Même si cet exercice de mémoire n’a pas pu être intégré au documentaire, il fait maintenant partie de ce fonds d’archives sur l’AIDA qui sera gardé à Memoria Abierta pour les générations futures.
[1] Entretien à Ariane Mnouchkine, « Manifestation d’artistes à Paris contre la dictature en Argentine », radio France Inter, 14/11/1981, 19:10. Archives INA.
[2] Invitation à l’assemblée générale de fondation d’AIDA, octobre 1979.
[3] Serge Gruzinski, « Les mondes mêlés de la Monarchie catholique et autres ‘connected histories’ », Annales, 2001, n. 56-1, p. 87.
[4] Nous sommes notamment reconnaissants envers la famille du réalisateur récemment décédé Fernando Solanas et envers la réalisatrice María Bagnat pour l’autorisation qui nous ont autorisés à monter des extraits de leurs films.
[5] Jaimie Baron, The Archive Effect. Found footage and the audiovisual experience of history, Londres-New York: Routledge, 2014.
[6] Philippe Artières, La Banderole, Paris : Autrement, 2020, p. 23 et p. 25.