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Faire de l'histoire avec l'Europe - Entretien avec Léonard Laborie

Lors des dernières élections européennes, Entre-Temps s’était intéressé au projet collectif, porté par le LabEx "Écrire une Histoire Nouvelle de l’Europe" (EHNE), de rédaction, en ligne, d’une nouvelle encyclopédie historique de l’Europe. La plateforme, créée en 2016, compte aujourd’hui près de 1000 visiteurs par jour. Nous avons rencontré Léonard Laborie, chercheur au CNRS, spécialiste de l’histoire matérielle de l’Europe et membre du comité de rédaction de l’Encyclopédie. Il revient, pour Entre-Temps, sur la manière dont la grille de lecture européenne a orienté – et continue d'orienter – son travail.

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Anvers, vue sur la gare des marchandises et les entrepôts. Crédits : Encyclopédie pour une Histoire Nouvelle de l’Europe (ehne.fr)

 

Entre-Temps : Quel était le sujet de votre travail de thèse ? Diriez-vous, rétrospectivement, que vous l’avez construit dans la perspective de travailler sur un objet européen ?

Léonard Laborie : Ma thèse portait sur l’histoire de la coopération internationale dans les postes et les télécommunications, du milieu du 19e siècle au milieu du 20e siècle[1]. Puissants facteurs de la mondialisation contemporaine, les réseaux postaux, télégraphiques, téléphoniques n’avaient pu traverser les frontières qu’à force d’accords négociés par des acteurs multiples dans des espaces institutionnels spécifiques. C’est à ces accords, ces acteurs et ces institutions que j’ai consacré ma thèse. Il y était donc question de normes techniques, de règles tarifaires, de régulations politiques adoptées collectivement, en somme de réalités partagées souvent négligées par des approches centrées sur les nations, prises chacune isolément, et sur leurs rivalités géopolitiques. Je m’intéressais aux relations entre experts des administrations techniques et diplomates au sein de ces assemblées délibérantes, en prenant aussi en compte les entreprises et les utilisateurs. J’ouvrais les archives d’organisations techniques internationales méconnues –de l’Union internationale des télécommunications, fondée en 1865, ce qui fait d’elle la doyenne du système actuel des Nations Unies, à la Conférence européenne des administrations des postes et des télécommunications, formée en 1959, dans le cadre de laquelle fut notamment mis au point le standard GSM de téléphonie mobile, plus tard, dans les années 1980, en passant par l’Union postale universelle, aujourd’hui malmenée par l’administration Trump[2].

À la jonction entre histoire des techniques et histoire des relations internationales, ce travail a surtout d’emblée été conçu dans une perspective d’histoire européenne. Ces accords étaient nés en Europe et avaient donné lieu à des régulations propres à l’espace européen, dans un contexte en même temps toujours global, marqué en particulier par les dynamiques impériales. La question devenait : pourquoi et comment l’Europe était devenue le siège d’une mondialisation gouvernée (celle des réseaux de communication), et de quelle Europe s’agissait-il à la fin ? Je montrais qu’il s’agissait d’une Europe d’Etats qui coopéraient pour se renforcer mutuellement –les réseaux de poste et de télécommunication étaient dans ce coin du monde l’apanage d’Etats qui construisaient leur souveraineté à travers eux, et qui s’entendaient pour le faire ensemble. Ces réseaux n’ont donc jamais aboli les frontières et effacé les réalités nationales, ils les ont au contraire longtemps renforcées, tout en organisant leur franchissement, leur mise en relation. C’est l’histoire de cette Europe, où le même et l’autre se co-produisent constamment, que j’ai voulu raconter.

Je peux présenter un exemple assez visuel : à la veille de la Première Guerre mondiale, la seule chose qui différencie les timbres français et allemand de type commun servant à l’affranchissement des plis légers est la représentation de la nation qu’ils véhiculent (respectivement une semeuse et Germania). La plupart du temps on se focalise sur cette seule différence, comme le fait d’ailleurs cette carte postale de l’époque.

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« Peints par leurs timbres. Eux & nous ». Carte postale (Première Guerre mondiale)

Ce faisant, on oblitère ce qui saute pourtant aux yeux : même format, même couleur, même nombre d’unités monétaires, pour affranchir un courrier plus ou moins de même poids,  ces timbres sont en de multiples points semblables. Ce n’est ni le fruit du hasard ni une nécessité technique, mais une construction sociale qui prévaut d’ailleurs au-delà de la France et de l’Allemagne. Comme le montre cette autre carte postale, pétitionnaire, éditée par le journal Le Matin quelques années auparavant, les usagers ont joué un rôle dans cette construction ou intégration que l’on pourrait dire cachée, en opérant une pression par la comparaison, pour faire converger davantage ce qui était déjà proche.

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« La taxe postale en Europe. » Carte postale, collection du Matin (avant 1906)

Sur ces fondations communes, beaucoup ont pu rêver au 20e siècle de gommer la dernière différence, de  créer un timbre qu’ils disaient « européen », c’est-à-dire capable, sur le plan symbolique, de véhiculer l’image et l’idée d’une Europe unie. Réalisé à travers la série Europa depuis 1956, ce timbre n’a toutefois jamais remplacé les autres, et a continué en outre de véhiculer le nom de chacun des pays émetteurs. Alors, lequel de ces timbres mérite le qualificatif d’européen ? Pour moi, ils sont tous à leur manière européens, dans des complexions changeantes qui restent toujours à expliciter.

De cet exemple je tire l’idée plus générale que l’Europe se tient non seulement là où les singularités fabriquent du commun, mais aussi là où en commun se fabriquent et s’acceptent les singularités. L’Europe n’est pratiquement jamais à sens unique, du singulier vers le pluriel. Pour saisir l’Europe, il faut aussi considérer tout ce qui va du pluriel vers le singulier.

Entre-Temps : En quoi le fait de prendre l’Europe comme cadre d’analyse a-t-il modifié votre travail jusqu’à aujourd’hui ? Comment cela l’a-t-il orienté ?

Léonard Laborie : L’Europe est resté le fil conducteur de ma recherche. J’ai continué à travailler sur l’Europe qui coopère avant l’Europe communautaire, et, si je puis dire, pendant ou à côté de l’Europe communautaire, y compris dans d’autres domaines que les communications, comme par exemple les brevets. L’Europe comme espace régulé, ordonné de circulation de l’information, des hommes, des marchandises ou des capitaux ne date pas des années 1950. C’est une construction antérieure, à géométrie variable selon les secteurs, présente d’ailleurs à l’esprit des « pères fondateurs » des Communautés, et qui survit bien souvent à ces dernières. Bien sûr cette Europe n’a pas évité les guerres : au contraire, en forgeant le national tout en intensifiant les relations inter- et transnationales, elles les a rendues plus explosives. Mais ce n’est pas une raison pour nier la réalité de son existence. Aujourd’hui nous nous interrogeons justement sur la place des guerres dans cette longue histoire de la coopération, en scrutant les continuités et discontinuités des normes, institutions et réseaux interpersonnels autour de la Seconde Guerre mondiale, en partant de la création à Vienne en 1942 d’une Union européenne des postes et des télécommunications[3].

J’ai eu la chance de faire ma thèse puis de continuer mes travaux dans un environnement qui m’incitait à me poser ce type de questions, puisque j’ai été associé dès ses débuts ou presque au réseau international Tensions of Europe, dont le sous-titre précisait bien l’ambition (Technology and the Making of Europe, 1850-2000). Initié à la toute fin des années 1990, ce réseau s’est saisi de l’approche transnationale pour renouveler l’histoire des techniques et celle de l’Europe. Les infrastructures interconnectées comme les chemins de fer, les canaux, les autoroutes, les réseaux électriques ou gaziers ont été parmi ses objets privilégiés : que disent-elles de l’intégration, cachée ou pas, du continent dans la longue durée, de quelle forme d’internationalisme (technocratique ?) et d’idées européennes sont-elles le produit ? J’ai participé à cette entreprise avec enthousiasme. Elle a donné lieu à la publication d’une série de six volumes qui font la synthèse de deux décennies de recherche et de coopération internationale (Making Europe. Technology and Transformations, 1850-2000, Palgrave, 2013-2019). Aujourd’hui, je préside le comité de pilotage de ce réseau, qui n’a pas fini d’explorer ces entremêlements[4].

Entre-Temps : Avez-vous à cœur de défendre, par vos travaux, une idée singulière de l’Europe, au moment, par exemple, des dernières élections européennes qui ont constitué un moment privilégié pour analyser la manière dont les citoyens se pensent – ou non – européens ?

Léonard Laborie : À dire vrai, je n’ai jamais ressenti l’envie ou le besoin de défendre telle ou telle idée de l’Europe à travers mes travaux. Mais ces derniers ont certainement, en sens inverse, été nourris par une fascination pour l’aventure politique originale amorcée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui marque tellement notre quotidien, professionnel et privé.

C’est surtout le plaisir intellectuel consistant à comprendre l’Europe, et finalement à complexifier le récit que l’on peut faire de cet objet, qui m’a animé. En sortant d’une histoire européenne qui ne serait que l’histoire de la juxtaposition des Etats et des nations (l’histoire de l’Europe étant alors la somme des histoires nationales dans un cadre prédéfini), ou que la collection des idées ou projets d’unité européenne à travers les âges (l’Europe unie vue et voulue par tels ou tels penseurs ou milieux), ou, encore, que celle de l’Union européenne et de ses prédécesseurs, on a l’impression de découvrir un nouveau continent !

Pour revenir à votre question, la vertu qu’il y a à complexifier ainsi le récit de l’histoire européenne n’est pas évidente, si ce n’est de mieux former et informer les citoyens à propos des racines du monde dans lequel ils vivent. C’est une ambition somme toute modeste, de connaissance, dont je sais que les usages peuvent être multiples, si ce n’est contradictoires

Entre-Temps : Comment définiriez-vous l’échelle européenne sur laquelle vous travaillez ? Se caractérise-t-elle par des critères géographiques, politiques, sociaux, économiques, civilisationnels ?

Léonard Laborie : J’oscille entre deux manières d’aborder ce que vous appelez l’ « échelle européenne », qui n’est certainement pas pour moi fondée sur des critères géographiques a priori. La première est attentive à l’Europe comme catégorie, dans le discours et les productions normatives des acteurs étudiés. Qu’est-ce qui est appelé Europe, par qui et pour quoi ? N’est-il question que d’espaces ou est-il aussi question de valeurs ? La réponse varie évidemment dans le temps et à travers les groupes sociaux. Pour revenir à la géographie, dans les années 1880, en matière de réglementation télégraphique, cela peut inclure des colonies africaines.

L’autre approche fait de l’Europe une catégorie d’analyse : je qualifie, aujourd’hui, tel processus, tel ensemble, telle réalité, d’européen ou européenne. L’important est me semble-t-il d’être clair sur l’approche, de l’expliciter et de la justifier, pour que l’adjectif européen soit le résultat d’une démonstration, pas d’un a priori ; davantage un point d’arrivée que de départ.

Entre-Temps : Pourriez-vous revenir sur le processus qui a vu naître le LabEx (Laboratoire d’excellence) EHNE (Écrire une Histoire Nouvelle de l’Europe) ? À quels enjeux la constitution de ce collectif de chercheuses et de chercheurs tentait-il de répondre ?

Léonard Laborie : En 2012, Eric Bussière, Robert Frank et Annette Wieviorka, les responsables de l’UMR (Unité Mixte de Recherche) Sirice (Paris 1, Sorbonne Université, CNRS) ont su saisir l’opportunité de nouveaux financements, dans le cadre du Programme d’investissements d’avenir, en expliquant que l’état de crise permanente de l’Europe communautaire appelait un travail de recherche et de valorisation de cette recherche sur l’histoire longue de l’Europe, via les outils numériques notamment. L’UMR  était parfaitement légitime pour porter ce projet, puisqu’elle avait été formée dix ans plus tôt autour de l’enjeu de l’histoire contemporaine de l’Europe. Ils ont aussi parié sur le fait que les historiennes et les historiens français gagneraient en visibilité sur la scène internationale en collaborant par-delà les frontières institutionnelles et sous-disciplinaires de laboratoires.

J’expliquai plus haut ne pas avoir d’envie personnelle de faire valoir telle ou telle idée de l’Europe. En revanche, je crois dans les vertus du travail collectif, toujours plus compliqué que le travail seul ou entre-soi, et de l’accès ouvert aux connaissances. Tout cela passe par la mise en place de plateformes collectives voire collaboratives.

Entre-Temps : Vous êtes membre du comité de rédaction de l’Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l’Europe. Quel regard portez-vous sur cet ouvrage, bientôt quatre ans après sa mise en ligne en janvier 2016 ? Quelle est, selon vous, sa fonction ? Comment pensez-vous son utilisation et par qui ?

Léonard Laborie : Pour éviter l’exercice d’auto-satisfaction, je dirais d’emblée que nous sommes en dessous des objectifs concernant la quantité. Il faut bien le reconnaître, le compte n’y est pas, le nombre des notices ne correspond pas à ce que nous visions collectivement il y a sept ans. Mais la qualité est je crois, elle, bien au rendez-vous. Ceci explique en partie cela : recruter des auteurs bénévoles et travailler avec eux leur texte prend du temps, même si ces textes sont courts. Le caractère systématiquement bilingue (français et anglais) ajoute à l’intérêt, mais aussi à la difficulté de l’entreprise, qui avait été sous-évaluée au départ. Nous continuons d’enrichir très régulièrement l’Encyclopédie, et nous atteindrons les objectifs.

On peut aussi réfléchir en termes de forme et de fond. La forme n’est peut-être pas ébouriffante –pas d’effet waouh ! – mais elle a le mérite d’être claire et tout de même engageante, avec un effort sur l’image (fixe, notamment à travers la valorisation du fonds photographique découvert au lycée Colbert à Paris, mais aussi animée grâce à notre partenariat avec l’INA). Quant au fond, il témoigne d’une pluralité d’approches de ce qu’est ou a été l’Europe. Le reproche que je nous ferais serait de ne pas toujours être suffisamment explicite sur la manière dont les auteurs abordent ou conçoivent l’Europe –un espace à travers lequel on effectue des comparaisons ou à travers lequel on trace des circulations ; une construction ; une catégorie d’acteurs ; une catégorie d’analyse ? J’estime qu’il faudrait clarifier cet aspect, au niveau quasiment de chaque notice, surtout si l’on cherche à faire œuvre de pédagogie auprès d’un large public. Ce point de vue n’engage évidemment que moi, et d’autres auraient une vision peut-être différente.

Nous nous sommes longuement interrogés sur notre public, sans trouver de réponse autre que le « grand public » n’existe probablement pas. À qui donc nous adressons-nous ? À toutes celles et ceux qui, pour une raison ou une autre, cherchent de l’information sur l’Europe ou sur un point d’histoire que nous proposons de raconter dans une perspective européenne –découvrir que des choses (le yaourt, la bouteille, la baïonnette), des phénomènes (la construction des rôles genrés) ou des faits que l’on n’associe pas spontanément à l’Europe nous disent quelque chose de l’histoire de l’Europe fait partie des grands apports de notre Encyclopédie. Avec près de 1000 visiteurs par jour dorénavant, nous commençons réellement à rencontrer notre public. Reste que nous connaissons assez mal ce public et ses usages, et que nous pourrions réfléchir à une évolution du dispositif en le connaissant mieux.

Entre-Temps : Y a-t-il d’autres projets que vous aimeriez voir portés par le LabEx ? En quoi ce type de structure permet-il de donner naissance à des entreprises collectives qui n’auraient pas pu voir le jour sans cette inscription institutionnelle particulière ?

Léonard Laborie : Le LabEx EHNE aura été un désir de travailler ensemble, un cadre et des moyens. Le cadre et les moyens disparaissent officiellement en cette fin d’année. Le soutien de Sorbonne Université va permettre de préparer l’année prochaine la transition vers un autre projet collectif, car le désir reste lui présent, notamment celui de préserver et d’enrichir l’Encyclopédie. Mais au-delà nous pouvons être plus ambitieux en ce qui concerne notamment le recours aux outils numériques pour renouveler et partager les recherches sur l’histoire européenne, ou encore l’interdisciplinarité. D’autres initiatives peuvent nourrir notre réflexion, comme le musée virtuel européen des techniques (www.inventingeurope.eu), le lancement d’un centre d’histoire européenne et numérique à l’université du Luxembourg (www.c2dh.uni.lu) ou l’ouverture annoncée d’un nouveau centre de recherche interdisciplinaire sur l’Europe à l’université LMU de Munich, dirigé par l’historien Klaus Kiran Patel. Le contexte est différent à Paris, mais nous ne sommes pas sans talents ni moyens. À nous d’être collectivement imaginatifs –si le LabEx nous avait appris à l’être, ce ne serait pas le moindre de ses résultats.

 

Retrouvez notre article concernant l’Encyclopédie pour une Histoire Nouvelle de l’Europe ici.

[1] Léonard Laborie, L’Europe mise en réseaux. La France et la coopération internationale dans les postes et les télécommunications, années 1850-années 1950, Bruxelles, Peter Lang, 2010.

[2] Bref entretien à ce sujet ici : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouvelles-de-leco/le-journal-de-leco-du-mercredi-25-septembre-2019

[3] Projet ANR-DFG Europtt : www.europtt.hypotheses.org

[4] www.tensionsofeurope.eu

Publié le 30 septembre 2019
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