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Expériences végétales de la guerre : Sophie Zénon et le projet "L'herbe aux yeux bleus" – 2 : La forme, c’est le fond qui remonte à la surface

Le tireur-filtreur Diamantino Quintas revient avec Benjamin Vavon sur la participation de son équipe du Labo Photo de Bagnolet au projet L'Herbe aux yeux bleus de l’artiste-photographe Sophie Zénon. Il  évoque  le caractère expérimental, artisanal et profondément poétique de cette entreprise artistique. Ont ainsi été ouvertes pour Entre-Temps les coulisses de son savoir-faire exigeant mis au service d’un élan créateur mêlant à la fois histoire, botanique et photographie argentique.

Je débute l’enregistrement de mon entretien avec Diamantino alors qu’il me conduit à l’étage de son atelier de photographie, situé non loin de la station de métro Robespierre, à Bagnolet. Nous gravissons ensemble l’escalier de type industriel qui fait face à l’entrée pour prendre nos quartiers dans son bureau, à l’écart d’une pièce principale inondée de lumière et jouxtée par une cuisine-bibliothèque non moins lumineuse. Derrière celle-ci s’étend un dédale de pièces obscures où sommeillent une armée de machines. Avant d’entrer dans le vif du sujet de notre entrevue, Diamantino me parle du très beau lieu dans lequel il m’accueille, de son équipe, chaleureuse, expérimentée et fidèle à sa philosophie. Après quarante ans de métier, il garde un goût inchangé pour le tirage photographique argentique sur différents types de papiers, parfois rares, et pour les collaborations artistiques. Celle avec Sophie Zénon l’a beaucoup marqué. Il a plusieurs fois travaillé avec cette artiste qui l’a sollicité récemment dans le cadre d’un projet largement centré sur les photogrammes de plantes dites obsidionales. Nous en sommes venus naturellement à aborder le récit de la rencontre avec Sophie Zénon.

Diamantino Quintas (D. Q.) :  Lorsque j’ai connu Sophie, j’étais encore salarié dans un laboratoire qui s’appelait Publimod, rue du Roi de Sicile dans le 4e arrondissement. J’avais fait quelques tirages pour elle à l’époque. Après la fermeture de l’entreprise, je me suis lancé en 2009 dans le projet de création de mon propre laboratoire, Diamantino Labo Photo. Sophie avait fait appel à moi pour un premier projet d’impression de photographie sur une plaque de cuivre, un projet complexe où nous devions trouver comment déposer une fine couche d’émulsion argentique sur ce support délicat et qu’elle tienne à l’épreuve des différentes étapes de processus de développement. Au fur et à mesure de notre collaboration, elle a découvert un aspect du labo plus expérimental, qui a davantage trait à la recherche, donc elle a commencé à mettre sa blouse. On ne rentre pas ici si on a pas la blouse [rires].

Benjamin Vavon (B. V.) : Comment vous a-t-elle présenté son projet « L’Herbe aux yeux bleus », sur quoi a-t-elle insisté et qu’est-ce qui vous a séduit ?

D. Q. : Sophie s’était déjà exercée au photogramme avec des plantes. Je vais ici rappeler pour vos lectrices et vos lecteurs ce qu’est un photogramme. C’est tout simplement une photographie réalisée non pas à l’aide d’un appareil photographique, mais en ayant recours à une surface photosensible sur laquelle on dispose ce que l’on veut immortaliser. Dans une chambre noire grandeur nature, comme vous pourrez le voir dans la vidéo accompagnant notre entretien, nous exposons le tout à la lumière pour imprimer le sujet sur ladite surface. S’ensuit tout un procédé de développement sur lequel je ne m’étend pas pour le moment. Pour en revenir à notre propos initial, j’ai moi-même fait un travail en décembre 2020 portant sur la réalisation de 600 phonogrammes de fleurs en petit format. Dans le cadre du projet L’Herbe aux yeux bleus, on a commencé à imaginer de plus grands formats. Si avec des personnes comme Sophie, on s’investit les yeux fermés, on sait aussi très bien qu’il va falloir beaucoup donner, faire pas mal de tests et d’expériences. C’est un processus expérimental, mais rien n’est laissé au hasard. Nous avons par exemple amorcé notre travail en manipulant l’interrupteur de la pièce où nous réalisions les photogrammes, c’est-à-dire en jouant avec  la lumière du plafond. On s’est aperçu que ça n’était pas suffisant, car cette lumière ne permettait pas de faire apparaître des lignes très directes sur le papier. La maîtrise n’était donc pas parfaite. On s’est résolu à prendre les plantes en flash, avec un parapluie. Cela nous a permis de mieux diriger la lumière, la rendant moins verticale, plus oblique. Cela nous a aussi permis de mieux maîtriser le temps d’exposition. Avec un flash électronique vous pouvez choisir de produire une seconde ou 0,55 seconde de lumière. C’est important si l’on souhaite prendre en compte les différentes épaisseurs de branches et de feuilles. Je n’avais pas envisagé de procéder de la sorte dès le départ, mais comme ce sont tout de même de grandes plantes, il fallait aller dans le détail, dans le noir, déplacer légèrement une feuille qui chevauchait une autre. Il nous est arrivé de tout recommencer parce qu’esthétiquement telle branche causait un déséquilibre, une gêne, qui pouvait perturber l’observation.

Sophie Zénon observant deux photogrammes de branches de châtaignier prélevées au col de la Chapelotte (Vosges Lorraine), une essence introduite par un bataillon corse pendant la Première Guerre mondiale.
Photogrammes de Potentile de Norvège (introduite par les Américains en 14), Géranium des prés (par les Allemands en 14-18) et de Roquette d’Orient (par les Cosaques pendant les guerres napoléoniennes).

Car l’objectif du rendu photographique final était d’inviter le public à ressentir une sorte de plénitude, de bien-être, pour mieux vivre cette concentration, cet échange. Rien ne doit déranger le dialogue avec l’œuvre.

Après l’étape de l’exposition des plantes et du papier photosensible à lumière vient celle du développement que j’évoquais plus haut. On a commencé à solariser, c’est-à-dire que l’on cherchait à créer un effet d’inversion des tons, à l’instar d’un négatif. Sortir des révélateurs pour aller plonger dans le bain d’arrêt, pendant ce temps le papier continue à noircir et parfois en roulant le papier vous rater le premier tour. Là, vous commencez à paniquer parce qu’il faut aller assez vite. Ce sont aussi ces phénomènes chimiques que l’on ne peut pas entièrement maîtriser. C’est précisément en ce sens aussi que c’est expérimental. On obtient des résultats parfois malgré nous. On ne suit aucune recette ni protocole. On ne mesure pas, on ne pèse pas.

B. V. : Il y a cette phrase que Sophie Zénon a prononcé lors de mes échanges avec elle : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». C’est une citation reprise, je crois, de Victor Hugo. Vous parle-t-elle ?

D. Q. : Ici nous ne cherchons pas l’exploit. Nous travaillons sur divers supports, y compris sur des coquilles d’œufs. Ce qui nous intéresse c’est le résultat, c’est ce que nous allons ressentir. Nous devons nous adapter à chaque support, mais la technique reste minimaliste. Il y a un cadre technique à respecter et à l’intérieur de ce cadre se déploie une liberté totale. Elle n’en est pas moins argumentée. Elle doit être issue d’un ou de plusieurs désirs. Avec le même photogramme, on peut raconter des histoires différentes selon qu’on le tire foncé, clair, doux, contrasté, plus jaune, plus bleu. C’est un peu comme si l’on donnait une réplique à un comédien et qu’on lui demandait de la réciter en exprimant la mélancolie, la joie, la détresse ou la colère. Notre métier, c’est ça.

B. V. : C’est un langage en somme.

D. Q. : Une écriture, tout à fait. Pour certaines choses, je fais appel à des collègues, à des techniciens pointus. J’aime assez l’idée d’avoir ce petit réseau. Personnellement, je n’ai jamais souhaité devenir technicien. J’ai davantage envie de me définir comme un rêveur. Cela étant, il est évident que c’est grâce aux chimistes et aux ingénieurs que l’on peut pratiquer ce métier. Chacun sa passion, sa spécificité. Sophie, par exemple, avait déjà préparé les plantes et a ensuite collaboré avec plusieurs d’entre nous pour avancer et produire ses œuvres.

B. V. : Ce qui est intéressant c’est qu’on reste dans la matière et la chimie. Cet éloignement du numérique et de l’appareil photographique rend votre travail singulier, lui conférant tout son caractère.

D. Q. : Oui, et au-delà de la photographie on pourrait même parler de natures mortes ou de portraits de plantes. Pour moi, au cours des dernières années, avec cette pureté de résultat et cette démarche, il n’y a pas d’artistes ou de travaux équivalents.

B. V. : Quelles ont été vos propres suggestions techniques tout au long de la réalisation des photogrammes, en termes d’orientation de lumière ou de positionnement de plante ?

D. Q. : Il est vrai que nous ne sommes pas seulement des spectateurs ; et cela s’apprend. À mon sens, une dizaine d’années sont nécessaires pour être autonome de ce métier. C’est l’expérience qui va permettre de participer réellement au projet du photographe, de s’en imprégner, voire d’adopter l’image. On ne peut pas se contenter de donner au photographe ce qu’il demande quand on sait qu’il y a beaucoup plus de potentiel. Sophie nous demandait notre avis, mais dans tous les cas on ne pouvait pas rester silencieux. En disant cela, je repense aux photos de plantes que nous avons conservées ici à l’état brut et que l’on va encore traiter, transformer. Pour certaines on fait réapparaître l’image. On peut les développer, les replonger dans le révélateur pour faire monter certaines densités. Ça n’est pas un tirage, car le papier est tout noir, il n’y a rien. Ensuite vous blanchissez le papier, un peu comme si vous tailliez de manière brute le bois ou la pierre. Puis vous allez affiner en développant de nouveau, mais cette fois-ci avec un révélateur très dilué pour avoir une meilleure maîtrise de l’évolution du développement, donc de l’image qui remonte de nouveau. À ce moment-là, des couleurs apparaissent, des rouges vifs, des jaunes, des bleus, tout un motif émerge sur du papier noir et blanc.

C’est arrivé plusieurs fois que la perfection nous passe sous le nez. On l’a vue, mais on n’a pas pu la saisir parce que chimiquement c’était allé trop loin. Dans ces cas là, la frustration est grande. Mais la magie du projet de Sophie réside aussi dans le fait qu’avec une même feuille on peut recommencer. En photographie, c’est presque impossible de se reprendre pour obtenir certaines teintes, certaines densités : le développement fixe la photo.Dans le cas du photogramme solarisé, vous pouvez revenir en arrière. Quand le papier devient tout noir, même fixé, vous pouvez le passer dans un blanchissement le temps qu’il faut, même des heures durant. Peu à peu l’image se creuse pour laisser émerger un squelette. Ensuite, vous travaillez de nouveau avec le révélateur. Quelque part, c’est presque du domaine de l’impossible parce qu’il y a déjà eu un développement, une fixation. Mais si on blanchit l’image, cela va annuler l’étape de la première révélation. C’est comme si vous blanchissiez votre pantalon noir et que vous rajoutiez des pigments.

B. V. :  Quels étaient vos ressentis lorsque vous regardiez ces photogrammes ?

D. Q. : C’était puissant. Tout le monde ici restait sans voix, le souffle coupé. Je parle ici du rapport purement sensible, visuel. S’agissant de la démarche elle-même, vous pouvez en avoir plusieurs lectures. L’harmonie du travail de Sophie est totale parce que ce que nous voyons à travers ces images, cette magie, cette poésie qui nous happe, qui nous capte, je pense que tout cela nous emmène dans le propos et non l’inverse. Une fois arrivés à l’explication, aux textes, émotionnellement on est déjà bien remplis. Ce que nous ressentons est comme déversé dans la pensée. On imagine ce parcours, l’histoire de ces plantes. Il y a donc un vrai travail artistique qui n’est pas forcément mis “au service” d’un propos, mais qui est en fusion avec lui. Le projet sans propos se vaut, tout seul. Si on y ajoute la thématique guerrière, tout prend une autre dimension.

B. : J’imagine que l’observation des photogrammes est très différente selon qu’on se trouve dans l’atelier et dans l’exposition .

D. Q. : Oui bien sûr, l’encadrement joue énormément. Je conseillais à Sophie de prendre son temps, parce qu’il fallait prendre en considération la question du financement des cadres. Il était hors de question que j’aille contrecoller les tirages. Ce travail aurait été presque criminel. Elle a trouvé l’opportunité d’exposer à la Chambre, espace d’exposition à Strasbourg, qui n’était pas forcément le lieu idéal, mais ça lui a permis d’avancer, d’obtenir du concret. Pour ma part, j’imaginais cela dans un lieu vaste avec une scénographie immense. Il fallait quelque chose qui puisse marquer, qui permette à toute personne sensible de vivre un grand moment immersif. Par son thème, ce projet fait partie de ceux qui ont vocation à devenir intemporels et universels.


Sophie Zénon présente “L’herbe aux yeux bleus” dans le cadre d’un solo-show au salon Art-Paris du 4 au 7 avril 2024, aux côtés de la Galerie XII, stand H8, secteur principal.
Salon Art-Paris, Grand Palais Ephémère, place Joffre, 75007 Paris

Ouverture au public :

Jeudi 4 avril 2024 : 12:00 – 20:00

Vendredi 5 avril 2024 : 12:00 – 21:00

Samedi 6 avril 2024 : 12:00 – 20:00

Dimanche 7 avril 2024 : 12:00 – 19:00

Publié le 2 avril 2024
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