Entre-Temps : définir une zone franche
Pour la Nuit des idées, le comité éditorial d’Entre-Temps et leur invité Philippe Artières ont décidé de mettre en scène, le temps d’une représentation, leur façon de travailler, d’étudier ou encore d’explorer les archives tout en leur redonnant un soupçon de vie. Lors de cette soirée – qui s’est déroulée jeudi 30 janvier au Collège de France – cinq textes inédits ont été rédigés et performés. Entre-Temps publie, pendant cinq semaines, ces textes qui incarnent une part de ce que notre revue cherche à défendre. Selon nous, l’histoire actuelle est avant tout un travail collectif qui ne cesse de chercher sa forme juste – un dispositif – pour émanciper, dans un même élan, la parole des historiennes, des historiens et leurs archives.
Faire de l’histoire actuelle, c’est s’intéresser aux dispositifs. Pour cela, il faut les imaginer, les penser et, dans un second temps, savoir les décrire.
S’asseoir à un bureau, sortir ses feuilles imprimées sur lesquelles une communication est « couchée », se raidir le temps du silence avant qu’on nous cède la parole (un temps imparti, défini, parfois raide lui aussi), parler dans un micro, utiliser un langage précis, partagé, appuyer sur la flèche de droite, sur son clavier, pour faire défiler les diapositives de son PowerPoint, dire « je vous remercie » après avoir terminé, répondre à quelques questions, puis s’en aller, rejoindre les bibliothèques et poursuivre sa recherche. Tout cela est un dispositif, notre dispositif commun : une forme qui accueille la parole et la connaissance, tout cela définit en partie le moment où nous pouvons rendre public les heures passées dans l’étude ou dans l’écriture – qu’elle soit universitaire ou artistique.
Faire de l’histoire actuelle, c’est s’intéresser aux dispositifs : c’est-à-dire qu’il faut autant ébrouer sa matière – bien souvent des archives, toutes sortes d’archives, toutes les archives que l’on amasse et ramasse – qu’imaginer les lieux possibles de ses nouvelles vies. Re-vitaliser le passé en prenant en compte la présence des archives c’est bien s’interroger sur les façons de définir des dispositifs qui peuvent accueillir la parole de celle ou de celui qui les manipule.
Manipuler : prendre en main, mais aussi par la main.
Il faut donc trouver un lieu, une façon de faire et de dire et, plus largement, une manière de présenter, de montrer – de partager donc. Partager avec un public toujours plus conscient des virtualités de la pensée et de la recherche, toujours plus conscient des processus d’historicisation et des postures historiographiques. Oui, on pense que le public, de plus en plus et de jour en jour, cherche autant à recevoir, comprendre, imaginer et partager les fabriques de l’histoire qu’à y participer activement. La sensibilité qui accompagne l’écriture en acte de l’histoire est autant une offre (que nous devons élargir), qu’une demande collective et citoyenne. Partager les manières de faire en expérimentant publiquement est un enjeu politique majeur qui sort la parole et ses lieux de ses gonds et délace, de fait, l’archive de son passé pour mieux, comme le notait Jacques Derrida, ouvrir l’avenir. Trouver un dispositif qui ouvre l’avenir des archives autant que la parole de celles et ceux qui les manipulent, c’est ce que nous avons tenté de faire, dans une forme expérimentale, lors de la Nuit des idées.
Décrire, donc. Nous avions choisi, librement, cinq archives que nous souhaitions explorer et revitaliser, personnellement : une facture d’électricité, un jeu de diapositives, un carton de lettres intimes, un site internet et un film de famille. À partir de ce point, nous avons écrit, librement encore, des textes personnels que nous avons décidé de lire, d’interpréter, de dire publiquement en nous cédant la parole trois fois, par à-coups, lors de la performance finale. Ce soir-là, dans l’amphithéâtre Halbwachs, au Collège de France, nous étions cinq alignés à la tribune et à l’heure dite les lumières se sont éteintes. En une poignée de secondes, l’amphithéâtre et le public se sont retrouvés dans le noir, plongés dans un face à face avec une tribune désormais aveugle et silencieuse. À chaque moment destiné à la parole, celui ou celle qui la prenait devenait sa propre source de lumière en allumant une petite lampe. Ainsi, au cœur du noir, seul le halo de la parole et le visage de sa provenance étaient éclairés, identifiés, perçus. Dire en s’éclairant. Allumer la lumière et l’éteindre après avoir fini de parler comme un rejeu de l’écriture de l’histoire : l’éclairage timide d’une source plongée dans le noir et le visage vif de celui ou celle qui la dit, à un moment donné, en un lieu partagé. Penser et imaginer le dispositif c’est aussi cela : remettre en jeu/je le lieu d’où, toutes et tous, nous parlons avec les archives pour mieux assumer notre émancipation commune.
Nous nous sommes donc partagés la parole, comme cela, en interprétant nos textes et en utilisant l’écran, derrière nous, pour donner à voir, montrer, pointer ou projeter des images.
Revitaliser l’archive en cherchant un acte d’émancipation commune (de l’archive et de celui ou celle qui parle avec elle) : voilà un des enjeux qui a structuré le dispositif de cette performance collective. Depuis plusieurs années, la performance s’installe dans de nombreux domaines éloignés, en quelque sorte, du domaine des arts de la parole, du visuel ou de l’expression corporelle qui l’a vu naître. Entre-Temps, au fil de ses publications, partage et démontre la vitalité des différents dispositifs performatifs qui existent et qui traversent tous les domaines – des arts à la recherche et inversement. Nous gageons que les années à venir vont voir s’intensifier cette recherche vive qui abreuve autant les arts que l’écriture historienne : ces deux mondes ne se tournent pas le dos, ils se retrouvent dans des lieux qui les laissent se rencontrer mutuellement et faire œuvre commune. Ce soir-là – et à travers nos publications qui émaillent la jeune histoire de la revue – nous avons voulu poursuivre notre recherche de la mise en place physique et virtuelle d’une zone franche, de notre zone franche. Emancipare ne veut rien dire d’autre, étymologiquement, que cela : s’émanciper, émanciper, c’est prendre quelqu’un ou quelque chose par la main et l’amener dans une zone franche ; dans un lieu libre, ouvert, où l’on peut s’épanouir. C’est cela, en somme, l’histoire actuelle que nous défendons sur Entre-Temps : trouver la zone franche où peuvent s’épanouir, dans un même mouvement, la matière vive des archives et celles et ceux qui leur tendent la main.