Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Enseigner la Résistance avec papy. Des archives familiales comme support pédagogique

L’année dernière, Mathilde Soulié, professeure d’histoire-géographie en Seine-et-Marne, a monté un projet pédagogique à partir de ses propres archives familiales : des documents liés à son arrière-grand-père résistant. Au cours de son échange avec Léa Pouyau, l’enseignante dévoile comment le statut de ces archives s’est transformé : souvenirs précieux d’abord, très personnels, elles ont ensuite servi de jalons à une enquête sur l’histoire familiale, avant de devenir des supports publics de transmission d’un pan de l’histoire du xxe siècle.

Comment transforme-t-on ses archives familiales en support pédagogique ? J’ai interrogé à ce sujet Mathilde Soulié, professeure d’histoire géographie, qui s’y est essayée l’année dernière avec sa classe de Troisième du collège René Goscinny à Vaires-sur-Marne.

Retracer une histoire familiale

Au cœur de ce projet se trouvent les lettres d’Yves Brunel, arrière-grand-père de Mathilde, qui a participé à la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale. Ces lettres, il les a écrites à sa fille Annie (la grand-mère de Mathilde) et à sa sœur Lise alors qu’il était enfermé en camp dans le Tarn au cours de l’été 1943. Les années passent. Yves meurt en 2006 ; Mathilde est en Cinquième. Deux ans plus tard, alors qu’elle étudie la Seconde Guerre mondiale et la Résistance, elle cherche à en savoir plus sur son arrière-grand-père. Sa grand-mère, fille unique d’Yves, lui transmet les lettres de lui qu’elle avait conservées. La jeune Mathilde est passionnée d’histoire, alors il est décidé qu’elle deviendra la gardienne d’une partie des archives familiales. Elle lit ces lettres ; elle a 14 ans. Celles-ci lui servent d’abord à établir un lien avec cet arrière-grand-père peu connu, qui parlait rarement de ce qu’il avait vécu pendant la guerre. Elle se donne pour mission de les conserver précieusement dans une boîte à souvenirs, protégées par une pochette plastifiée, prêtes à être relues. Aujourd’hui, la boîte revêt toujours la même importance aux yeux de Mathilde : m’en parlant, elle s’empresse de me la montrer, de m’en faire découvrir les trésors (figures 1 & 2).

Figure 1
Figure 1 : Enveloppe d’une lettre d’Yves Brunel à sa sœur Lise, 24 juillet 1943. Archives de Mathilde Soulié. Photographie : Léa Pouyau.
Figure 2
Figure 2 : Lettre d’Yves à sa sœur Lise, 23 juillet 1943. Archives de Mathilde Soulié. Photographie : Léa Pouyau.

Bientôt, la passion pour l’histoire déborde le cadre familial : Mathilde en fait le cœur de ses études et choisit de la transmettre en enseignant. Elle a des Troisièmes pour la première fois. C’est pour elle une évidence : il faut qu’elle utilise ces lettres. Le chapitre sur « La France défaite et occupée. Régime de Vichy, collaboration, Résistance » s’y prête. Elle y voit une belle occasion de présenter un prisonnier dans un camp de travail en France en desserrant la focale des emblématiques Jean Moulin et Lucie Aubrac. Yves était une « petite personne » de la Résistance, qui a agi à l’organisation quotidienne du mouvement.

Mathilde ne souhaite pas exploiter ces lettres en l’état. L’écriture manuscrite est difficile à déchiffrer, certains passages sont bardés de surnoms ; et puis l’enseignante est précautionneuse, face à ces fragiles originaux. Elle les transcrit, avec l’aide de sa grand-mère, qui connaît bien cette écriture. C’est l’occasion d’un partage. Elle apprend alors qu’en plus des lettres, la famille dispose d’autres documents sur son arrière-grand-père : la carte de volontaire des F. F. I. (figure 3), un ordre de mission, une autorisation spéciale.

Figure 3
Figure 3 : Carte de volontaire des F. F. I. d’Yves Brunel, 1942. Archives d’Annie Brunel. Photographie : Mathilde Soulié.

En enquêtant, Mathilde s’aperçoit qu’un de ses oncles a récolté de nombreuses informations sur l’histoire d’Yves au cours d’un travail généalogique. Il a recueilli plusieurs articles de la presse vauclusienne d’après-guerre qui qualifient Yves de « héros de la Résistance ». Il a aussi retrouvé une lettre du 19 juin 1943 écrite par Paul Letellier, chef départemental de la milice française de Haute-Loire, dénonçant Yves comme « chef de l’opposition antigouvernementale dans l’arrondissement de Brioude » (figure 4) et « décret n°1863 du 23 juin 1943 portant retrait de fonction » contre Yves et émis par Pierre Laval (figure 5). Ces deux documents précèdent l’arrestation et l’envoi en camp d’internement à l’été 1943. En recoupant ces documents avec l’ouvrage de l’ancien résistant Lucien Grangeon, Histoire du Maquis Vasio (1945), la famille est parvenue à reconstituer en partie le parcours d’Yves Brunel, connu dans le maquis du Vaucluse sous le nom de « capitaine Yvon ».

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Figure 4 : Lettre dénonçant Yves Brunel comme opposant politique, de Paul Letellier chef de la milice de Haute-Loire. 19 juin 1943. Archives d’Alexandre Soulié.
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Figure 5 : Décret n°1863 qui suspend Yves Brunel de ses fonctions, émis par Pierre Laval. 23 juin 1943. Archives d’Alexandre Soulié. Photographie : Mathilde Soulié.

 Annie adore parler de son père. Elle fait vivre le « papy » de Mathilde. À travers ses paroles, l’enseignante découvre la jeunesse et la fougue de son arrière-grand-père. Interné dans le camp de travaux forcé, il a tellement crié « au feu » avec les membres de son baraquement que les gardes les ont placés en isolement. Avec sa grand-mère et son oncle, Mathilde s’embarque dans une grande enquête pour retracer l’histoire familiale, au-delà du projet pédagogique initial.

Constituer un corpus pédagogique

Mais que faire pour les élèves ? Devant l’abondance de documents et portée par l’enthousiasme, Mathilde décide de ne pas se contenter d’exploiter les lettres d’Yves. Elle dispose désormais d’éléments permettant aux élèves de comprendre une partie du fonctionnement de l’État français pendant la Seconde Guerre mondiale, le système de la milice et la pratique de la dénonciation. Elle prépare alors une activité pédagogique en deux parties : « Yves Brunel résistant » et « Yves Brunel en camp de travail ».

La première partie met l’accent sur la Résistance : on revient sur son organisation à l’aide de la carte de volontaire des F. F. I. (figure 3), sur les différentes missions décrites dans l’ordre du 31 mai 1944 (figure 6) et dans des extraits du livre de Lucien Grangeon (figure 7), sur les moyens des résistants pour réaliser leurs missions grâce à l’autorisation spéciale (figure 8).

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Figure 6 : Ordre de mission d’Yves Brunel, 31 mai 1944. Archives d’Annie Brunel. Photographie : Mathilde Soulié.
Figure 7
Figure 7 : Extraits de Lucien Grangeon, Histoire du Maquis Vasio (1945, rééd. 2018). Parties soulignées et en gras pour les besoins de l’article.
Figure 8
Figure 8 : Autorisation spéciale, 1944. Archives d’Annie Brunel. Photographie : Mathilde Soulié.

 La deuxième partie invite les élèves à observer le moment de la dénonciation d’Yves comme opposant politique, et à découvrir sa vie dans le camp de Saint-Sulpice-la-Pointe (Tarn), à travers la lettre qui le dénonce et le décret de Pierre Laval (figures 4 et 5). Avec ces deux documents, un plan du camp (figure 9) et des extraits de lettres d’Yves à ses parents, sa sœur et sa fille (figure 10) sont insérés dans le corpus. Elles donnent à voir la vie dans le camp et l’impact de l’internement sur les relations familiales.

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Figure 9 : Plan du camp d’internement de Saint-Sulpice-la-Pointe. 1940-1946. Archives départementales du Tarn. Photographie : Mathilde Soulié.
Figure 10
Figure 10 : Extraits des lettres d’Yves Brunel pendant son internement adressées à sa soeur Lise, sa fille Annie, ses parents. Eté 1943. Archives de Mathilde Soulié. 

Avec l’exemple de son arrière-grand-père et du maquis de Vasio autour de Vaison-la-Romaine, l’enseignante souhaite montrer à ses élèves que les résistants ont pu agir à tous les niveaux et dans toute la France. Mettre en avant ceux qui ont participé au quotidien de la Résistance et leurs familles atteste que la Résistance ne s’est pas faite qu’à Paris ou via des actes extraordinaires. Elle ne cache pas son émotion lorsqu’elle décrit l’arrestation de son « papy », lui qui avait une femme et une enfant. Sa grand-mère lui a dit que pour ses parents, résister avait été une évidence. Mathilde se pose la question. Aurait-elle fait le choix de résister en ayant une famille ? Elle n’en est pas sûre. Voilà une réflexion qu’elle espère que ses élèves élaboreront.

Mathilde tire une grande fierté d’avoir réussi à retracer en famille une partie de l’histoire de son arrière-grand-père, même si elle insiste sur le caractère encore imparfait de son enquête sur le plan scientifique. Avec le fruit de ses recherches, elle est parvenue à composer un corpus qui devrait permettre aux élèves de s’initier à la démarche historique en reconstituant le parcours d’un résistant et de sa famille durant la guerre.

Découvrir l’histoire de France par la micro-histoire

Le dossier est préparé, le cours est fait. Arrive le jour de la séance. Mathilde a voulu tout mettre en œuvre pour que ces élèves s’immergent dans la vie de son arrière-grand-père comme elle l’a fait elle-même. Une fois n’est pas coutume, elle dispose sa classe en îlots et projette au tableau la récompense militaire d’Yves : sa citation à l’Ordre de la Brigade en 1955. Elle sert d’accroche pour plonger les élèves dans l’univers de la Résistance. Pleine d’émotion à la vue du nom projeté, elle envoie une photo de la classe à son père et attend avec impatience et nervosité ses élèves. Elle espère que la séance fonctionnera, cela a été le cas, au-delà de ses espérances

Les élèves ont travaillé par groupes sur l’une ou l’autre partie (la Résistance ou l’internement). À l’aide d’une étude de documents et de questions, les uns ont découvert les missions du résistant, les autres la vie dans le camp de travail. Tous ont rendu leurs réponses à la fin de l’heure. Le temps est passé aussi vite pour Mathilde : elle a eu l’impression de ne pas travailler ce jour-là. Elle a atteint aussi bien ses objectifs d’arrière-petite-fille que d’enseignante. Lorsqu’elle m’en parle, Mathilde est encore sur un petit nuage et trouve incroyable tout ce qu’elle a pu mettre en place auprès de ses élèves grâce à ces archives, au départ si personnelles.

En effet, cette activité permet de remobiliser les connaissances liées au chapitre et de comprendre le vécu de certains Français pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1944, Yves est chargé du ravitaillement du maquis, il organise des logements près du village de Séderon et participe au service de renseignement (figures 6 et 7). La professeure veut également montrer aux élèves le côté rural de la Résistance, qu’ils avaient peu abordé jusque-là.

L’activité peut également être un moment pour approfondir les connaissances ou en acquérir de nouvelles. La lettre de dénonciation par le chef de la milice (figure 4) illustre la surveillance de la population par la milice et le caractère autoritaire du régime de Vichy, ainsi que leurs effets sur la vie de certains Français. Quant au décret de suspension de fonction (figure 5), c’est un moyen pour Mathilde Soulié d’introduire la figure de Pierre Laval et d’initier un travail de recherche visant à montrer le rôle de ce personnage dans le régime de Vichy.

Pour finir, certains documents permettent aux élèves de replacer la trajectoire d’Yves Brunel et de sa famille dans un contexte plus large en faisant appel à ce qu’ils ont étudié depuis le début de l’année en histoire. Le plan du camp (figure 9) et les extraits de lettres (figures 1, 2 et 10) mettent en avant la présence de camps de travaux forcés en France destinés aux opposants politiques et aux résistants ; ils donnent un aperçu des conditions de détention. Yves Brunel « perd [ses] cheveux », il a vécu un « isolement de deux semaines », cependant il a droit à des lettres, des photos, des colis et des visites : « Je suis avec maman Rosy. Nous sommes heureux de passer quelques heures ensemble ». Mathilde Soulié veut amener ses élèves à comparer la situation des prisonniers français dans les camps du Régime de Vichy et ceux d’autres camps déjà étudiés depuis le début de l’année (goulags, camps de concentration en Allemagne et Pologne pendant la guerre). Enfin, cette trajectoire familiale invite les élèves à s’interroger sur le sort des enfants pendant la guerre. Annie est envoyée chez ses grands-parents pendant que son père est en camp de travail.

Le fait de disposer de documents photographiés (photocopiés et projetés au tableau) ainsi que d’extraits de lettres adressées aux membres de la famille, dont une enfant, a permis aux élèves de s’investir dans l’histoire personnelle de ce résistant et a attisé leur curiosité. Plusieurs ont demandé à leur professeure pourquoi Yves Brunel n’était pas dans le manuel. Bon nombre se sont prêtés au jeu de la démarche historique en essayant de reconstituer son parcours et celui de sa famille à l’aide des documents et de leurs connaissances. Certains ont demandé à l’issue de l’activité si Yves Brunel s’en était sorti et s’il avait retrouvé sa famille. Mathilde a également essayé de partager avec ses élèves son enthousiasme pour tenter de décrypter l’implicite des lettres, par exemple cette phrase : « Je vous souhaite vivement que vous ne remontiez pas à Paris […] avant la fin des événements ». Disposait-il d’informations via la Résistance malgré son enfermement dans le camp ? La professeure les a également poussés à se poser la question de la censure : quels éléments dans ces lettres montrent qu’elles étaient certainement lues ? Elle les a orientés vers la formulation habile de son arrière-grand-père « Je suis en excellente santé : je perds mes cheveux ». De manière générale, les travaux réalisés par les élèves lors de cette activité témoignent d’une très bonne compréhension des documents et de leurs enjeux.

À la fin de l’activité Mathilde a révélé à ses élèves son lien de parenté avec Yves Brunel et leur a expliqué qu’elle a découvert tout cela en cherchant dans ses archives familiales. Elle espère leur avoir montré que s’ils sont un tant soit peu curieux, ils pourront certainement découvrir des traces inattendues du passé dans leur famille. Aujourd’hui encore, Mathilde parle avec émotion de cette activité et l’on sent que celle-ci a marqué une étape importante dans sa vie d’enseignante. Les réactions positives des élèves l’ont particulièrement touchée et l’on sent une affection toute particulière lorsqu’elle parle de ses anciens Troisième. Elle a forgé un nouveau lien avec ses élèves : en livrant son histoire familiale, elle a amené ses élèves à s’ouvrir également. Forte de cette première expérience, Mathilde travaille cette année avec une collègue de lettres pour monter un projet interdisciplinaire dans lequel cette activité tiendrait une place centrale et serait prolongée dans le cadre du cours de français pour proposer un exercice d’écriture autour des récits historiques et autobiographiques.

Publié le 5 décembre 2023
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