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Écrire l'histoire par la photographie documentaire ?

Les rapports entre photographie et histoire sont habituellement régis par des problématiques qui les considèrent de façon séparée, en les prenant comme objet l’une de l’autre : en faisant de la photographie un objet d’histoire – qui étudierait les conditions historiques de l’apparition et des transformations de ce médium en une multitude de formes et de pratiques ou cantonnerait la photographie à un document archivistique – ou de l’histoire l’objet de la photographie – en considérant une « photographie d’histoire » comme on parle de « tableaux d’histoire ». On voudrait ici proposer l'exploration d’une troisième approche qui consisterait, elle, à écrire l’histoire d’événements passés par le biais d’une photographie du contemporain, en construisant un discours historien reposant sur la photographie comme pratique artistique. Nous proposons, à la lecture, ce texte du photographe Antoine Cardi, accompagné de quelques unes de ses photographies.

« Qu’en est-il de l’énigme d’une image (…) qui se donne comme présence d’une chose absente marquée par le sceau de l’antérieur ? »

Paul Ricœur, Histoire et Vérité, Paris, Le Seuil, 2001, p. II.

 

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Faire dialoguer art et sciences sociales dans un même espace de sens ne va pas immédiatement de soi. Dans sa volonté de légitimer les sciences sociales naissantes, le XIXe siècle les a parés des attributs d’une scientificité rationaliste, instituant une frontière qui se voulait étanche entre elles et les disciplines artistiques. Savants d’un côté, artistes de l’autre. Avec pour corollaire un refoulement des formes poétiques du savoir scientifique.

L’écriture de l’histoire n’a pas échappé à ce mouvement. Pourtant, nombre de travaux réinvestissent aujourd’hui fortement les questions relatives au mode d’exposition d’un discours scientifique qui assumerait comme une modalité opératoire à part entière la question des formes même de son écriture. Parmi ces formes, quelle place pour la photographie ? Peut-elle être le lieu d’une écriture historienne ? Et à quelle conditions ? Les réflexions qui suivent tentent quelques propositions de réponse, tout spécialement dans le cadre du travail photographique qui lui est adjoint, consacré à la place des populations civiles dans la Seconde Guerre mondiale.

 

(Cliquez sur les images pour les consulter)

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Une photographie documentaire porteuse d’un discours d’histoire

Nombre de disciplines artistiques peuvent être invoquées pour être le support d’un discours d’histoire[1]. Et de nous interroger, avec Michel Poivert : « l’histoire, jusque dans ce qu’elle a d’irreprésentable, ne pourrait-elle pas trouver dans la construction des images une forme de présence ? » [2]

 Si l’histoire est un travail sur le temps, l’image photographique, elle, suppose un travail avec le temps. Issue d’un dispositif mécanique et optique, elle « tire une partie de son pouvoir de sa “limitation” même. Elle pose le temps plus ou moins bref durant lequel la surface sensible est atteinte par la chose enregistrée, son laps de présence »[3]. Le temps est au centre de toute pensée de l’image, et « nous sommes devant l’image comme devant du temps » : « dans l’image c’est bien du temps qui nous regarde »[4]. Mais au-delà, qu’en est-il de ses capacités à rendre compte du passé de façon réflexive ?

Le photographe ayant pour intention de tenir un discours historien doit d’abord se plier à l’exigence d’identifier les faits, les dates, les acteurs, les lieux des événements auxquels il s’intéresse, soit par des sources archivistiques (textes, objets, témoignages, images, etc.), soit par le biais de travaux historiographiques déjà constitués. Intervient ensuite la prise de vue au cours de laquelle le médium photographique est mobilisé dans sa capacité à témoigner du réel, transmuant alors l’image elle‑même en document. Or, depuis l’invention du procédé photographique se pose précisément la question de sa capacité à se constituer en document fidèle. En la matière, une position a minima est celle d’une nécessaire humilité face à la capacité de l’image photographique à rendre compte du réel : ni vérité (le réel y est interprété à travers le prisme d’un dispositif mécanique, optique et chimique ou électronique), ni mensonge (son matériau reste l’existant), dans son acception documentaire la photographie renvoie à la notion de description du monde tel qu’il est. Mais, pour relever de cette intention, la prise de vue photographique doit se soumettre à certaines exigences. Tendre vers une certaine forme d’« objectivité » tout d’abord, avec comme point de mire la mise en avant du caractère informatif d’une image : photographier en couleur, par un cadrage où domine la frontalité, à l’aide d’une optique « neutre » – dans un espace perspectif proche de celui de l’œil humain –, dans une lumière diffuse – qui ne participe pas à une dramatisation de l’image. Autant de caractéristiques – l’emploi de la couleur excepté – qui se rapportent à ce que l’historien de la photographie Olivier Lugon a regroupé sous la dénomination de « style documentaire »[5]. Irréductible toutefois à un simple décalque du réel, l’image photographique produite selon ces procédures est également cosa mentale et résulte tout autant de la capture de l’existant qu’elle renvoie à une forme de projection de la conscience de son auteur confronté à l’objet photographié. L’image photographique documentaire, loin d’être un document pur, privé d’affect ou de sensibilité, se situe donc entre empreinte indicielle et projection imaginaire.

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Une fois réunies les images constituant le corpus photographique, peut intervenir le second temps de l’opération historique – « l’explication causale / finale » –, celui où l’historien déconstruit sa masse documentaire pour la mettre en séries cohérentes, se posant ainsi la question du « pourquoi ? » de l’événement historique. Pour le photographe, c’est par la sélection des images réalisées qui répondent le mieux aux postulats qu’il s’était choisis en amont de sa démarche, à distance des sensations parfois troublantes qui, sur le terrain, ont abouti à des prises de vues qui ne correspondraient pas complètement aux prérequis ; au contact également de l’ensemble des images parmi lesquelles une cohérence d’ensemble se fait jour.

Enfin peut intervenir la phase de « mise en récit ». Si l’image photographique documentaire est, comme le soutient Roland Barthes, un « certificat de présence »[6], elle est aussi une reconfiguration singulière du réel dotée d’un fort pouvoir de fictionnalisation[7]. La polysémie fondamentale des images photographiques rend leur simple contiguïté impropre à constituer en soi un récit d’histoire. Se profile alors la nécessité de leur adosser un élément textuel – ici sous forme de légendes – qui vient renforcer leur pouvoir d’évocation. De cette opération de confrontation naît un décalage temporel entre image et texte qui peut se configurer en pensée d’histoire. Car au fond, toute opération d’écriture de l’histoire n’est-elle pas une forme d’anachronisme ? Assumer la vertu opératoire de l’anachronisme en histoire – comme chez Jacques Rancière pour qui il est un « concept poétique » au sens d’une tekhnè[8] – renvoie l’historien à une nécessaire prise en compte des procédures poétiques de son discours comme méthode. Du décalage entre l’image et sa légende naît, chez le regardeur, un imaginaire producteur de sens, un récit fictionnel qui s’apparente à une opération de connaissance.

Partageant une épistémologie mixte construite sur un entrelacement d’objectivité et de subjectivité, les rapports qu’entretiennent histoire et photographie documentaire avec les notions de réel, de vérité et de fiction, confèrent à celle-ci une légitimité à représenter le passé sous la forme d’un discours d’histoire. Mais sous quelles formes peut-elle prendre en charge la représentation des violences de guerre ?

Représenter la violence du passé par la photographie du contemporain

 L’un des biais pour dire la violence des conflits passés fait appel à la photographie de paysage, celui-là même qui a vu se dérouler les événements. En concentrant un ensemble de signes, elle a pour caractéristique de combiner deux polarités – celle de l’archive qui documente un lieu réel et celle du spectacle s’offrant à la vue et, par là, à l’émotion et à l’imagination[9] – en questionnant la durabilité des formes de l’événement historique : dans bien des cas, les traces visibles du passé sont indécises, voire inexistantes. Cette représentation de l’événement par le biais du paysage, il faut donc la générer photographiquement en lui donnant une forme parée des vertus du fond, celle précisément d’une écriture d’histoire.

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Or, si celle-ci se doit de répondre à une exigence de méthode, rien n’empêche son auteur d’en choisir les formes pour la dire. Et « le grand défi du style, pour l’historien, c’est de contenir la colère de la vérité »[10]. Ainsi, sur le plan stylistique, « la clarté et la sobriété sont indissociablement des choix d’écriture et des partis pris épistémologiques : rigueur, distanciation, refus du spectaculaire, soupçon vis-à-vis de l’emphase et de l’apitoiement »[11]. Un style réservé n’est pas forcément synonyme de détachement : « non pas l’insensibilité, mais la retenue ; non pas l’absence de sentiment, mais la pudeur »[12]. La représentation de la violence en photographie peut relever des mêmes exigences. Si au cinéma « les travellings sont affaire de morale »[13], en photographie le cadrage relève également d’une éthique. Et « il y a bien une éthique documentaire dans le recours à des formes d’images proposant un concentré d’humilité, de distance réfléchie (…). Le document est une réponse au monde des images sur le terrain même des images, l’unique moyen peut-être de s’opposer au règne sans partage du spectacle »[14]. En ce sens, le recours à une photographie de « style documentaire » (cf. supra) , à sa sobriété esthétique, à la distance qu’elle induit, est un moyen d’historiciser face au trauma de la violence.

L’historien « ne cherche rien d’autre au fond qu’à rendre visible (…) une certaine configuration du pouvoir »[15]. Mais un danger permanent guette : celui de réduire l’histoire des sociétés à celles des groupes sociaux dominants – ceux qui ont laissé le plus de traces tangibles – à l’exclusion des autres, dominés et/ou marginalisés. Ainsi, l’histoire de la guerre fut longtemps celle des États, traités, stratégies ou batailles avant de s’intéresser aux acteurs sociaux majoritaires (soldats, civils). Cette histoire des oubliés, la photographie documentaire peut également la prendre en charge. Mais, face à l’évanescence des traces dans le paysage, le témoignage de la violence de guerre passe par la mise en représentation d’une perte, d’un manque. Une histoire spectrale, en somme.

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Cette expérience de l’absence, c’est par l’ostentation d’un vide que l’image photographique peut prétendre la figurer. Depuis la Physique d’Aristote, la tentation est grande d’associer nature et plein, réel et plein, en justifiant l’effet de réel par un effet quantitatif. Pourtant, dans les cinémas dits de « la modernité » – ceux qui se développent à partir des années 1960 – le vide se met à hanter le champ dans l’image pour rendre compte d’un manque au cœur du réel. Entre la caméra et ce qu’elle filme, quelque chose se produit qui est de l’ordre « de la reproduction d’une béance, d’une opacité, d’une insignifiance, d’une absence, d’une présence impossible »[16]. Une esthétique s’affirme qui a partie liée avec « la résistance obtuse du réel »[17]. Par exemple, chez Michelangelo Antonioni – cinéaste de la disparition et de l’évidement s’il en est[18] –, le temps est souvent comme figé, suspendu : le cinéaste filme le vide de l’espace urbain, de façon presque impersonnelle, mécanique, aléatoire ; il s’agit de montrer non pas ce qui est, mais ce qui n’est pas, de souligner le caractère irrémédiablement insaisissable de la réalité, l’incapacité de l’image à la représenter, de filmer au plus près du manque qui est au cœur du réel, des événements et des êtres.

L’image photographique est, elle aussi, capable de provoquer la sidération face au vide ­– un espace duquel est notamment absente toute figure humaine – en faisant sienne une esthétique du « temps faible » telle que l’a définie Raymond Depardon : « dans une photographie du temps faible, rien ne se passerait. Il n’y aurait aucun intérêt, pas de moment décisif, pas de couleur ni de lumière magnifique, pas de petit rayon de soleil, pas de chimie bricolée »[19]. Une façon anti-spectaculaire de photographier qui, au-delà d’interroger le sens du visible, fasse que l’image suggère ou contienne aussi « son “avant” et son “après”, cela de manière bien plus riche que ne le donne à penser le présupposé linéaire relatif à la temporalité »[20].

Entre cet « avant » et cet « après », c’est précisément là que réside, sous le sceau de l’imaginaire, toute la part véritative et fictionnelle de la photographie qui peut prétendre à la configurer en pensée d’histoire.

Vous pouvez retrouver et consulter le travail d’Antoine Cardi en suivant ce lien. 

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Une partie de ce texte a été publié dans son dernier ouvrage : Antoine Cardi, 1944 : Paysages / Dommages, 2018.

 

[1] Cf. par exemple Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, 2014, p. 315-316.

[2] Michel Poivert, La Photographie contemporaine, Paris, Flammarion, 2010, p. 106.

[3] Arnaud Claass, Du temps dans la photographie, Trézélan, Filigranes Éditions, 2015, p. 10.

[4] Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éditions de Minuit, 2000, p. 9.

[5] Olivier Lugon, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Éditions Macula, 2011, 440 p.

[6] Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma–Gallimard–Le Seuil, 1980, p. 135.

[7] Voir notamment Christine Jérusalem, « Pouvoirs de la photographie », Acta fabula, vol. 12, n° 6, juin-juillet 2011.

[8] Jacques Rancière, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’Inactuel. Psychanalyse et culture, n° 6, automne 1996, p. 53.

[9] « Les paysages ont-ils une mémoire ? », in Christa Blümlinger, Michèle Lagny, Sylvie Lindeperg et Sylvie Rollet (éd.), Paysages et Mémoire. Cinéma, photographie, dispositifs audiovisuels, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2014, p. 10

[10] Jablonka, op. cit., p. 261.

[11] Ibid., p. 259.

[12] Ibid., p. 261.

[13] Jean-Luc Godard, Les Cahiers du cinéma, n° 97, juillet 1959.

[14] Michel Poivert, op. cit., p. 166.

[15] Patrick Boucheron, op. cit., p. 34.

[16] José Moure, Vers une esthétique du vide au cinéma, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 159.

[17] Ibid., p. 159-160.

[18] Voir notamment José Moure, Michelangelo Antonioni. Cinéaste de l’évidemment, Paris, L’Harmattan, 2001, 168 p.

[19] Raymond Depardon, « Pour une photographie des temps faibles », entretien cité in Michel Poivert, op. cit., p. 93.

[20] Arnaud Claass, op. cit., p. 10.

Publié le 25 février 2019
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