Désannoncer l’Histoire
Qu’importe ! Paris voudrait que l’on cesse de « parler de Vuillard », Éric Vuillard, « le Goncourt 2017 » – le Paris des intellectuels, des universitaires. Le présentisme aurait-il gagné ? On en aurait assez dit sur l’auteur de L’Ordre du Jour, de Tristesse de la terre, de Congo et sur ses livres. On ne va pas s’abandonner à l’air du temps. Puis, disent les mêmes : quand même, on pourrait en parler, donner voix à nos intérêts personnels d’historien, de critique, de visualiste, de littéraire. Un double scrupule flotte dans l’air : en parler ; ne pas donner suite. Qu’importe !
Si nous devions adopter le ton convenu de l’article universitaire, ces remarques déclinées pourraient s’intituler « Ekphrasis photographiques dans l’œuvre d’Éric Vuillard ». Mais il ne s’agit pas de cela. Et quand nous disons Vuillard, nous voulons dire ce qu’il a écrit. Voici donc des textes, et dans ces textes construits comme des bombes froides, nous découvrons des descriptions de photographies. Des images qui ne cessent de défaire ceux qui ont posé devant l’appareil. Car la vérité remonte à leur surface. L’auteur et l’éditeur ont jugé bon de nous donner à voir certaines photographies en même temps qu’elles nous sont racontées. L’une est reproduite sur la jaquette ou sur la couverture, d’autres en exergue des chapitres ou dans le corps du texte. Douze clichés dans La Bataille d’Occident[1], treize dans Tristesse de la terre. Mais il faut bien dire qu’au début on les regarde à peine. On va vérifier peut-être. Le plus souvent, on n’y voit presque rien. Ce sont des vignettes. Une fois, l’auteur invite à mieux regarder, à regarder de plus près. Mais là n’est pas le plus important. Parce que ces documents, on est d’abord amené à les lire, on les découvre en les lisant, on y pense en lisant, et c’est ainsi qu’ils font effet. Ils mettent à nu, révèlent. C’est le pouvoir qui leur est attribué. Et cette virtus est plus forte que tous ceux qui ont été photographiés. Évidence pour des photographies, mais pas en littérature et pas pour l’historien. Ces images sont des archives verticales. Elles percent le plafond du temps. En même temps qu’elles témoignent et assurent des événements, elles trahissent ceux qui s’y trouvent. L’Histoire ne peux pas se cacher derrière, elle est bien trop épaisse. Son jeu – le jeu de tous les grands clampins du monde – trouve sa limite dans la pose. Tel est le sens du photographique dans ces textes.
Pièces à conviction
L’Ordre du jour raconte l’ascension du parti nazi à partir de la réunion des grands industriels et financiers allemands au palais du Reichstag en février 1933. On nous parle de Gustav Krupp : « Albert Völger monta les marches jusqu’au premier étage. […] Peut-être que Gustav Krupp fit une halte sur le pallier, lui aussi, lança un mot de compassion à Albert… » On l’a peut-être déjà fait ou pas encore, mais à un moment où un autre on ne peut s’empêcher de chercher la légende de la photographie reproduite en pleine page sur la jaquette du livre. C’est « Gustav Krupp von Bohlen und Halbach » par Georg Pahl. Ensuite, chaque fois qu’on revient à ce Gustav, on a envie d’aller le tester sur sa photo, de regarder sa figure, sa posture, les détails de sa personne. De vraiment voir Gustav Krupp. On se dit que c’est ce type-là : il est bien là, et il est là avec sa façon de serrer ses gants beurre frais sur ses documents, avec son alliance dont l’éclat coupe son doigt et l’autre main qui tient fermement le bord de son chapeau, avec son air vaguement satisfait et complexé sur un col cassé. Il est au sommet de l’intrigue. Il est âgé et il est jeune. « Au premier rang, Gustav Krupp balaye de son gant son visage rubicond, il graillonne religieusement dans son tire-jus, il a un rhume. Avec l’âge, ses lèvres fines commencent à dessiner un vilain croissant de lune à l’envers. Il a l’air triste et inquiet ; il tourne machinalement entre ses doigts un bel anneau d’or, à travers le brouillard de ses espoirs et de ses calculs […]. Soudain les portent grincent [c’est Hermann Goering qui vient] […] Hjalmar Schacht ravale sa salive, Gustav réajuste son monocle » (Ordre, p. 20).
Les contemporains sont parfois devancés voire prophétisés par leur portrait photographique, et les spectateurs du moment sont alors percés à jour eux aussi, discrédités dans leur fascination par la description de la misère qui habite l’image de part en part. « Depuis les débuts de la conférence [de Berlin en 1884], on attendait avec curiosité la venue de Henry Morton Stanley. Tous ont vu les belles photos où il pose, fusil à la main, avec un petit nègre, devant trois pauvres cailloux et deux fausses plantes » (Congo, p. 37). Cette étrange photographie de l’explorateur et de l’enfant est reproduite en couverture du livre. On regarde et on est frappé par l’air déprimé, effondré de Sir Henry Stanley. Il a tout l’air d’un idiot et on le sait redoutable. Tout est là, c’est le mystère. Il donne l’impression d’avoir posé de force ; on sent qu’il est ailleurs, c’est glaçant. Tous ont donc admiré Stanley en photographie et « tous ont lu Le continent mystérieux, tous ont été avides de nouvelles lorsqu’il partit à la recherche de Livingstone ; tous ont lu, médusés, le récit à cinq cents de ses exploits […] Il leur parlera du Congo […] Tout le monde restera baba. Après les lianes, la boue, les voici très au-dessus de la canopée, propulsés vers le ciel, heureux. […] Oh là là ! que ça va vite avec Stanley. » (Congo, p. 37)
Le montage des pièces et du texte, ou des images entre elles, n’est-ce pas une opération démonstrative ? Tout comme le montage libre des images mentales. « À mettre le Congo en regard de cet arrangement [la conférence de Berlin], on éprouve un étrange malaise. L’intelligence, dit-on, exige des garanties plus grandes ; pourtant, si je veux mettre à côté de ces géographes en habit un nègre du Congo et si je veux, sur la banquette du carrosse, déposer un panier et si, dans ce panier, je veux mettre quelques-unes de ce petites mains mutilées que j’ai vues sur les photographies les plus émouvantes du monde, qui peut m’en empêcher ? Et si je veux foutre un portrait du général Wahis, gouvernement général de l’État indépendant du Congo et juste au-dessous, comme un clou de ténèbres, la photo de ces enfants amputés que j’ai vue dans un livre, et si je veux, entre les médailles, sur la poitrine de Wahis, sous le regard horriblement triste de Wahis, avec au fond des yeux une choses souillée, défaite, planter l’autre regard, celui de l’enfant, si triste, mais pas de la même tristesse, pas du tout, d’une autre tristesse qui s’enfonce dans le cœur, qui vous fait vous sentir tout petit, bien plus petit que Wahis ne le sera jamais, et vous fait remonter tous les fleuves et vous perdre tout au fond de vous-même et pleurer ? » (Congo, p. 70-71) [2]
Décrire une photographie est une façon de dire quelque chose de l’évidence que sinon nous n’aurions jamais écrite. Cette forme de pureté factuelle semble dire quelque chose du sujet, de son destin, pareille à l’oracle : de grandes choses sont perçues dans des signes. « J’ai vu des images de cette petite fille [Zintkala Nuni, le bébé Lakota découvert dans les bras de sa mère morte après le massacre des Indiens à Wounded Knee Creek], elle doit avoir quatre ou cinq ans. Sur l’une d’elles, elle s’enroule dans un rideau de dentelle ou de mousseline, près d’un sofa. Son visage est sombre. Ses yeux sont noirs. Elle est jolie. Elle porte une robe de petite princesse comme dans les bonnes familles. Elle sourit d’un air timide, sa main attrape un bout de rideau […] La maison des Colby est pleine d’antiquités douteuses » (Tristesse, p. 70-71). Zintkala Nuni ira à Hollywood. « Il existe une photographie d’elle, peu de temps avant qu’elle ne meure. Elle pose en Indienne, à l’exposition Panama-Pacifique de San Francisco. Et c’est curieux, mais sur cette photographie, elle qui pourtant est indienne, semble être déguisée » (Tristesse, p. 73). La petite fille avait grandi en se montrant indocile. Elle ignorait les détails de sa propre histoire, mais elle jouait dans des westerns. « On ne sait pas combien Colby [le Général Leonard W. Colby] acheta Zintkala Nuni, peu importe, on sait seulement qu’il était fou […] sa plus grande folie fut sans doute d’acheter cet enfant et de l’adopter, et de mêler ainsi à ce point les larmes et le profit. Oui, là – comme on le voit sur cette terrible photographie où il tient l’enfant dans ses bras, vêtue d’une sorte de robe de baptême –, on peut dire que Leonard Colby alla très loin dans sa folie, engloutissant la vie d’un autre dans la sienne, et diluant la sienne dans une entreprise de malheur. » (Tristesse, p. 70)
L’heuristique du visible est sans équivoque. Sur l’image, les apparences ne trompent plus, elles confirment : « Le visage de Schlieffen résume toute son histoire. La bouche est amère, les paupières lourdes. Sur un portrait célèbre, le comte Alfred von Schlieffen, maigre vieillard aigri, tient – de la main rose et lisse de celui qui n’a jamais planté un clou – le pommeau de son épée. Pourtant des clous, il en plantera dans tous les cœurs, dans toutes les poitrines d’Europe. La vieille carcasse porte une croix au cou, trois autres sur le flanc […] une vie entière d’état-major. Une vie de carte, de calculs, de spéculations froides. Toute une vie passée à planifier la guerre, à envisager la guerre, à imaginer le pire. […] Une existence passée à envisager la vie humaine comme une unité de compte finit par faire de lui un homme hautain, vivant parmi des convictions abstraites » (Bataille, p. 33-34). Comme dit la maxime, nous ne sommes pas responsables de la tête qu’on a mais de celle qu’on tire ; à quoi il faut ajouter que, après un certain temps, la vie se charge de vous en faire une. Ainsi, « vers la fin de sa carrière, Schlieffen pinçait constamment les lèvres, l’air mécontent, semblant hésiter entre la froideur et les larmes, comme s’il avait subi je ne sais quel affront […] la figure brûlante, le regard, l’un des plus tristes que j’ai vus. […] Maintenant, voyons cet homme austère, une fois à la retraite, méditant dans son appartement de Berlin. Il continue à réfléchir son plan, nuit et jour… » (Bataille, p. 33, 36, 39). « Hindenburg a un peu la même bouche qui Schlieffen, les commissures tombent avec les moustaches, un même genre de dureté corrompue de tristesse, une amertume profonde » (Bataille, p. 44). Le visage est le lieu même du temps, sa photographie la voie d’accès à tout ce qu’il contient.
« Il suffit de regarder n’importe quelle photographie de Cornelius Vanderbilt, l’empereur du chemin de fer [américain], pour comprendre. Il suffit de bien observer sa bouche, le pli sans recours de ses lèvres, l’audace cynique. Il suffit de fixer ses yeux pour entrevoir le petit buisson desséché par le sel. Et il suffit de regarder le terrible portrait que Mathew Brady nous a laissé du général Sherman – celui où il est bras croisés, en uniforme, le regard dur et le visage ravagé par une sorte de lèpre – pour apercevoir cet autre versant de la fable. La haine » (Tristesse, p. 89-90). De ces deux-là par exemple, Cornelius Vanderbilt et Mathew Brady, nous n’avons pas leur portrait à regarder, contrairement à ceux de Buffalo Bill. Il y a peut-être un droit à l’image qui dépend de l’empathie relictuelle que l’on peut éprouver envers l’un ou l’autre de ces personnages.
En vis-à-vis de l’un des célèbres portraits du vieux Buffalo Bill Cody, l’œil mouillé, le regard portant vers des horizons antérieurs, on nous parle du vieux clown… Nous faisons sans cesse l’aller-retour entre les mots et ce visage diaphane et fané qui incarne le « mélange d’ancien et de nouveau » à travers son Wild West Show. Or ce visage nous initie au devenir même d’une civilisation. « Chaque nouvelle génération crut soudain lire dans sa propre nostalgie, le signe d’une irréparable perte. Et Buffalo Bill lui-même avait senti, entre les vieux meubles en acajou et une estampe de Naples, je ne sais quel avilissement de la réalité. […] Il devint brutalement évident à Buffalo Bill que la nostalgie n’était pas seulement une résistance vaine contre la nouveauté déchainée, mais qu’elle était elle-même devenue à présent une forme de notre savoir. […] Lui qui, ayant dressé ses immenses toiles peintes devant le monde, avait joué le drame de la civilisation à guichet fermé […] ; lui qu’on avait vu avec ces mêmes Indiens se promener en gondole sous le Rialto et pour qui on jugea le Colisée trop petit, avait commencé à vieillir. […] Alors il lui sembla que la vie avait été comme un horrible piège » (Tristesse, 127-135). C’est ce piège, ce ravalement de la réalité, cet « immense périple autour du vide » (Tristesse, p. 119) que l’on se met à apercevoir, à ressentir en regardant l’image qui est une fois encore un visage. Cette fois-ci, c’est la description qui nous fait voir des choses dans l’image. Si bien qu’on ne sait plus qui de l’image ancienne ou de l’écriture adventice hante l’autre.
Morale, moralité, moralisme
Comme historien on avait parfaitement oublié que la morale de l’histoire pouvait ne pas être un écart de conduite. Bien sûr, la monographie de David Van Reybrouck, où plane l’horreur des mains coupées sur ordre de Léopold II, est politique[3]. Et il faut une réelle force d’écriture à un historien pour exposer à distance, cliniquement et dans les moindres détails, les actes des monstres qui ont surgi des clair-obscur. Mais, au fond, quelle différence entre une monographie de recherche et ces récits pathétiques, entre nos icebergs d’érudition et ces textes vibrants qui ne sont pas des essais ni des livres d’histoire ? La neutralité n’existe pas d’avantage dans les livres d’histoire, l’engagement s’y fait seulement plus discret, atténué par des principes d’écriture qui font le genre même de l’historiographie. Car n’en déplaise à certains historiens et sociologues, la « neutralité axiologique » chère à Max Weber n’est pas ce qu’on lui fait dire en général. La célèbre expression ne dit pas qu’il faut être désengagé pour faire œuvre de science et de vérité. Au contraire, dit Weber, il s’agit de briser l’asymétrie redoutable de la « neutralité professorale » qui s’exprime jusque dans l’exposé scientifique et réalise alors exactement ce qu’elle refuse ; « la confusion des différentes sphères arrive nécessairement quand on noie dans la même et froide absence de tempérament la constatation de faits empiriques et l’invitation à une prise de position pratique devant les grands problèmes de la vie »[4].
Ce n’est donc pas pour vivre nos bouleversements d’homme que nous lisons des romans, et ce n’est pas pour les exprimer que nous en écrivons. Mais il est vrai que la poétique de la sidération, de la stupeur, du vertige se trouve là en terrain dégagé. Alors, les photographies sont autant de projections intérieures. Supports du trouble et des évidences. Éléments constitutifs d’une « vision »[5]. Toute image choisie aura cette valeur. Au milieu de La Bataille d’Occident, récit de la Première Guerre mondiale, survient cette estampe non identifiée et parachronique, la gravure de la grande effusion que fut la bataille de Rocroi en 1643, avec son titre évocateur : Les Heureux commencements du règne de Louis XIIII sous la généreuse conduite du duc d’Enguien (Bataille, p. 22). Avec la photographie, on a de surcroît, sous les yeux, « ce qui fut ». William Frederick « Buffalo Bill » Cody a bien serré la main de Tatanka Yotanka « Sitting Bull » en 1885. Sur le plan théorique, il nous est toujours loisible de rejeter le paradigme indiciaire propre à la conception de la photographie si bien énoncée par Roland Barthes dans La Chambre claire. Nous pouvons toujours déclasser « le photographique » selon Rosalind Krauss, cette ferveur de trace, au prétexte qu’une photographie n’est pas un décalque « physique », et dire que le transport du réel d’un espace à une surface est une vue de l’esprit ou que « l’originalité de la photographie » n’est pas « l’objectivité essentielle »[6]. Nous pouvons donc être théoriquement présomptueux. Il n’en demeure pas moins que sur le plan de l’expérience et des affects, nous n’avons que faire de dénaturaliser la perception, de désessentialiser le procédé, de réfuter le visible comme indice de vérité intérieure ou antérieure. À la limite, toute émotion photographique vient prouver le contraire – le procédé, c’est son mythe – et à plusieurs reprises l’auteur donne crédit à cette mystification du sensible en adoptant la façon même dont la photographie fut conçue depuis son invention comme écriture solaire et comme alchimie. « Que c’est étrange une photographie. La vérité y vit comme incorporée à son signe » (Tristesse, p. 145).
« Attention ! La poire est levée, la main presse. Par le petit trou, son âme [l’âme de Sitting Bull] le regarde. Poum. C’est fait. Les silhouettes du vieil indien et de Buffalo Bill flottent un instant dans la gélatine, parmi les atomes d’argent. Puis les voici fixées sur des cotillons de papiers de dix-sept centimètres sur douze, pour l’éternité » (Tristesse, p. 29). Plus loin, Wilson Bentley répètent inlassablement ses tentatives : « Les mains tremblantes de Willie tournent la molette. La respiration coupée, il appuie sur le bouton, et poum ! Le flocon est pris dans les pailles d’argent. Mais les clichés restent flous. […] Willie se dit que Dieu ne veut pas que la photographie s’enfonce dans la matière, que son mystère dédaigne d’être percé. […] Et pendant que les Américains s’agitent de toutes parts, qu’on courent aux quatre coins du continent pour fouailler la terre, racrasser les failles, fonder une banque, montrer des guibolles, et qu’on se heurte à ses désirs comme à des haies de pierre, Wilson reste dans le Vermont, bien sage, dans la ferme de ses parents. Il regarde. Il ne fait que ça. Et il prend des centaines de photographies, écailles de pommes de pins, fibres de mousse, pétales de fleur […]. Mais ce qui l’ébahit le plus […] ce sont ces choses qui se cachent, qui s’évanouissent. […] Il voudrait toutes les prendre, en garder quelque chose, une empreinte, une trace, un souvenir » (Tristesse, p. 151-154).
Bref, c’est au procès littéraire de l’Histoire, mais à un procès qui n’a jamais eu lieu, à un procès que l’on voudrait voir se tenir et qui se tient peut-être un instant dans notre tête au moment de lire, donc à un procès mélancolique (si la mélancolie est la nostalgie sans le temps), que ces photographies sont présentées comme des pièces à conviction.
Quelle est alors la forme de cette « morale » ?
Une tristesse infinie. « Que c’est délicat un flocon ! On dirait un petit secret fatigué, une douceur perdue, inconsolable » (Tristesse, p. 58). Tristesse des victimes. Tristesse des bourreaux. Et, par-dessus tout, notre tristesse. Sans borne. La tristesse dévorante des tourmenteurs surtout nous interpelle[7]. Elle est le symptôme de leur perdition. Le criminel, le fou de brutalité, l’insolent de tout, finalement se repend, échoue, se perd. Il est attaqué par lui-même. En lui se joue une psychomachie où la vanité écrase à plate couture les entreprises qui passaient pour des triomphes. Tout se passe comme l’écrivait Jean Chrysostome. Celui-là a le pas sur le monde. Celui-ci reçoit tous les honneurs. Mais revenez plus tard et soulevez le voile qui cache leur conscience. Vous verrez leur pensée, comme en un tribunal, faire agir les remords en guise de bourreaux. Débarrassé de tout accusateur visible, cet homme-là ne cesse de s’accuser dans le secret de son âme. Il a commis l’inouï et, assiégé de tous côtés par des terreurs inédites, il redoute désormais les rues étroites et obscures. Jour et nuit, jusque dans ses propres songes, il voit les fantômes de son iniquité. Il gémit et tremble sur la Terre. Il porte dans le cœur un incendie qui grandit toujours davantage. Tel est le supplice qu’endure celui qui a épouvanté, celui qui a fait des gains frauduleux, celui qui s’est livré à une ivrognerie dramatique. Quelque chose demeure en lui qui le décime. L’humanité sans doute. Cette humanité – la sienne propre, ou celle d’être un homme – le persécute et le confond pour toujours. C’est à son tour. C’était à retardement. Qu’il y ait non pas une sentence divine ou une morale de l’Histoire mais comme une malédiction, laisse penser qu’il y a une justice immanente : celui qui razzie sera razzié. Cependant, que le coupable soit détruit par le temps est seulement l’effet de son propre avilissement, de sa compromission. La destruction est en lui, premier et dernier moteur du désastre.
« Fiévez [Victor-Léon Fiévez, commandant de districts au Congo, coupeur de mains, un de ces « pauvres types désirant s’enrichir à tout prix »] se tenait ainsi, médusé, depuis qu’il était rentré en Europe, il ne pensait plus aux savanes d’Afrique […] à la nuit tombée, il sortait, appelé dehors par je ne sais quelle force obscure. Il ignorait son idéal et dans les W-C des bars, devant les glaces, il pleurait et s’essuyait vite le visage pour que personne ne le voie. Et au matin […] il avait honte […]. Les années passèrent. Fiévez fit encore quelque temps le sale boulot, et lorsqu’il revenait en Europe, il trainait des nuits entières et ça lui faisait un peu oublier les horreurs et toute cette boue où il avait vécu. […] Il boit du gin […] hausse le ton […]. On se réconcilie, car tout est vain sous le ciel énorme. Il se demande quelle est sa place sur terre. Pauvre Fiévez, il se tient dans son petit cercle de l’enfer, se mordant lui-même. Le mal n’est pas à la jungle, comme une bête qui serait dans l’âme. Non. Le mal, c’est ce qui dévore, oh ! ce n’est pas une puissance obscure attirante, c’est cette petite chose qu’on entraperçoit, sur certaines photographies, dans le visage de Léopold, c’est la villa Malet, avec ses modillons, sa cascade, les satyres du palais Radziwill [lieu où se tient la conférence de Berlin et résidence de Bismarck], et toute la philanthropie de Léopold. Le mal, c’est ça. […] Léopold vieillissait… Le vieux Stanley jouissait de sa retraite et […] les bienheureux de tous bords poursuivaient leurs affaires. Mais Fiévez, lui, passait ses nuits à boire, il suait, bavait devant son visage mort. Le miroir des W-C était son purgatoire ; mais il ne lavait pas ses fautes, il s’épongeait le front, se rinçait les mains et pleurait […] et il lui remontait à la gorge tout un tas de tristesses, de regrets. […] La terre penchait à l’abîme […]. Fiévez aurait voulu passer par dessus bord, se jeter à la mer et couler, couler, grâce au poids de son immense dépit […]. Il mourrait à petit feu, cela durerait une éternité peut-être. […] Lui qui avait arrosé le monde de caoutchouc et de sang, il se racrapotait chez lui. » Puis « il éprouva un vide immense, un affreux pincement au cœur » et il mourut, « à la place de son lit un trou noir » (Congo, p. 83-94).
Avant lui, il y avait eu Charles Lemaire. Lemaire et sa troupe armée boutent le feu à tout ce qui leur fait obstacle, les huttes s’envolent. « Il regarde brûler tout ça avec un fond de tristesse bizarre. Car Lemaire est triste, jeune et triste, il a peut-être été jeté dans tout ça sans comprendre et voici qu’il y trouve à la fois plaisir et horreur, comme il le dira lui-même plus tard, l’horreur est remontée lentement en lui, en secret, mais il a continué à brûler, à tuer, il a pendant quatre ans traversé la brousse et la forêt en tous sens, il a continué à récolter les vivres pour ses troupes, brutal, aveugle. » (Congo, p. 54)
Les méchants finissent mal, dans le néant. Le regret empoissonne ceux qui survivent à leurs forfaits démentiels et à leur médiocrité. Pas tous, mais certains. Ceux-là sont jugés dans le petit théâtre de leur conscience par quelque chose d’infime mais de redoutable. C’est le soulagement qu’offre la fiction. C’est la supériorité aristotélicienne de la poésie sur l’histoire, c’est-à-dire de ce qui devrait arriver sur ce qui a eu lieu. « On est tous prisonnier de l’incroyable », mais les Lemaire et les Fiévez ne s’en tirent pas à si bon compte. Soulagement de courte durée car on ne peut pas s’empêcher de se dire : si seulement c’était vrai ! Si seulement l’Histoire était une addition à somme nulle ! Lemaire écrira : « “Je relus avec horreur mes premiers rapports.” C’est là, écrit Vuillard, dans ce sentiment d’horreur avoué que je puise ma petite goutte d’espoir » (Congo, p. 55). Si seulement justice était faite pour ceux qui ont enduré… Enduré quoi ? Nous cherchons les mots. On ne les trouve pas. Pour Fiévez, il faut lire avec quelle candeur la Biographie coloniale belge (1952) présente ce monsieur en pacificateur opiniâtre[8].
C’est toujours le même homme
Si historisants soient-ils, ces récits appartiennent à la littérature anthropologique. Il y a de l’Histoire, bien sûr, il n’y a même que cela, mais c’est toujours le même homme qui souffre. Je ne veux pas dire seulement le faible, le pauvre, l’anéanti d’avance. Je veux dire que le ciel est bleu, l’eau ruissèle et les étoiles pulsent, et que c’est toujours le même homme aussi que l’on reconnaît dans cette apparente éternité. On se tromperait en pensant avoir affaire à une pensée du « retour du même », quand, dans Conquistadors[9], Tristesse de la terre ou Congo, à quatre siècles de distance, on retrouve les mêmes fous furieux abolis de raison, les mêmes femmes et enfants, les mêmes incendies. Pizzaro et Lemaire ne sont-ils pas frères de saccage ? « Certains croient que tout se répète », mais non[10]. Ce n’est pas que l’Histoire revienne ou ne passe pas, mais que, en s’occupant d’Histoire, la littérature conserve tout ce qui n’en a pas. Elle maintient la part commune, contrairement à l’historien qui n’a guère de raison de s’y attacher, de faire intervenir le monde sensible – sauf si les intempéries ont fait chavirer le bateau du roi. Le sens de ce qui échappe à la singularité du passé et qui pourtant le constitue, ce sont bien les morts, la veulerie, la rapacité, la violence, toutes ces choses qui prennent en effet des formes historiques, telles que l’anéantissement des populations amérindiennes, l’impérialisme, le colonialisme occidental. « L’Histoire est morte. Il n’y a plus que les punaises » (Tristesse, 52). Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus d’Histoire ou que tout se vaut, mais qu’une loi, s’agissant de l’Occident, se serait amorcée au XVIe siècle pour l’auteur de Conquistadors et s’originerait même dans l’Homme pour l’auteur du Chasseur[11]. L’énigme demeure, on ne sait même pas où et quand les choses ont commencé : « L’Histoire de l’Occident commence je ne sais où. Cet immense fait divers poursuit sa prédication inlassable » (Bataille, p. 157).
Tristesse de la terre est à ma connaissance la première œuvre littéraire à exposer ce qu’une œuvre comme celle de Claude Simon offre à une saisie de l’historicité comme anthropologie[12]. C’est exactement ce que peut provoquer, chez son spectateur, la vue des premiers autochromes, ou la colorisation d’images d’archives et en particulier de photographies de famille. Devant les grands personnages ou devant les scènes triviales qui sont comme ranimés par le chromatisme naturel, on s’exclame : Ils étaient comme nous ! L’herbe était verte[13] ! La même impression survient devant les visages de ces jeunes types posant devant leur campement, dès qu’on fait abstraction de leur environnement, de leur tenue. Impossible de leur attribuer une naissance au début des années 1880. Face aux ressemblances, le temps est suspendu au profil de leur humanité. Pour nous qui sommes habitués à tenir le passé à distance, qui avons appris à le maintenir d’autorité dans une antériorité infranchissable pour qu’une mémoire sociale ou intime soit possible, ce rapprochement nous frappe d’une émotion presque contre-nature, mais celle-ci efface instantanément nos scrupules envers la sacro-sainte historicité. Selon le mot de l’auteur, il s’agit de la sympathie. Ce n’est pas du « présentisme », ce n’est pas une façon de vivre le passé sur le mode du présent. Nous ne sommes pas non plus emportés par quelque fantasme dans un autre temps. C’est le choc de toucher ici et maintenant, à travers son masque mortuaire, le visage de Laurent de Médicis mort en 1492 : il est mort, je suis mortel, et je le touche. Il y a quelque chose du paradigme de la relique dont témoigne une scène de C’est leur histoire[14]. Dans une tranchée près de chez lui, un amateur de la Première Guerre mondiale, accompagné d’amis, vient de trouver une cartouche et un chausson de repos : la dernière fois que quelqu’un a touché cette cartouche et ce chausson de repos, dit-il, c’était un poilu ! Je touche ce qu’il a touché.
Tristesse de la terre énonce cette anthropologie de l’inactuel en nous demandant de regarder un portrait de groupe : les rescapés du « massacre de Wounded Knee », photographiés quelques jours après les événements de décembre 1890. Et on commence par nous demander d’imaginer que nous pourrions nous aussi tout perdre, et si nous n’avons rien perdu, écrit l’auteur, nous savons que ces gens nous les avons vu tant de fois, ici et ailleurs. « Imaginons un instant – oh seulement un court instant – que tout ce que nous avons là autour de nous, nos maisons, nos meubles, nos frusques, notre nom même, nos souvenirs, et encore nos amis, notre situation, tout, absolument tout pourrait être retiré, pris, sifflé. […] Maintenant essayons de nous dire qu’elle dure depuis très longtemps cette hypothèse […]. Et ceux-là sur la photographie, ils n’ont plus de chez eux, et plus beaucoup de souvenirs. Pour eux, ce n’est pas seulement une hypothèse. Regardez mieux. Oui, vous les connaissez, vous les connaissez même très bien, vous les avez vus cent fois, deux cents fois. Oh bien sûr, ce ne sont pas tout à fait les mêmes, pas tout à fait eux, et cependant, si vous regardez bien, vous les avez déjà vus » (Tristesse, p. 142). La photographie intervient à cet instant du texte au milieu de la page. « Regardons-les encore. On n’éprouve pas seulement un étrange malaise à voir leur misère, on ressent aussi une sorte de sympathie. Mais d’où vient-elle, bon Dieu, cette sympathie ? On ne sait pas. C’est une chose qui vous traverse le corps, les yeux, et qui prend la gorge et remplit la poitrine de larmes. C’est bizarre, la sympathie. On doit bien leur ressembler un peu à ces pauvres bougres. […] ce sont toujours les mêmes silhouettes fragiles, les mêmes grappes d’enfants, les mêmes loques » (Tristesse, p. 143-144). Immanquablement nous viennent à l’esprit les campagnes photographiques de John Thompson dans les quartiers défavorisés de Londres des années 1870. On voit mentalement ces familles photographiées par Dorothea Lange et Walker Evans pendant la « Grande Dépression ». La photographie des rescapés de Wounded Knee nous est alors remise sous les yeux, resserrée sur l’homme assis sur le banc et qui semble sourire. La femme derrière lui porte un enfant dans le dos. « Oui, regardons-les encore, au moment où leur histoire s’achève, et où commence la nôtre. Ah ! c’est à la fois émouvant et pénible de les regarder. […] nous le savons, oui, nous le savons très bien, même : ils vont mourir. […] on se sent soudain tout près d’eux, comme eux [ici et après, c’est Éric Vuillard qui souligne] […]. Et ils nous regardent, ces femmes, ces enfants, et ce type là […]. Et brusquement il me semble voir non point seulement de pauvres bourges, mais le pauvre – comme si ce témoignage excédait l’événement. Et je me dis : […] ils sont de la même famille que tous ceux qui nous tendent la main, n’importe où, devant la cathédrale ou le MacDonald’s ; oui, c’est toujours ce type et quelques femmes qui sont assis par terre avec leur sale gueule de pauvre » (Tristesse, 144-146). L’Ordre du jour s’achève presque sur ces mots : « On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière » (Ordre, p. 150).
Sortilèges de la littérature
Bien que nous soyons très différents de ceux qui vécurent alors, nous ne sommes pas indifférents à ce qui leur est arrivé. Les constantes existentielles abolissent leur historicité. La peur, le froid, la perte, la maladie, les coups du sort individuels ou collectifs sont sans époque. C’est pourquoi, sans doute, la vitesse de voyage entre hier et maintenant est si grande dans ces textes. Mais par quels autres mécanismes l’Histoire devient-elle une forme du présent ?
Le présent de la narration s’est imposé parmi les historiens à partir des années 1960. S’il a été montré que cet usage entraîne une « ambiguïté entre le temps de l’histoire et le temps du lecteur », il produit ici une immanence de l’un et de l’autre. La critique de l’usage de ce présent pour narrer des faits anciens invoque la « subversion » et le « dérapage temporel »[15]. C’est ici un instrument, une force contrôlée. L’ordre du temps est subverti par le système verbal. L’écriture permet aussi la subversion du cours des choses. Dans la mesure où « si on écrit, c’est que l’écriture décide davantage qu’autre chose »[16], dans la mesure où « la littérature permet tout, dit-on », écrit l’auteur au début de L’Ordre du jour, on pourrait jouer un mauvais tour à tous ces importants qui arrivent au palais du président de l’Assemblée le 20 février 1933. « Je pourrais les faire tourner à l’infini dans l’escalier de Penrose, jamais ils ne pourraient plus descendre ni monter, ils feraient toujours en même temps l’un et l’autre. Et en réalité c’est un peu l’effet que nous font les livres. Le temps des mots […] pétrifie les mouvements, méduse. Nos personnages sont dans le palais pour toujours, comme dans un château ensorcelé. Les voici foudroyés dès l’entrée. […] Nous sommes à la fois partout dans le temps » (Ordre, p. 12). La littérature se joue de ceux qui se sont joués de tout, c’est toujours ça. Et puisque l’ordre des temps est maintenu dans son définitif claquement, les événements se conjuguent encore, les rappelant les autres… À Wounded Knee « ce fut une moisson sinistre. On voit rarement de telles charrettes pleines de morts. Des mains roidies entre les barreaux. La chair avait gelé. Il fallut une fosse » (Tristesse, p. 59).
Les circonstances historiques peuvent donc se ressembler dans leur issue effroyable, et si le passé ne ressemble pas au présent, il en est cependant rempli. Il suffit d’amorcer la pompe pour se sentir floué, piégé, environné du butin des atrocités et des délires ordinaires que l’on croyait sans rapport avec nos modes de vie, nos moyens, nos paix. C’est l’expérience de tout héritage. Il nous porte et en même temps nous retient. Les filiations sordides ne demandent évidemment pas à être révélées, mais elles peuvent l’être sans difficulté. Il suffit de suivre le cours des choses et celui des noms. Ainsi, en 1933, au palais du Reichstag, en présence d’Adolf Hitler et de Goering, « nous sommes au nirvana de l’industrie et de la finance » (Ordre, p. 18). « Les vingt-quatre ne s’appellent ni Schnitzler, ni Witzleben, ni Schmitt, ni Finck, ni Rosterg, ni Heubel, comme l’état civil nous incite à le croire. Ils s’appellent BASF, Bayer, Agfa, Opel, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken », mais aussi Varta et d’autres. « Sous ces noms, nous les connaissons. Nous les connaissons même très bien. Ils sont là, parmi nous, entre nous. Ils sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, nos radio-réveils, l’assurance de notre maison, la pile de notre montre. Ils sont là, partout, sous forme de choses. Notre quotidien est le leur. Ils nous soignent, nous vêtent, nous éclairent, nous transportent sur les routes du monde, nous bercent » (Ordre, p. 25-26).
Brusquement nous nous sentons complices, sales ; notre environnement s’est enlaidi. On va changer d’assurance, et ainsi de suite. Mais qui le fait vraiment ? Y a-t-il quelque confort qui ne soit pas souillé par le passé ? Nous évoluons désormais dans une « sombre intimité »[17]. Une situation présente résulte évidemment d’états anciens, plus anciens que les États eux-mêmes, s’agissant de certaines entreprises, et la mise au jour de leurs états de service ne nous laisse pas identique. Nous ne sommes plus dans le même présent. Le pire est que cette « corruption inouïe avec les Nazis n’est rien d’autre pour les Krupp, les Opel, les Siemens qu’un épisode assez ordinaire de la vie des affaires, une banale levée de fonds » (Ordre, 23-24). La fin de L’Ordre du jour revient encore sur cette continuité. Le présent n’est pas sali ou chiffonné par l’entreprise littéraire qui le rapporte au passé. Il est seulement exprimé, comme on exprime une sauce d’un tube qu’on manipulait jusque-là sans y penser. « Revenons pour un bref instant au tout début de cette histoire et regardons-les de nouveau, autour de la table, les vingt-quatre. On dirait n’importe quelle réunion de chefs d’entreprise. Ce sont les mêmes costumes, […] les mêmes visages raisonnables que de nos jours. […] Regardons-les attendre, le 20 février, posément, raisonnablement, tandis que le diable passe derrière eux, sur la pointe des pieds. Ils bavardent ; leur petit consistoire est tout à fait semblable à des centaines d’autres. Ne croyons pas que tout cela appartienne à un lointain passé. Ce ne sont pas des monstres antédiluviens, créatures piteusement disparues dans les années cinquante […]. Ces noms existent encore. Leurs fortunes sont immenses. » Et ils s’achètent une mémoire comme on s’achète une conscience. « Sur le site Thyssen-Krupp, l’un des leaders de l’acier, dont le siège est toujours à Essen et dont les mots d’ordre sont à présent souplesse et transparence, on trouve une petite note sur les Krupp. » Cette note, suivant les éléments donnés dans le livre, est pleine d’euphémismes : Gustav Krupp n’a pas soutenu activement Hitler avant 1933 ; quand ce dernier fut chancelier, Gustav fut loyal à son pays ; et ce n’est qu’en 1940 qu’il est devenu membre du parti nazi. En plus de ces ruses et d’une petite anecdote maritale sensée nous attendrir, « il n’est question ni des usines concentrationnaires, ni des travailleurs forcés, ni de rien » (Ordre, p. 148).
Lorsqu’on fera « le feuilleton », le « portrait des conseils d’administration et des gros actionnaires de notre époque […] on y trouvera à coup sûr nos Courcel et nos Malet » (Congo, p. 32), le grand Alphonse Chodron de Courcel, le mégalomane Edward Baldwin Malet, tous deux engagés dans le « partage » de l’Afrique. « Mais il y a mieux, il y aura parfois, comme les langues des caméléons se prolongent, ces familles tout étirées dans le temps. Ainsi […] la femme d’un de nos vieux cornacs, je veux parler d’un de nos président de la République, est une vraie Chodron de Courcel ; mais on sait moins que Georges Chodron de Courcel, notre contemporain et son parent, sans doute un brave monsieur, était à vingt-huit ans […] responsable des études auprès de la direction financière de la BNP », et qu’il est à présent respectivement membre du conseil, président, vice-président, administrateur, de Bouygues, BNP Paribas, Nexans, Alstom, etc. « On ne sait même pas ce que sont » tous ces titres. Mais on sait que « l’eau est noire », que « les lianes sont larges et longues, on n’est finalement pas très loin de l’embouchure du Niger ou du Congo : Fortis, Verner, Erbé, Scor, Exane, on dirait des figures de je ne sais quelle antiquité platonique, fuyante » (Ordre, p. 33-34).
Même si les industries et les fortunes transcendent les personnes, même si les « trônes » demeurent et prospèrent en se servant des arrière-trains de ceux qui s’y asseyent par succession ou hoirie, ceux-ci doivent-ils payer le tribut des compromissions de leurs aïeux ? Tenir rigueur aux enfants et aux petits-enfants de criminels n’a pas plus de sens que de tresser les louanges des descendants de bienfaiteurs ou de résistants. Les générations ne peuvent être tenues responsables de celles qui les ont précédées. C’est entendu. Nous naissons in medias res. Mais enfin, il y a une sympathie que ne possède manifestement pas la plaque commémorative de Gustav Krupp au siège social de Thyssen-Krupp à Essen. À croire que nous ne savons toujours pas comment faire pour que notre « culture historique » serve la vie[18]. La littérature au moins nous fait éprouver notre contemporanéité.
Photographies :
- Congo, vers 1904, Alice Seeley Harris (Anti-Slavery International / Autograph ABP).
- William F. Cody, vers 1905-1915. McCracken Research Library, Buffalo Bill Center of the West, WY. MS 006 William F. Cody Collection (Domain public).
- Jeunes chasseurs en forêt, vers 1900, s.l. (Domaine public).
- Wounded Knee Creek, Dakota du Sud, janvier 1891. Washington D.C., Bibliothèque du Congrès, Prints and Photographs Division, LC-USZ62-44458 (Domaine public).
[1] É. Vuillard, La Bataille d’Occident, récit, Arles, Actes Sud, 2012 (désormais Bataille). É. Vuillard, Congo, récit, Arles, Actes Sud, 2012 ; Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody, récit, Arles, Actes Sud, 2014 (désormais Tristesse) ; L’Ordre du jour, récit, Arles, Actes Sud, 2017 (désormais Ordre).
[2] Je dois faire remarquer qu’Éric Vuillard ne nous montre généralement pas les victimes, les « atrocités », comme il est d’usage de dire, à quelques exceptions près : dans Tristesse il y a les rescapés de Wounded Knee (mais pas les morts durcis par le gel), dans La Bataille il y a une « gueule cassée », des déportés… L’auteur montre surtout les acteurs du malheur, ceux qu’il faut désormais condamner par contumace. C’est sans doute ne pas être fidèle à sa sensibilité que de reproduire ici deux de ces photographies qu’il connaît assurément et dont il dit qu’elles sont parmi « les plus émouvantes au monde ».
[3] D. Van Reybrouck, Congo. Een geschiedenis, 2010, traduit du néerlandais, Congo. Une histoire, Arles, Actes Sud, 2012.
[4] M. Weber, texte de 1917. Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 476.
[5] « Chacun d’entre nous, lorsqu’il constitue son savoir historique, le constitue à partir de petites choses, et souvent on ignore qu’on le constitue comme ça, c’est-à-dire à partir d’une photo qui nous a marquée, du passage d’un livre, même d’une conversation avec un ami ou une parole qui nous a convaincue, et c’est tout ça qui forme notre vision » : L’invité, TV5Monde, 10 novembre 2017, à propos de L’Ordre du jour.
[6] H. Bazin, « Ontologie de l’image photographique », Qu’est-ce que le cinéma ? (1958), Paris, Cerf, 1990, p. 13.
[7] Déjà dans Bois vert, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, p. 58.
[8] A. Lacroix, « Fiévez », Biographie coloniale Belge, Institut royal colonial belge, t. 3, 1952, col. 304-305.
[9] É. Vuillard, Conquistadors, roman, Paris, Léo Scheer, 2009, rééd. Actes Sud, 2015.
[10] É. Vuillard, Bois vert, op. cit., p. 8.
[11] É. Vuillard, Le Chasseur, Paris, Michalon Éditeur, 1999.
[12] G. Bartholeyns, « Loin de l’Histoire », Le Débat, n° 177, 2013, p. 117-125.
[13] G. Bartholeyns, « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se regrette », Terrain, n° 65, 2015, p. 12-33.
[14] Fr. Maillard, C’est leur histoire, Real Productions, France Télévisions, 2016, 48’.
[15] A. Béguin et J. Leduc cités par Fr. Revaz, « Le présent et le futur “historiques” : des intrus parmi les temps du passé ? », Le Français aujourd’hui, n° 139, 2002, p. 87-88.
[16] « Si on écrit, c’est que l’écriture décide davantage qu’autre chose, c’est qu’on pense que par l’écriture une forme de pensée particulière apparaît, qu’on dénoue et noue des problèmes » : On n’est pas couché, France 2, 22 novembre 2014, à propos de Tristesse de la terre.
[17] G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot & Rivages, 2008, p. 21
[18] Fr. Nietzsche, Considérations inactuelles, II De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie (1874), Paris, Gallimard, 1990, p. 94.