Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Des usages pédagogiques du faux. 2 : Travail de forge à la fac

Dans son enseignement, Élisabeth Schmit, aujourd’hui maîtresse de conférences en histoire médiévale, invite ses classes à écrire, à confectionner des archives pour mettre l’histoire en jeu. Qu’implique le fait de positionner les élèves ou les étudiant·e·s comme producteurs ou productrices de documents, de traces du passé ? Quelle marge pour les possibles dans l’articulation de ce que l’on sait du réel historique et de l’invention ? Second épisode : direction les bancs de l’université, pour travailler le faux avec les étudiant·e·s de licence, une expérience qui mobilise les outils de la méthode historique et stimule la réflexion historienne.

Un nouveau jeu d’écriture

Lorsqu’un enseignement de troisième année de licence m’a été confié à la rentrée 2024, j’ai d’emblée réfléchi à un projet de création d’archives dans la continuité de ce que j’avais expérimenté avec les élèves de Seconde. Plusieurs raisons m’y poussaient. La première était que j’étais moi-même en train de me prêter à cet exercice, dans le cadre du passage d’Entre-Temps aux Rendez-vous de l’histoire à Blois. En élaborant moi-même l’archive potentielle de la vie passée d’un lieu réel, j’avais mesuré l’ampleur et la minutie du travail que cela nécessitait, à la fois sur la connaissance du contexte et sur la maîtrise de la documentation tardo-médiévale que j’avais cherché à forger. Je venais par ailleurs de passer deux ans au lycée : au moment de retourner enseigner à la fac, il faut souligner que ces deux années avaient largement transformé mes pratiques pédagogiques, et plus globalement mon rapport à l’enseignement. 

Entre autres transformations, la part magistrale, indéniablement réduite, avait laissé place à des activités faites en classe. Sur le plan du travail personnel, le recours massif des élèves, déjà dans le Secondaire, à l’intelligence artificielle pour un très grand nombre d’exercices à préparer avant le cours, et en particulier ceux impliquant de la rédaction et de l’argumentation, ne faisait pas le moindre doute. Il devenait dès lors hors de question de faire des heures en classe un moment de restitution de tels travaux. Bien sûr il ne s’agissait pas de calquer mes pratiques d’enseignante du secondaire dans le cadre de l’enseignement supérieur, le contexte d’apprentissage et les exigences différant assez radicalement de l’un à l’autre. Néanmoins quelque chose avait bougé. J’ai désormais largement privilégié le travail en Travaux dirigés (TD) au moyen d’exercices variés, qui pouvaient être préparés et nourris par un travail personnel en amont, lequel ne serait pour autant jamais évalué en tant que tel.

Cependant, et notamment pour les étudiants en fin de licence, déjà avancés dans leur cursus, il me semblait nécessaire de leur donner l’occasion de fournir un travail plus exigeant, nécessitant un investissement personnel plus poussé et qui impliquerait à la fois de se pencher sur des archives et sur la bibliographie disponible sur un sujet donné. Pour ce travail, il devait être possible de recourir à l’intelligence artificielle comme un outil, mais sans que l’ensemble du rendu, pour être satisfaisant, puisse être réalisé en un clic.

Enfin, le thème du cours s’y prêtait plutôt bien : dans cet enseignement consacré au rapport entre le prince et les arts en France et en Italie à la fin du Moyen Âge, il s’agissait d’explorer les motivations politiques du recours au mécénat dans ces espaces, dans un contexte qui se caractérise par un essor important de la commande artistique laïque, attesté par une documentation relativement abondante et variée.

Au-delà de mon propre goût et intérêt pour ce jeu d’écriture, il me semblait donc pertinent de le proposer à des étudiants de troisième année, qui disposaient déjà d’un certain bagage, et d’un certain recul sur le travail des sources. Dès la première séance, j’ai donc annoncé à mes étudiantes et étudiants qu’il leur reviendrait de constituer en quelques semaines, seul ou à plusieurs, un petit corpus de trois documents d’archives fictives sur une œuvre imaginaire, le tout dans un contexte historique bien réel : celui qu’elles et ils allaient étudier tout au long du semestre. L’objectif, explicité lors de cette séance, était qu’ils dissèquent, afin d’être en mesure de le reconstituer en un projet princier cohérent, tous les aspects abordés en cours : le contexte politique d’affirmation ou de fragilité qui explique le recours à la commande artistique, mais aussi le mécanisme même de la sollicitation ou retenue des artistes, le statut de ces derniers à la cour, le degré de précision et de personnalisation de la commande princière, le cadre financier, logistique et humain de la réalisation des œuvres, les effets qu’elles devaient produire sur celles et ceux qui les contemplaient enfin, selon leur lieu d’exposition ou de conservation.

Le corpus réalisé devait permettre d’aborder plusieurs de ces aspects, en inversant en quelque sorte l’exercice canonique du commentaire de documents, auxquels les étudiants de mon université sont plus spécifiquement formés, en histoire du Moyen Âge, lors de leur deuxième année de licence. Le questionnement, fondamentalement, restait ici le même : qu’est-ce qu’un document nous dit du passé ? et pourquoi le dit-il de cette manière ? De là, leur travail ne consistait pas cette fois à faire parler un document donné, mais à décider et prévoir, en élaborant eux-mêmes le document, ce qu’il pourrait révéler.

Un tel travail supposait nécessairement une bonne maîtrise du contexte politique : les faux élaborés devaient être en pleine cohérence avec celui-ci. Mais il supposait aussi une maîtrise non moins essentielle de la typologie documentaire. L’élaboration d’un petit corpus de trois documents de nature différente, plutôt qu’un seul, visait à favoriser une réflexion plus poussée sur la documentation. Il m’a semblé que leur demander d’élaborer un seul document allait les conduire à surcharger cette unique archive d’informations sur la nature de la commande, les intentions du ou de la commanditaire, les conditions du travail de l’artiste. Un document parmi d’autres, en revanche, pouvait apporter un éclairage spécifique, sur l’un des aspects attendus seulement. Les documents pouvaient s’avérer redondants ou complémentaires, mais en aucun cas ils ne pouvaient permettre de tout dire, même mis bout à bout. Le corpus devait montrer qu’un document ne dit pas tout, mais au fond, et c’est un aspect sur lequel j’aurais pu insister davantage, qu’un corpus même très fourni ne nous dit pas tout non plus : il ne reste devant nos yeux qu’une toile d’araignée, pleine de trous, plus ou moins grands. 

La nature obligatoirement différente des documents devait enfin obliger les étudiants à se pencher eux-mêmes plus avant sur les documents d’archive, bien réels, que nous avions abordés et analysés ensemble et dont plusieurs exemples leur avaient été montrés en cours magistral ; voire à explorer de nouvelles possibilités dans la bibliographie. Les documents élaborés pouvaient éclairer sur le processus même de la commande ou bien, plus tardivement, sur le devenir de celles-ci. De la sorte, certains types de documents tout à fait attendus, comme des archives comptables ou des lettres et dont nous avions vu plusieurs exemples, pouvaient ainsi côtoyer d’autres archives plus indirectes, comme de la documentation judiciaire – si, par exemple, l’œuvre avait fait l’objet d’un vol.

Les règles du jeu

La présentation du projet a aussi donné lieu à une discussion sur la distinction entre une source selon sa forme de présentation : manuscrite ou transcrite et éditée selon des critères scientifiques ayant eux-mêmes évolué depuis les premières éditions de sources médiévales. À l’appui de la discussion, le fascicule de documents pour le semestre, qui comprenait à la fois des sources éditées et quelques reproductions de manuscrits.  

Outre le corpus, j’ai également demandé le rendu d’un carnet de bord, dont j’ai fourni la trame type, qui expliciterait la fabrique des archives sur le plan des outils utilisés, de la répartition des tâches au sein des groupes, mais justifiant également les choix opérés. 

La présentation du projet a suscité de la curiosité, et quelques questionnements assez précis sur les modalités et les critères d’évaluation de cet exercice inhabituel. Il était plus difficile d’évaluer en amont la charge de travail que cela allait représenter : des rendus intermédiaires, prévus dans le cours du semestre visaient à les inciter (plus ou moins efficacement) à ne pas attendre la dernière semaine pour lancer leur travail de forge. Avec le recul, nous aurions sans doute gagné à consacrer une demi-séance, en milieu de semestre, à un véritable état des lieux des travaux en cours. J’ai néanmoins régulièrement pris des nouvelles des projets chaque semaine. Même sans s’y mettre de manière anticipée, je voulais qu’ils regardent d’un œil différent les documents que nous allions étudier en cours, avec l’idée bien ancrée tout au long du semestre qu’ils allaient devoir en créer eux-mêmes. Cette perspective donnait au fascicule de documents un peu plus d’importance qu’à l’accoutumée. 

Bilan des travaux

Seuls ou à plusieurs, le travail de 36 étudiants a abouti à l’élaboration de 19 corpus d’archives, avec un équilibre relatif entre les sexes, les espaces et les deux siècles de la fin du Moyen Âge dans le choix des commanditaires. 

 Espace françaisEspace italienNb total
PrincesseIsabeau de Bavière (3),
Jeanne d’Evreux,
Anne de Bretagne
Isabelle d’Este (3)8
PrinceJean sans Peur,
Charles le Téméraire,
Charles d’Orléans,
René d’Anjou,
Charles V,
Jean de Montfort
Robert d’Anjou,
Francesco Sforza,
Gaelazzo Sforza,
Ludovico Sforza,
Côme de Médicis 
11
Nb total11819
Les commanditaires choisis

Les œuvres imaginaires commandées se sont également avérées d’une grande diversité, de même que les types de documents choisis, reflétant la variété des sources vues en cours. 

Œuvre commandéeNb
Manuscrit enluminé4
Architecture, construction3
Fresque3
Orfèvrerie, bijouterie2
Sculpture2
Tapisserie2
Portrait2
Mobilier1
Total19
Type d’œuvre commandée concernée par le corpus d’archives potentielles
Archive potentielleNb
Lettre (correspondance privée)14
Esquisse / Croquis / Dessin9
Quittance / Compte7
Inventaire6
Lettre de retenue5
Chronique5
Contrat4
Enluminure2
Testament2
Lettre de rémission1
Poème1
Mystère1
Total57
Type d’archive potentielle retenu dans les corpus

Derrière ce rapide bilan chiffré, quelques traits saillants : la forme de la lettre, la plus prisée, leur était aussi la plus familière et, à leurs yeux, la plus facile à pasticher. Près de la moitié des groupes a également choisi de produire une esquisse de l’œuvre, toutes faites à la main. Deux groupes se sont risqués à l’écriture manuscrite, d’autres ont eu recours à des polices de caractères prétendument gothique, disponibles dans leur traitement de texte. L’une des images produites par intelligence artificielle, enfin, proposait un encart dans une langue évoquant le latin. Dans tous deux cas, c’est comme si pour être apparemment médiévale, il fallait que l’écriture soit difficilement déchiffrable. 

Deux documents visuels, seulement, ont été produits à l’aide de l’intelligence artificielle, avec des résultats mitigés constatés par les étudiants. Plusieurs incohérences historiques, et des finitions hasardeuses (notamment sur le plan de l’écriture et du latin) sautent ainsi d’emblée aux yeux.

J’étais assez curieuse de voir la nature et l’ampleur du recours à l’IA dans les carnets de bords. Une majorité l’ont utilisée à la marge : certains pour obtenir une première trame de leurs documents, après avoir utilisé des prompts plutôt précis, d’autres au contraire pour les finaliser. De manière frappante, plusieurs groupes ont demandé à l’IA de retoucher leur travail pour qu’il soit « plus médiéval », dans le vocabulaire et les tournures utilisées. 

Comme mes élèves de Seconde, une poignée d’étudiants, enfin, a apporté un soin particulier à la forme. La forme du rendu était libre (à déposer en ligne ou rendre en main propre), et les supports étaient variés : si la plupart ont privilégié le format numérique, j’ai reçu, outre les esquisses « d’époque », une boîte d’archives, elle-même inventoriée. 

En filigrane des corpus d’étudiants transparaissent les représentations de leur Moyen Âge : une écriture, un support, un vocabulaire particuliers. Mais aussi tout ce qu’ils avaient retenu du processus de la commande : les carnets de bord, qui devaient permettre de justifier les choix opérés, rattachaient les commandes aux contextes politiques précis, éclairaient les projets des commanditaires, les modalités de l’exécution des œuvres. Tout en restant dans le cadre imposé, chaque groupe a joué différemment des limites entre le vrai et le faux, par exemple en choisissant un artiste réel ou en inventant un nom de toutes pièces. L’un comme l’autre choix était exigeant, car devait s’articuler de manière pertinente au commanditaire et au contexte politique. Certains ont su replacer, avec beaucoup de subtilité, leur forgerie dans un contexte politique et documentaire bien étudié.

Ainsi du projet imaginant la réalisation d’un portrait d’Isabelle d’Este, destiné à rejoindre sa collection conservée dans un studiolo. L’inventaire créé par les étudiants inscrit ainsi l’œuvre imaginaire (le portrait, intitulé « Sagesse princière d’Isabelle d’Este »), réalisé par un peintre réel, Le Pérugin, dans un lieu réel et bien connu des historiens, le studiolo de la commanditaire. Les étudiants ont explicité ainsi leurs choix dans le carnet de bord :

Un autre groupe, imaginant la création d’une fresque destinée à Ludovico Sforza, a pris soin d’inscrire cette commande dans le contexte spécifique de la succession mouvementée du duché de Milan à la fin du XVe siècle, et de le préciser dans le carnet de bord :

 La dernière séance du semestre au cours de laquelle tous les projets ont été (trop) rapidement présentés, a montré un riche éventail d’œuvres, de commanditaires, de contextes politiques, et a permis de rebalayer tout le semestre, au moyen de la documentation de ces possibles (plus ou moins crédibles) non advenus. 

La question de l’évaluation était effectivement plus épineuse que pour des travaux plus classiques. J’ai élaboré un barème aussi précis que possible : chaque groupe a ensuite reçu la fiche barème remplie, explicitant la note finale. 

Ce barème, s’il avait été élaboré plus tôt, aurait pu être d’emblée donné aux étudiants : cela fait partie des remarques qu’ils m’ont faites au terme du projet. Tous semblent avoir apprécié l’exercice, et j’ai de mon côté découvert avec beaucoup de plaisir et d’intérêt les travaux rendus. Il m’a semblé qu’il y avait matière à poursuivre et prolonger ce travail, en travaillant à partir de leurs propres productions à la critique de sources, ce qui pourrait permettre d’accompagner et d’approfondir ce projet sur la question du faux, dont Paul Bertrand a récemment montré qu’elle était éminemment médiévale. L’investissement en tout cas donc chacun a fait preuve a en tout cas pleinement qu’il y avait là un réel potentiel pédagogique à explorer. 


Je remercie vivement tous les étudiants du TD1 de Licence 3, et tout particulièrement celles et ceux qui ont accepté que leur travail soit publié ici, anonymement ou en leurs noms : Inès Durand, Manon Ferté, Tom Frigault, Mina Kervran, Maxence Raynaud, Clément Teillard, et Romain. 

Publié le 28 mai 2025
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