Des images pour soutenir l’archive sonore. Entretien avec Charles Émond, réalisateur du film-essai "Une charge à moi et aux autres"
Au départ, il y a une archive sonore, le documentaire audio La qualité de la vie produit dans les années 1970 au Canada. Source d'émotion et d'inspiration, pour Charles Émond, étudiant en cinéma, elle a constitué la colonne vertébrale de son film-essai Une charge à moi et aux autres. Autour, pour en amplifier la résonance, le jeune réalisateur a monté et travaillé des images d'archives. Il revient sur son processus créatif avec Rémy Besson.
Dans le cadre du séminaire de recherche-création Pratique documentaire de l’Université de Montréal que j’ai donné à l’hiver 2024, les sept étudiant·e·s inscrit·e·s étaient invité·e·s à créer chacun·e un film-essai. Celui-ci devait rendre compte de leur réflexion sur les rapports entre le cinéma documentaire, comme un mode d’observation du monde extérieur, et la création documentaire, comme une manière d’intervenir dans la société pour la changer. C’est dans ce cadre que Charles Émond a réalisé Une charge à moi et aux autres, dont la forme est particulièrement intéressante pour les questions qui nous intéressent à Entre-temps. Nous revenons ensemble sur sa démarche de recherche-création.
L’archive sonore : au déclenchement & au centre du processus créatif
Rémy Besson : Pouvez-vous revenir en quelques mots sur la forme audiovisuelle finale de votre film et sur son sujet en fonction des thématiques plus théoriques qui vous animent?
Charles Émond : Au cours de la dernière année, j’ai entrepris la création de plusieurs projets audiovisuels visant à explorer la manifestation de la hantologie au cinéma. Ce courant artistique, conceptualisé par des philosophes tels que Mark Fisher et influencé par Jacques Derrida, se distingue par son ancrage dans le passé tout en restant résolument contemporain. Souvent musicales, les œuvres appartenant à ce courant explorent diverses techniques et approches pour intégrer des archives à leur processus de création. Par exemple, Everywhere at the End of Time (2016-2019) de The Caretaker (James Leyland Kirby) utilise des enregistrements des années 1930 pour dépeindre à travers six albums l’expérience de l’Alzheimer. De même, Cédric Dind-Lavoie, multi-instrumentiste et compositeur, s’appuie sur des archives traditionnelles et folkloriques dans son projet Archives (2021-), les intégrant souvent telles quelles dans ses compositions.
Mon projet, Une charge à moi et aux autres, bien qu’il ne soit pas musical, s’inscrit dans une exploration formelle de la hantologie. Avec ce film, j’ai voulu redonner vie aux préoccupations de personnes du passé concernant la qualité de la vie, en les faisant résonner avec celles d’aujourd’hui.
R. B. : Ce qui est particulièrement intéressant pour Entre-temps, c’est de revenir sur la manière dont vous l’avez réalisé. Pour commencer, qu’est-ce qui a déclenché votre processus de création?
C. É. : Le processus de création s’est imposé comme un hasard. En décembre 2023, durant une rencontre de famille, l’un de mes oncles, en plein déménagement, m’a offert un disque vinyle hérité de son grand-père. Il m’a décrit son contenu comme un « reportage des années 70 », ce qui a immédiatement piqué ma curiosité. Dès mon retour à la maison, j’ai placé cette nouvelle acquisition sur mon tourne-disque pour en découvrir le contenu. J’ai été profondément bouleversé, pour plusieurs raisons. Les discours critiquaient une époque révolue tout en résonnant étrangement avec mes préoccupations contemporaines : le travail, le temps libre, la fatigue, entre autres. Mon admiration pour ce document a été amplifiée non seulement par la pertinence des propos tenus il y a des décennies, mais aussi par la remarquable qualité artistique de la composition sonore.
Après avoir effectué quelques recherches, j’ai découvert que le matériel audio que j’avais entre les mains était un documentaire sonore intitulé La qualité de la vie. Ce documentaire, produit par l’Office national du film du Canada (ONF), a été publié sur disque vinyle dans le cadre de la revue Médium-Média, une initiative du programme Société nouvelle – Challenge for Change. Conçu par Jean Coutu et Alain Clavier, il explore divers aspects de la vie quotidienne et des relations entre le travail et la vie au Québec dans les années 1970. La qualité de la vie se distingue par son utilisation innovante de la conception sonore, utilisant à la fois des sonorités « référentielles » et de la « musique électronique pure », rappelant certaines œuvres marquantes de l’ONF créées à la même époque.
R. B. : Ce qui fait l’originalité de votre projet, c’est notamment le choix de n’avoir pas du tout monté la bande sonore. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette décision créative?
C. É. : Initialement, après avoir numérisé les deux faces du disque, je n’ai conservé que les voix et effacé tout le reste. Après plusieurs essais avec différentes portions d’interviews, j’ai décidé de revenir à la bande sonore originale sans aucune modification. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’il y avait autre chose qui m’avait marqué dans ce documentaire audio. Tout d’abord, son caractère acousmatique, au sens de Michel Chion : « une des règles du genre [acousmatique] est qu’il n’y a jamais de dialogue entre deux ou plusieurs personnages qui se parleraient entre eux par-dessus les sons. S’il y a dialogue, c’est celui du personnage avec les sons » (Chion, 1986, cité par Mario Gauthier, dans « La qualité de la vie », s.d.). En préservant l’intégrité de la bande sonore initiale, j’ai cherché à intégrer ce traitement unique du son à mon projet.
Un autre aspect crucial introduit par ce choix est celui du support du disque vinyle. En incorporant cette dimension analogique, j’ai voulu rappeler qu’à une époque, des documentaires sonores étaient pressés sur vinyle, achetés et écoutés par le public. En mettant en avant ce dispositif, une nouvelle forme de poésie a émergé : celle générée par l’instabilité de l’aiguille sur le disque. Par exemple, vers 03:40, lorsqu’une femme interviewée déclare que ses enfants sont occupés « tout le temps », une erreur de lecture provoque une répétition du « tout le temps », donnant ainsi un nouveau sens à ses propos. Cet effet poétique imprévu est apparu spontanément lors de la numérisation. Ni moi ni aucun artiste ayant travaillé sur le documentaire original n’avons choisi cette répétition. Ce bel incident est né du dispositif choisi et il m’a semblé essentiel de le conserver, d’assumer cette « erreur » de lecture qui témoigne aussi de l’âge de l’archive.
R. B. Après la découverte de cette création sonore, vous avez décidé de monter des images en parallèle de ces sons. Il s’agissait notamment de réfléchir en termes de rapport entre les temporalités (passé, présent, futur). Pouvez-vous nous en dire plus? Et notamment nous expliquer si le choix d’utiliser des images d’archives s’est tout de suite imposé?
C. É. : Au départ, je voulais mixer les sons d’un autre temps avec des médias contemporains pour montrer comment les témoignages et les inquiétudes des gens d’autrefois résonnent avec ceux d’aujourd’hui. Je pensais qu’une superposition des vécus par le montage pourrait atteindre cet objectif. Cependant, après plusieurs essais, j’ai réalisé que l’utilisation simple – sans montage ni mixage – des archives sonores pour créer une œuvre contemporaine répondait mieux à mes attentes. Cela offre la possibilité au public d’expérimenter un sentiment semblable au mien lors de ma première écoute du disque. Dans Une charge à moi et aux autres, c’est à travers ce lien entre l’archive et le public qu’un rapport entre les différentes temporalités peut émerger.
Les images qui accompagnent le document d’archives sonores devaient donc, elles aussi, appartenir au passé. C’est à ce moment que j’ai choisi d’intégrer des images d’archives que j’ai montées en contrepoint de la composition sonore. J’avais envie d’inverser la tendance courante en création filmique où l’audio soutient généralement la vidéo et où le travail sur l’image est souvent finalisé avant que la composition sonore ne commence. Avec ce projet, c’est l’inverse : c’est l’image qui soutient le son. Par exemple, lorsqu’un intervenant parle de « la contestation des jeunes » et suggère que « la société n’a pas besoin d’eux », j’illustre ses propos avec des images du court métrage éducatif For Health and Happiness (1941), où des enfants témoignent des bienfaits d’une bonne nutrition et de soins attentifs. Une scène montre un enfant soufflant sur un pissenlit mort. Pour moi, cela symbolise bien comment la contestation des jeunes peut sembler futile à première vue alors que semer des graines est tout sauf anodin : cela incarne la diffusion d’idées, d’espoirs, voire de changements.
Le fait que l’image soutienne le son rend aussi hommage aux compositeurs sonores de l’ONF qui ont longtemps défendu l’idée que l’image n’est pas plus cinématographique que le son. En 1977, l’atelier sonore de l’ONF a même sorti un album, regroupant les œuvres les plus marquantes de ces musiciens-cinéastes, intitulé Musiques de l’O.N.F. – Music of the N.F.B. Sur la pochette de cet album, on peut lire une phrase qui m’a inspiré cette décision : « Ce n’est pas là d’“air de film” ni de “chanson-thème” qu’il s’agit. La trame sonore s’y trouve ici détachée de l’image et prise dans sa totalité, érigée en œuvre parallèle, autonome » (Blackburn et al., 1977 : pochette). Cette citation résume parfaitement ma démarche, illustrant comment j’ai choisi de traiter la trame sonore comme une œuvre à part entière et de l’accompagner d’images également autonomes.
Travailler l’image d’archive
R. B. : Pouvez-vous maintenant nous expliquer – en prenant quelques exemples – quels types d’interventions vous effectuez sur les documents d’archives?
C. É. : Puisque je souhaitais que les images suivent la bande sonore, j’ai effectué plusieurs interventions pour parvenir à un résultat final qui me satisfaisait. D’abord, j’ai réalisé un montage des différents segments vidéo, les extrayant de leur contexte initial afin de mieux illustrer les récits racontés. Une fois cette première bande visuelle achevée, je l’ai manipulée numériquement à plusieurs reprises pour renforcer l’unité esthétique créée par le dialogue entre les bruitages de la bande sonore et les propos des intervenants. Par exemple, j’ai modifié les arrière-plans pour accentuer le rythme effréné de la vie décrite par l’archive. J’ai également expérimenté avec les formes, ajoutant des distorsions en forme de vagues à une publicité d’électroménagers pour créer l’effet visuel d’un mirage.
Ces vagues, qui troublent la stabilité de l’image, symbolisent l’illusion d’une perfection accessible que ce type de discours tente d’imposer. En accentuant cette instabilité, je cherchais à souligner l’artifice omniprésent dans ces messages.
Ensuite, j’ai unifié esthétiquement l’ensemble des documents provenant de diverses sources en imprimant tous les photogrammes sur des acétates. Cette cohésion est marquée par les craquements de l’encre séchée sur le plastique et de petits points qui pétillent lorsque la séquence est animée. La texture créée évoque, à mon sens, le son du frottement d’une aiguille sur un disque, contribuant ainsi à une unité esthétique visuelle et sonore.
Ensuite, j’ai numérisé tous les acétates pour animer les photogrammes à l’aide d’un logiciel de montage. Pendant ce processus, j’ai remarqué que le film avait un ton trop cynique par rapport à ce que je voulais créer. Pour exprimer (peut-être de manière un peu directe, je l’avoue) que tout n’est pas fini, qu’il reste encore la possibilité de changer les choses et d’améliorer la qualité de la vie, j’ai intentionnellement gratté le « The End » avec une aiguille. C’est ma façon de me convaincre de maintenir un espoir, en dépit de tout ce qui se passe d’horrible dans le monde.
R. B. : Votre démarche combine des gestes portés sur des supports analogiques et d’autres dans un environnement numérique. Pouvez-vous nous expliquer à quels moments choisissez-vous d’aller plutôt vers tel ou tel type d’intervention?
C. É. : J’opte pour des interventions analogiques lorsque je veux mettre en avant la matérialité de l’archive. Par exemple, en imprimant les photogrammes sur des acétates, je crée une texture visuelle qui évoque l’instabilité et l’usure d’un support physique. Cette matérialité renforce le lien avec le passé, révélant que ces documents possèdent une histoire unique qui a traversé le temps et perdurera jusqu’à leur disparition, comme tout ce qui existe.
Les interventions numériques, en revanche, sont choisies pour leur précision et leur capacité à manipuler des archives de manière flexible et rapide. Lorsque je dois créer des effets visuels spécifiques ou animer des photogrammes imprimés, le numérique devient indispensable. Il facilite une exploration moins laborieuse et plus précise que celle utilisant des méthodes analogiques, tout en offrant l’avantage d’annuler une erreur (Ctrl + Z) à tout moment, contrairement à l’approche expérimentale avec des matériaux physiques qui peut devenir rapidement coûteuse.
Mon choix de mélanger techniques analogiques et numériques est aussi conceptuel : il s’agit de créer une œuvre qui établit un dialogue entre passé et présent, entre l’authenticité matérielle des archives et les possibilités contemporaines de manipulations numériques. Cette approche me permet de m’approprier les archives et de les traiter comme des matériaux en les façonnant pour élaborer une réflexion critique et actuelle de notre époque.
Pour aller plus loin :
Fisher, Mark. (2014) 2021. Spectres de ma vie : Écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus. Traduit par Julien Guazzini. Genève : Entremonde.
Gauthier, Mario. « La qualité de la vie : liminaire », Création sonore, s.d.
Hellégouarch, Solenn. 2015. « Une méthode dangereuse : Comprendre le processus créateur en musique de film, le cas de Norman McLaren et Maurice Blackburn, David Cronenberg et Howard Shore ». Thèse de doctorat, Université de Montréal.