De New York à Nantes, le musée face à l’esclavage
Depuis plusieurs années, les musées occidentaux s’emparent des questions liées au colonialisme et à l’esclavage pour réfléchir à la façon dont ils ont pu façonner l’histoire de leurs institutions et leurs collections. Cette réflexion a donné lieu à des expositions temporaires et à des reconfigurations de collections permanentes, qui marquent des jalons importants dans le processus de "décolonialisation" des héritages et des modes de pensée. L’historienne de l’art Meredith Martin, associate professor à la New York University, produit ici trois études d'expositions présentées aux États-Unis, en France et aux Pays-Bas, qui témoignent des réflexions actives engagées par les équipes des musées, tout autant que du chemin qui reste à parcourir.
Ces dernières années, des musées du monde entier ont consacré des expositions temporaires au thème de l’esclavage et examiné la manière dont l’impérialisme, le colonialisme et l’esclavage ont marqué leurs institutions et leurs collections de leur empreinte[1]. Le présent article se concentre sur trois de ces expositions, inaugurées au cours des deux dernières années à New York, Amsterdam et Nantes, et se propose de mettre en perspective les stratégies novatrices qu’elles ont développées. Nous n’y prétendrons pas à l’exhaustivité, le sujet ayant déjà été abordé ailleurs, mais nous efforcerons plutôt de réfléchir au débat actuel et à ses futures orientations possibles[2]. Il n’y sera pas non plus question des controverses que le sujet a suscitées tant aux États-Unis qu’en Europe, mais plutôt de proposer quelques remarques d’une historienne de l’art, spécialiste des représentations de l’esclavage dans l’art français, sur les conséquences de la présence (ou de l’absence) de l’esclavage dans les musées dans le contexte français[3].
En 2019, le Metropolitan Museum of Art (Met) de New York faisait l’acquisition d’un buste en marbre blanc du sculpteur français Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875), représentant une femme noire réduite en esclavage[4]. La femme, non identifiée, y est aux prises avec une corde qui lie ses bras tronqués et ses seins exposés et arbore une expression de défi (Fig. 1). Son buste contorsionné repose sur un socle où on lit : « Pourquoi Naître Esclave ! » L’expression a été choisie pour titre de l’œuvre après que l’original, La Négresse, a été abandonné en raison de sa connotation raciste. Le point d’exclamation du nouveau titre, ainsi que la posture dynamique du modèle, a pu susciter l’idée erronée – encouragée par l’article du catalogue de Christie’s présentant le buste avant sa vente en septembre 2018 – selon laquelle Carpeaux était « un ardent opposant de l’esclavage[5] ».
Comme l’ont montré les conservatrices Elyse Nelson et Wendy S. Walters dans leur exposition Fictions of Emancipation: Carpeaux Recast, présentée au Met de mars 2022 à mars 2023, l’artiste n’a réalisé cette sculpture – dont une version a été présentée au Salon de Paris de 1869, avant d’être reproduite et vendue sur des supports, dans des formats et à des prix variés – que pour tirer parti de la popularité de l’imagerie antiesclavagiste à la fin du Second Empire, quelques années après l’abolition de l’esclavage aux États-Unis et plus de deux décennies après sa seconde abolition en France.
Fictions of Emancipation ne propose pas seulement une nouvelle interprétation du buste de Carpeaux : l’œuvre y permet d’exprimer les tensions et les paradoxes de l’art abolitionniste. Tout en se faisant le défenseur de la liberté des esclaves, celui-ci n’hésite pas, en effet, à reconduire des fantasmes coloniaux ambigus, nourrissant à la fois le rejet et un désir de possession des corps noirs. En sexualisant la figure de la captive en même temps qu’elle célèbre l’émancipation, la sculpture de Carpeaux est exemplaire de ces tensions. D’autres œuvres d’art anti-esclavagistes, comme le médaillon Am I Not a Man and A Brother? de Josiah Wedgwood (1787), font quant à elles dépendre la libération des Noirs de la bienveillance des Blancs[6].
L’exposition du Met présente plusieurs œuvres de ce genre aux côtés de divers exemples de « types » ethnographiques, notamment des bustes d’hommes et de femmes africains du sculpteur français Charles Cordier (1827-1905), afin de montrer comment ils ont contribué à donner forme aux idées de race et d’inégalité raciale. Elle présente également des œuvres hostiles aux stéréotypes raciaux, par exemple Forever Free (1867) de l’artiste américaine d’origine noire et amérindienne (anichinabé) Edmonia Lewis et Negress (2017) de Kara Walker. Cette sculpture récente de Walker, modestement posée au sol dans un coin de l’exposition, constitue une puissante réponse contemporaine aux œuvres historiques avec lesquelles elle voisine. Reprenant à son compte l’injure raciste contenue dans le titre original de Carpeaux, Kara Walker réinvestit le buste sous la forme d’un fantôme évidé et altéré qui nous rappelle combien le passé, et en particulier les héritages de l’esclavage et du racisme, hante les vivants (Fig. 2).
La scénographie de l’exposition met en valeur le buste en marbre de Carpeaux, à l’origine de cette réflexion muséale sur les liens entre race et représentation, aux côtés d’une version en terre cuite de la sculpture, provenant des collections du Met. Placés sur des socles au centre de la galerie, les deux bustes regardent dans des directions différentes ; cet effet centrifuge irradie vers les autres objets de l’exposition, le reste du musée et la ville qui l’entoure (Fig. 1). Cet effet d’entraînement caractérise également les décisions curatoriales des commissaires de l’exposition. L’acquisition du marbre de Carpeaux par le Met en 2019 s’inscrivait dans le cadre d’un projet muséal plus large, visant à diversifier les voix représentées dans les espaces d’exposition ; c’est alors que Nelson, récemment nommée conservatrice du département de la sculpture européenne et des arts décoratifs, a commencé à concevoir une exposition centrée sur le buste. Invitée à écrire un poème sur le buste de Carpeaux pour un épisode de la série de la série en ligne MetCollects, Wendy Walters, poète, essayiste et professeure à l’université de Columbia, y imagine l’humanité et la vie intérieure du modèle, que la sculpture tend à nier[7].
Le projet a toutefois pris une résonnance nouvelle après le meurtre de George Floyd en mai 2020 et l’essor du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis et dans le monde. Dans ce contexte, le Met a d’abord envisagé l’annulation de l’exposition, dans la mesure où plusieurs des œuvres présentées non seulement esthétisent la douleur et la souffrance des Noirs mais les transforment en spectacle. Les conservatrices ont finalement choisi de poursuivre le projet et de solliciter un plus grand nombre de contributions extérieures au musée et à l’histoire de l’art. Aux côtés de Walters, nommée co-commissaire, ont été invités plusieurs artistes contemporains, la juriste Farah Peterson, Lisa Farrington (ancienne doyenne des arts visuels de l’université Howard – parmi les universités noires historiques aux États-Unis, et qui a d’ailleurs prêté la sculpture d’Edmonia Lewis) et d’autres professionnels extérieurs au Met. Plusieurs d’entre eux ont notamment rédigé les cartels qui, tout au long de l’exposition, répondent à des questions aussi vastes que : « Qu’est-ce que la représentation ? », « Qu’est-ce que l’abolition de l’esclavage ? » ou « Qui raconte l’histoire ? » Les visiteurs ont également été invités à participer au débat en proposant leurs propres réponses sur des cartes à disposition à côté des espaces d’exposition, qu’ils peuvent ensuite déposer sur des présentoirs à l’intention des visiteurs suivants.
Fictions of Emancipation rappelle la forme musicale de l’« appel et réponse », où une phrase initiale, souvent soliste – ici, le buste de Carpeaux ou l’exposition – reçoit une « réponse » généralement collective. Omniprésente dans les traditions musicales africaines et introduite aux Amériques par les Africains réduits en esclavage, le procédé de l’« appel et réponse » vise à permettre une participation plus démocratique ; elle est, par définition, imprévisible et ouverte. Telle est bien l’impression que laisse l’exposition du Met, les réponses du public ne cessant de changer et de se développer.
Dans le musée, l’exposition, installée dans un espace liminaire entre plusieurs passages et galeries du bâtiment, semble établir un dialogue avec une autre exposition temporaire, Hear Me Now: The Black Potters of Old Edgefield, South Carolina, qui présente dans une galerie adjacente des céramiques produites par des Afro-Américains réduits en esclavage. Fictions of Emancipation semble également faire écho aux nouvelles interventions didactiques pratiquées sur la collection permanente des peintures européennes – par exemple le cartel « Esclavage, race et idéologie dans l’Europe du XVIIe siècle » installé devant un portrait (lui aussi récemment renommé) de Nicolas de Largillière (1696) représentant une femme blanche avec un enfant noir qui porte un collier d’esclave an métal autour du cou.
Certains, notamment des conservateurs de musée, ont pu s’alarmer du caractère excessivement didactique de ces choix. En attirant l’attention du public sur un thème aussi laid que l’esclavage, les musées s’alièneraient des visiteurs et menaceraient leur « véritable » mission consistant à promouvoir la beauté. J’ai moi-même été témoin des réactions (en privé) de collègues reprochant aux cartels de Carpeaux leur lourdeur et une insistance excessive envers des vérités historiques douloureuses, au détriment du plaisir esthétique – tout en reconnaissant par ailleurs que le contexte historique et politique du mouvement Black Lives Matter rendait cette dimension didactique nécessaire.
La plupart des visiteurs de l’exposition, critiques d’art professionnels ou grand public, semblent cependant avoir accueilli favorablement ces cartels. Invités à donner leur avis sur l’exposition, plusieurs d’entre eux ont déclaré qu’ils appréciaient d’être encouragés à réfléchir de manière critique aux œuvres, au lieu de se contenter de l’admirer[8]. Le public est ainsi disposé à admettre qu’une œuvre d’art puisse être belle et laide à la fois : l’histoire problématique d’une œuvre la rend plus complexe mais aussi plus significative au regard de l’histoire — ce qui ne remet nullement en cause le talent artistique de son auteur. Cette réaction est la meilleure réponse qui soit aux critiques qui opposeraient approche « décoloniale » et amour de l’art.
Ces questions sont bien sûr aujourd’hui au premier plan de la programmation des musées, au moment où de plus en plus d’institutions entreprennent de se colleter avec leur histoire et d’initier des pratiques plus équitables et plus inclusives. En juillet 2020, le Metropolitan a publié treize « Commitments to Anti-Racism, Diversity, and a Stronger Community » [Engagements pour l’antiracisme, la diversité et une société plus forte] ; de nombreux musées aux États-Unis et en Europe l’ont imité au cours des deux dernières années. En outre, un certain nombre d’institutions se sont associées au sein de réseaux nationaux et internationaux dédiés à la promotion de la diversité et à l’étude de l’histoire de l’esclavage.
Parmi ceux-ci, mentionnons le réseau néerlandais Musea Bekennen Kleur, qui rassemble le Rijksmuseum, le musée de la maison de Rembrandt et le Centraal Museum d’Utrecht ; le Transatlantic Slavery and Legacies in Museum Forum, basé au Royaume-Uni, sous la direction des National Museums Liverpool ; et le Legacies of British Slave Ownership, au sein duquel collaborent l’University College London, la National Gallery of Art de Londres et d’autres organisations britanniques. Diverses institutions suisses ont entrepris d’étudier les liens économiques, commerciaux et artistiques qu’entretient leur pays avec l’esclavage et le colonialisme. Plusieurs expositions ont récemment été organisées sur ce thème, notamment Exotic? Regarder l’ailleurs en Suisse au siècle des Lumières, présentée au Palais de Rumine, à Lausanne, en 2020-21 et une nouvelle installation permanente au musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, intitulée Mouvements. En 2022, le Museo delle Culture (MUDEC) de Milan a accueilli l’une des toutes premières expositions italiennes consacrées à l’esclavage et à la représentation des hommes et des femmes d’origine africaine, intitulée La voce delle ombre: Presenze africane nell’arte dell’Italia settentrionale (XVI-XIX secolo).
En juin 2021, le Rijksmuseum d’Amsterdam inaugurait Slavernij, première grande exposition consacrée à l’esclavage dans les colonies néerlandaises ainsi qu’à son rôle essentiel dans l’histoire des Pays-Bas. Organisée par le département d’histoire du Rijksmuseum et dirigée par une équipe de quatre conservatrices (Valika Smeulders, Eveline Sint Nicolaas, Maria Holtrop et Stephanie Archangel), l’exposition adoptait une démarche biographique consistant à mettre en lumière « dix histoires vraies » d’hommes et de femmes protagonistes de la traite des esclaves aux Pays-Bas, parmi lesquels des esclaves ayant résisté à la captivité et à l’oppression. L’installation présentait un large éventail d’objets : peintures, gravures, cartes, lettres et autres documents d’archives, outils utilisés dans les plantations néerlandaises et instruments servant à infliger des punitions. De nombreux artistes, chercheurs et membres du public ont été invités à contribuer au projet, tandis qu’une vaste programmation culturelle encadrait l’exposition, notamment un site web où dix courts métrages présentaient les personnages au centre de l’exposition.
Slavernij a fait l’objet d’une attention considérable à l’échelle mondiale et ses répercussions continuent de se faire sentir aux Pays-Bas et à l’étranger, dans le sens d’un débat international sur l’intégration du thème de l’esclavage dans le cadre d’expositions temporaires ainsi que dans la présentation des collections permanentes. À titre provisoire, le Rijksmuseum a d’ores et déjà mis en place des cartels supplémentaires sur l’esclavage, imprimés en noir et blanc et se détachant sur les murs gris foncé ou gris clair du musée, et accrochés au-dessus ou à côté des étiquettes de 77 œuvres de la collection. Ces nouveaux cartels tantôt développent la version précédente, tantôt introduisent une tension à son égard. Tandis que le cartel originel de Nature morte avec une tasse dorée (1635) de Willem Claesz Heda décrivait le magnifique jeu de couleurs et des objets qui compose le tableau – un somptueux tissu damassé, des huîtres sur une assiette en étain, une salière en argent étincelante –, le nouveau texte raconte la colonisation de l’île de Bonaire, aux Antilles, par les Hollandais, un an après l’achèvement de l’œuvre. Les colons obligèrent en effet indigènes de l’île et esclaves africains à travailler dans les marais salants afin d’approvisionner les tables hollandaises – comme celle que représente Heda sur son tableau. Une dissonance similaire sépare les deux cartels de l’œuvre de Pieter Jansz Saenredam, Le Nef et le chœur de la Mariakerk à Utrecht (1641) (Fig. 3) : tandis que la version antérieure soulignait l’attention exquise prêtée par l’artiste aux détails de l’intérieur de l’église, le nouveau cartel explique comment les membres de l’Église réformée néerlandaise ont utilisé la Bible afin de légitimer le commerce des esclaves, de plus en plus lucratif pour les Pays-Bas du XVIIe siècle.
À certains égards, cette intervention dans les galeries permanentes du Rijksmuseum peut être considérée comme plus radicale que l’exposition Slavernij, à la fois parce que ces nouveaux cartels développent un propos inattendu pour le grand public et parce qu’ils touchent à certaines des œuvres d’art les plus célèbres du musée, par exemple La Ronde de nuit (1642) de Rembrandt. Leur propos ne porte pas seulement sur la dure réalité de l’esclavage : il démontre aussi la relation de complicité qu’entretient l’art avec la traite des esclaves, soit en l’esthétisant, soit en célébrant un mode de vie reposant sur la consommation de biens de luxe produits par le travail d’individus réduits en esclavage.
Comme l’a montré Simon Gikandi dans son livre Slavery and the Culture of Taste (2011), esclavage et monde « civilisé » sont intrinsèquement liés ; l’esclavage n’est pas un aspect « marginal » de la société européenne du XVII et XVIIIe siècle, mais le fondement même de la culture des élites et de ses formes d’expression artistique. Le défi pour le Rijksmuseum et pour les autres musées consistera à l’avenir à raconter cette histoire d’une manière qui ne soit ni provisoire ni accessoire.
La question de la représentation de l’esclavage au musée a également été débattue en France, où la tradition universaliste des Lumières a parfois entravé le débat sur la race, l’esclavage et le passé colonial. Bien que la loi Taubira de 2001 ait qualifié l’esclavage et la traite des esclaves de « crime contre l’humanité », les représentations publiques de l’esclavage, notamment lorsqu’elles étaient soutenues par le gouvernement, ont souvent eu tendance à s’intéresser davantage à son abolition qu’au caractère criminel de la traite et ne se montrent pas toujours exempts des paradoxes de l’imagerie abolitionniste évoqués plus haut[9].
En 2019, une pétition a ainsi demandé le retrait de l’une des plus célèbres de ces représentations, la fresque d’Hervé di Rosa commémorant la première abolition de l’esclavage (1794), réalisée pour l’Assemblée nationale en 1991 et dénoncée comme déshumanisante et raciste. L’œuvre est pourtant toujours à sa place, peut-être en raison de l’hostilité du pays envers la « cancel culture ». Dans son Adresse aux Français du 14 juin 2020, le président Macron invitait à ne pas retirer de l’espace public les œuvres d’art ou les monuments liés au passé colonial de la France, mais plutôt à « regarder lucidement ensemble toute notre histoire, toutes nos mémoires, notre rapport à l’Afrique en particulier, pour bâtir un présent et un avenir possibles ».
Cette déclaration présidentielle semblait encourager une exploration approfondie de l’histoire de l’esclavage et de sa représentation dans les musées français, en fait déjà engagée à bien des égards. En 2019, le musée d’Orsay a ainsi présenté Le Modèle noir, reprise augmentée d’une exposition organisée par Denise Murrell à la Wallach Art Gallery de l’université Columbia, à New York, en 2018-19. (La même exposition a ensuite voyagé au Mémorial ACTe, à Pointe-à-Pitre ; Murrell est aujourd’hui conservatrice itinérante au Met. Il faut souligner la dimension mondiale de certaines de ces expositions, qui ne doivent pas être considérées comme des produits ou des représentations des pays où elles se sont tenues.) Bien qu’il ne s’agisse pas d’une exposition sur l’esclavage, Le Modèle noir se concentrait sur les représentations de modèles d’origine africaine, dont beaucoup sont arrivés en France dans le cadre de la traite des esclaves ou ont subi ses effets à long terme au XIXe siècle. Lorsque l’identité du modèle était connue, le titre des œuvres a été modifié afin de restituer à celui-ci une forme d’humanité et une certaine subjectivité. Un célèbre tableau de 1800 de Marie-Guillemine Benoist, précédemment connu sous le titre dégradant Portrait d’une négresse, a par exemple été rebaptisé Portrait de Madeleine, en référence à cette esclave affranchie, arrivée en France comme domestique de parents de l’artiste ayant résidé dans la colonie française de la Guadeloupe[10].
Le titre de l’exposition L’Abîme. Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial 1707-1830, inaugurée au musée d’histoire de Nantes en octobre 2021, n’était pas moins politique. Organisée par Krystel Gualdé, directrice scientifique du musée, l’exposition promettait, selon une affiche placée à l’entrée du musée, de « révéler les traces, invisibles au premier abord mais bien présentes, du destin de celles et ceux qui furent victimes du système colonial », et de « lever le voile sur la complexité du réel d’une ville qui fut négrière et esclavagiste ».
La promesse était tenue d’un bout à l’autre de l’exposition, qui débutait par une carte numérique animée figurant les milliers de navires négriers et les millions de personnes réduites en esclavage et amenées aux Amériques à l’époque moderne. Chaque navire, dont la couleur signalait le pays d’origine, y apparaissait sous la forme d’un minuscule point qui traversait rapidement l’écran pendant l’année de son lancement. Pendant la majeure partie du XVIIIe siècle, les points bleus, qui représentaient les navires français, étaient nombreux – et tout particulièrement, tel un virus traversant l’Atlantique, dans les deux décennies précédant la Révolution française. Nantes, nous dit l’exposition, fut le point de départ de 43 % de toutes les campagnes de traite des esclaves du XVIIIe siècle ; en 1777, 700 personnes de couleur vivaient à Nantes, dont 280 en esclavage. (Signalons le choix systématique, pour les cartels muraux de l’exposition, de l’expression « [personne] vivant en esclavage » au lieu du terme déshumanisant d’« esclave ».)
L’Abîme démolissait le mythe, fondé sur une doctrine juridique du XVIe siècle, selon lequel l’esclavage n’existait pas en France métropolitaine, et que tous les esclaves des colonies qui mettaient le pied sur le sol français étaient libérés. Tout en reconnaissant qu’il existe très peu d’images identifiables d’esclaves vivant en métropole, l’exposition s’efforçait néanmoins de rendre compte de leur existence au moyen de cartels présentant leur nom et leur biographie, voisinant avec des portraits d’hommes et de femmes blancs aux côtés de serviteurs noirs non identifiés (Fig. 4).
Des milliers de noms de victimes de la traite transatlantique des esclaves en France étaient projetés sur les murs et sur le sol ; la technologie numérique a également été utilisée pour animer certains des portraits exposés afin d’attirer l’attention sur les esclaves qui y figurent, jusque-là largement négligés. Nombre de ces portraits étaient présentés aux côtés de produits de luxe – textiles, céramiques, récipients en argent – liés à la traite des esclaves, dans une section intitulée « Nantes au temps des Indes Galantes, premier port négrier et esclavagiste de France ». L’« Air pour les esclaves africains » de l’opéra-ballet Les Indes Galantes (1735) de Jean-Baptiste Rameau, d’une beauté obsédante, y était joué en boucle – mettant en évidence les liens profonds qui unissent l’esclavage et la « culture du goût », et l’esthétisation et la naturalisation indirectes de l’esclavage par l’art.
La partie la plus dérangeante de l’exposition s’appuyait à nouveau sur une projection numérique afin de reconstituer la cale d’un navire négrier du XVIIIe siècle et les conditions terribles auxquelles étaient soumis les Africains capturés au cours de la traversée de l’Atlantique. Il rappelait d’autres expositions sur l’esclavage qui se sont proposées non seulement de montrer mais de faire ressentir aux visiteurs les horreurs du « Passage du milieu », par exemple au musée international de l’esclavage de Liverpool ou au musée national d’histoire et de culture afro-américaine de Washington. De telles installations peuvent toujours être soupçonnées de se repaître du spectacle de la souffrance ; à Nantes, il ne semble pas que cette limite ait été franchie.
Pour cette partie de l’exposition, les concepteurs se sont appuyés sur le rare document qu’est le dessin, conservé au musée et également exposé, du navire négrier nantais la Marie-Séraphique (Fig. 5). Le dessin a été réalisé (probablement à bord) par l’un des officiers du navire, Jean-René L’Hermitte, vers 1769, l’année où la Marie-Séraphique quitte Nantes pour Loango puis pour Saint-Domingue (Haïti), avec plus de 300 Africains à son bord. Un autre dessin, également exposé, représentait la Marie-Séraphique au large du Cap-Français, le « Paris des Antilles ». On y voit des Africains vendus comme esclaves sur le pont supérieur du navire, tandis qu’à proximité, un groupe d’officiers de marine bien habillés – dont peut-être L’Hermitte lui-même – trinquent à leurs profits et festoient, apparemment insoucieux des corps nus des captifs noirs. Bien que l’image soit censée célébrer la civilité des officiers, on imagine difficilement condamnation plus cinglante de la traite des esclaves.
L’Abîme, ainsi que les installations permanentes consacrées à l’esclavage au musée d’histoire, s’inscrivent dans le cadre d’une démarche d’ensemble visant à mettre en lumière le rôle historique de Nantes dans la traite transatlantique. Le projet, qui remonte à l’inauguration en 2012 d’un Mémorial de l’abolition de l’esclavage, se traduit également par des plaques qui, dans toute la ville, documentent les quartiers où vivaient et travaillaient les marchands d’esclaves, ou signalent les macarons en pierre sculptée qui ornent de nombreux bâtiments, et dont certains reprennent des motifs africains.
À Nantes lors de ma visite de l’exposition en février 2022, j’ai été frappée par ces nombreuses références à l’esclavage. Son absence était d’autant plus surprenante dans l’autre grande exposition présentée au même moment au musée d’arts de Nantes. Organisée par sa directrice Sophie Lévy et intitulée À la mode. L’art de paraître au 18e siècle, elle présentait de nombreux portraits d’hommes et de femmes blancs appartenant aux élites urbaines et aristocratiques, portant des textiles à la mode et entourés de produits de luxe, du genre de ceux présentés dans L’Abîme. Parmi eux figurait un portrait de Madame Crozat, épouse de l’un des plus riches financiers de la France du XVIIIe siècle, qui a entre autres fait fortune dans la traite des esclaves et joui de 1712 à 1717 du monopole du commerce avec la colonie française de la Louisiane. Il était peut-être possible de faire abstraction de ce contexte au sujet du portrait de Madame Crozat ; c’était certainement beaucoup plus difficile devant des objets comme un masque d’Arlequin de type « blackface[11] », des textiles teints à l’indigo et à la cochenille (tous deux produits du travail des esclaves) ou des vêtements de coton blanc importé d’Inde mais aussi, de plus en plus souvent au XVIIIe siècle, des colonies d’Amérique. Le fossé qui séparait ces deux expositions, situées à quelques pas l’une de l’autre, le montre : le thème de l’esclavage n’est pas également représenté dans l’ensemble du monde muséal et de la sphère publique en France.
Cette tension peut être observée dans d’autres régions du pays, comme aux États-Unis et ailleurs en Europe. Si des installations permanentes sont consacrées à l’histoire de l’esclavage à Bordeaux et La Rochelle (respectivement au musée d’Aquitaine et au musée du Nouveau Monde), Paris n’en compte encore aucune ; un projet de Mémorial national aux victimes de l’esclavage, dans le jardin des Tuileries, est au point mort depuis plusieurs années.
En juin 2021, le Centre des monuments nationaux a inauguré l’Hôtel de la Marine, somptueux musée installé dans l’ancien siège du ministère français de la Marine, responsable des ports, des colonies et du commerce extérieur, place de la Concorde, à Paris, et dont la restauration a coûté 132 millions d’euros. Ce projet, situé dans le même bâtiment que la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, aurait pu être une occasion idéale de réfléchir à l’histoire et à l’héritage de l’esclavage en France ; le musée reste pourtant silencieux sur le sujet, en particulier dans la salle consacrée à la « culture du goût » au siècle des Lumières, où sont accrochées des tapisseries du XVIIIe siècle représentant des Africains réduits en esclavage et, à l’arrière-plan, une plantation de canne à sucre inspirée de tableaux de l’artiste néerlandais Frans Post. La cheminée de la pièce, remplacée entre-temps, supportait à l’origine une horloge alors populaire à la cour, où le buste d’une femme noire donne l’heure en roulant des yeux lorsque l’on tire ses boucles d’oreille. En octobre dernier, un exemplaire de cette pendule appartenant à la collection de l’Hôtel Lambert s’est vendue chez Sotheby’s, à Paris, au double de son estimation haute de 500 000 euros. Sotheby’s décrivait l’horloge en termes élogieux dans le catalogue de la vente et l’avait mise en vedette au centre de la pièce principale ; peut-être sera-t-elle un jour mobilisée au service d’autres récits historiques (Fig. 6).
Les thèmes de l’esclavage, du racisme et du colonialisme sont sans aucun doute de plus en plus présents à Paris, par exemple au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, où l’exposition Black Indians de La Nouvelle-Orléans a été inaugurée en octobre 2022. Si l’affiche semble avant tout évoquer les costumes du Mardi gras de La Nouvelle-Orléans, l’exposition s’avère une remarquable tentative de rendre compte de l’histoire et des héritages de l’esclavage dans les communautés afro-américaines et autochtones de Louisiane. Au musée du Luxembourg, l’exposition Miroir du monde, qui a ouvert ses portes en septembre 2022, présente d’exquis objets d’art provenant du cabinet de curiosités de Dresde, et porte un regard critique sur la vision eurocentrique du monde qu’ils suggèrent et sur les relations qu’ils entretiennent avec l’esclavage.
Enfin, à l’autre bout de la ville, une plaque a récemment été ajoutée à un buste en bronze du musée Nissim de Camondo après que des visiteurs ont protesté contre son exposition et contre le manque de contextualisation[12] (Fig. 7). Bien que le texte du socle évoque l’abolition de l’esclavage en France en 1794, le buste s’inspire d’une sculpture de Jean-Antoine Houdon datant du début des années 1780, acquise par le duc de Chartres (le futur « Philippe Égalité ») pour décorer une fontaine au parc Monceau. La sculpture représentait la figure en marbre blanc d’une femme nue au bain, accompagnée d’un serviteur noir coulé dans du plomb, peut-être modelé d’après l’un des domestiques Africains qui vivaient alors dans la domesticité de la famille d’Orléans et d’autres familles de la cour– dont plusieurs jeunes enfants victimes de la traite depuis le Sénégal. La plaque du musée précise que la sculpture, autrefois connue sous le titre « choquant et inacceptable » Buste de négresse, a été renommée Buste de femme noire, et qu’« à l’origine, ce buste représente une esclave noire dont l’allure altière semble défier le statut ».
On ne peut s’empêcher de se demander en conclusion comment le Louvre répondra à cet appel en faveur de la réévaluation de l’histoire et des héritages de l’esclavages dans les musées français. Bien qu’il ait accueilli des événements temporaires autour de ces thèmes, notamment la série de visites guidées intitulée « L’Esclave au Louvre, une humanité invisible » organisée par Françoise Vergès en 2012, ils ne font actuellement l’objet d’aucune installation permanente ; une exposition récente au moins a laissé passer l’occasion de s’y intéresser plus spécifiquement[13].
En mai 2021, Emmanuel Macron a nommé Laurence des Cars, directrice du Musée d’Orsay à l’époque de l’exposition Le Modèle noir, présidente et directrice du Louvre – elle est la première femme à occuper ce poste. En confiant à l’historien de l’impérialisme et du colonialisme Pierre Singaravélou les conférences 2022 de la Chaire du Louvre, des Cars semble annoncer son intention de s’engager sur ces sujets. En promettant de ressusciter les « fantômes du Louvre » et de « repeupler le musée », Singaravélou n’est pas sans rappeler Françoise Vergès cherchant « les fantômes des esclaves au Louvre » dans ses visites guidées d’il y a dix ans. Les nouvelles missions du musée comprendront-elles la quête des « fantômes » du passé colonial français ?
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[1] Je tiens à remercier Charlotte Guichard et Laurent Perez pour leur aide dans la traduction de ce texte.
[2] Voir par exemple Ana Lucia Araujo, Slavery in the Age of Memory: Engaging the Past (Londres-New York, Bloomsbury Academic, 2021) ; Benaouda Lebdaï, Delphine Letort et Éliane Elmaleh (dir.), Rémanences de l’esclavage dans les arts, les littératures et les musées (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022) ; et Laurajane Smith, Representing Enslavement and Abolition in Museums: Ambiguous Engagements (New York, Routledge, 2011).
[3] Meredith Martin et Gillian Weiss, Le Roi-Soleil en mer. Art maritime et galériens dans la France de Louis XIV (Paris, Éditions de l’EHESS, 2022).
[4] Ici et tout au long de cet article, je tiens à éviter autant que possible le terme « esclave », réducteur dans la mesure où il semble assimiler la personne asservie au statut que lui ont assigné les colons, et lui préférer uneexpression comme « femme [ou homme] réduit.e en esclavage ». Une évolution similaire s’observe en anglais, où « slave » tend à céder la place à « enslaved person ». Voir Katy Waldman, « Slave or Enslaved Person? », Slate, 19 mai 2015.
[5] « Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1785), 1873, Pourquoi naître esclave ! », Christie’s, Collection Juan de Beistegui, 9 septembre 2018.
[6] Elyse Nelson et Wendy S. Walters (dir.), Fictions of Emancipation: Why Born Enslaved! Reconsidered, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2022.
[7] Sarah E. Lawrence, « Preface » in Fictions of Emancipation, op. cit., 9.
[8] Conversation personnelle avec la conservatrice Elyse Nelson, novembre 2022.
[9] Sébastien Gölkalp, directeur du musée national de l’Histoire de l’immigration, à Paris, l’a souligné lors de la table ronde Les représentations de la traite transatlantique et de l’esclavage dans les musées en France, organisée dans le cadre des Rendez-vous de l’histoire, à Blois, en octobre 2022. Décrivant les fresques du palais de la Porte-Dorée, construit pour l’exposition coloniale de 1931 et qui abrite aujourd’hui le musée qu’il dirige, Gölkalp note la référence « totalement biaisée » faite à l’esclavage sous la forme « d’un père blanc en train de libérer les esclaves. Finalement, le seul message qui apparaît dans ce palais, c’est de montrer le côté émancipateur de la colonisation française, tout en passant évidemment totalement sous silence le fait que la France a elle aussi été un pays esclavagiste ».
[10] Le Modèle noir. De Géricault à Matisse (Paris, Musée d’Orsay-Flammarion, 2019). Voir les articles « Renommer l’œuvre » d’Anne Higonnet (p. 26-30) et « Madeleine » d’Anne Lafont (p. 58-59).
[11] Sur les liens entre Arlequin, l’esclavage et le racisme, voir Robert Hornback, Racism and Early Blackface Comic Traditions: From the Old World to the New (Cham, Palgrave Macmillan, 2018) ; Scott M. Sanders, « Code Noir in Marivaux’s Theatre », Eighteenth-Century Fiction, 32, n°2, hiver 2019-20, p. 271-96.
[12] L’ancien directeur du musée Nissim de Camondo, Olivier Gabet, a évoqué ces protestations de visiteurs lors d’un événement auquel j’ai assisté à la Villa Albertine, à New York, en février 2022.
[13] Il s’agit d’une exposition intitulée Vénus d’ailleurs. Matériaux et objets voyageurs, installée dans la Petite Galerie du Louvre de septembre 2021 à juillet 2022, et qui présentait des objets du même type que ceux de Miroir du monde, au musée du Luxembourg. Bien que la traite des esclaves soit mentionnée dans l’un des cartels de l’exposition (au sujet d’une paire de sucriers en argent du XVIIIe siècle en forme d’esclaves), les liens avec l’esclavage ou le colonialisme y étaient très peu évoqués dans l’ensemble, notamment dans la section de l’exposition consacrée aux objets en ivoire africain. Sur les événements organisés par Vergès, voir Françoise Vergès, « The Slave at the Louvre : An Invisible Humanity », Nka, n°38-39, 2016, p. 8-13.