Dans les maquis, j'ai trouvé plus que des frères
Le musée de la Résistance en Argoat a récemment proposé à Sophie Zénon, artiste photographe, une carte blanche sur le maquis de Coat-Mallouen. Soutenue par la DRAC Bretagne, sa résidence de création s’est doublée d’un atelier pédagogique auprès d’une classe de première professionnelle du lycée Jules Verne de Guingamp. Récit d’une rencontre entre artiste et élèves d’un lycée technique.
Plaçant la mémoire et la réactivation d’archives au cœur de ma démarche artistique, je suis régulièrement sollicitée par les musées afin d’investir leurs collections. Après avoir travaillé en 2017 sur le site vosgien du Hartmannswillerkopf (Bas-Rhin) sous l’angle de sa forêt reconstituée, le musée de la Résistance en Argoat (Côtes d’Armor) me propose en 2018 une carte blanche et d’arpenter le bois de Coat-Mallouen, choisi en 1944 par la résistance guingampaise pour établir un maquis. Menée en coopération avec la DRAC Bretagne par le biais du dispositif « Résidence de territoire en milieu rural », soutenue par la Région, le Département Bretagne, la communauté de communes du Kreiz Breizh et la Cinémathèque de Bretagne, ma carte blanche a fait l’objet d’une exposition de décembre 2019 à juin 2020 intitulée Frondaisons. La fabrique de l’image d’un maquis de l’Argoat, et de la restitution d’un atelier pédagogique mené avec des lycéens d’une classe de première MELEC (Métiers de l’électricité et de ses environnements connectés). Depuis une dizaine d’années, les institutions publiques ont fait de la pratique d’ateliers artistiques et participatifs un chantier prioritaire, intégrant l’artiste comme médiateur potentiel. Celui-ci se voit confier des missions nouvelles et est alors confronté à des problématiques liées à la transmission des savoirs pour lesquelles il n’est pas toujours préparé, interrogeant par-là même sa place dans la société.
Construit sur pilotis au bord de l’Etang Neuf (commune de Saint-Connan), le jeune musée abrite un riche ensemble de documents. La visite donne à revivre la vie quotidienne sous l’Occupation, les différentes formes de résistance, l’expérience du maquis et l’âpre combat pour la liberté. Émouvante, instructive et bien documentée, elle prend appui sur des cartes, des missives secrètes et des témoignages d’habitants ayant vécu cet épisode de l’histoire de France. Depuis les larges baies vitrées du musée, on aperçoit le bois qui en 1944 abrita le maquis, véritable camp retranché connu sous le nom de maquis de Plésidy-Saint-Connan. Les 300 hommes qui lui donnaient corps étaient âgés de 22 ans en moyenne. Beaucoup étaient des lycéens venus de Guingamp. Le camp de base installé dans la forêt était idéal pour mener des embuscades contre l’occupant. Les maquisards l’affrontèrent d’ailleurs lors des combats du 27 juillet 1944, puis participèrent à la Libération de Guingamp et de sa région.
Je consacre une part de mon activité à la transmission, avec une prédilection pour des actions dans le champ du social. Ces rencontres sont à chaque fois surprenantes, stimulantes et enrichissantes, tant pour les stagiaires que pour moi-même. Dès le lancement de l’appel à projet auprès des établissements de l’Académie de Rennes, le lycée technique Jules Verne de Guingamp adhère avec enthousiasme à l’idée de travailler avec un artiste sur cette thématique épineuse de la Résistance. Quatorze élèves en bac professionnel électricité – pour qui le mot “Résistance” n’était qu’une vague notion dans les manuels d’histoire – ont eu l’opportunité d’appréhender autrement cette période de l’histoire de France. Quelques mois auparavant, ils avaient eu l’occasion de découvrir mon travail artistique et d’entrer dans mon univers grâce à une exposition rétrospective consacrée à quinze ans de mes créations à la galerie L’Imagerie de Lannion, un partenaire également très attentif à ce projet. Motivé et épaulé par ses professeurs de français, d’histoire, de sciences appliquées et d’arts plastiques, ainsi que par la documentaliste du lycée, le petit groupe s’est mobilisé dès le départ avec enthousiasme. « Madame, nous sommes au taquet ! », me lance Kélian dès la première séance.
Après de nombreux échanges avec les encadrants pédagogiques, nous avons choisi le thème de l’engagement de la jeunesse dans la Résistance. L’atelier est ainsi devenu un moyen original dans la poursuite de certains objectifs conjointement fixés par le lycée et le musée, à savoir l’ouverture à l’autre, l’acquisition de savoir-faire pluridisciplinaires et la compréhension de notions phares telles que la liberté, la construction de soi et de la société. Il a amené les élèves à penser un avenir à la lueur du passé tout en laissant une place au rêve. Quelles causes seraient-ils prêts à défendre aujourd’hui ? De quelle société rêvent-ils pour demain ?
Mais cet atelier a surtout permis à ces jeunes de s’approprier leur territoire, par la double action de leur imaginaire et d’un travail plastique puisant son matériau au cœur des archives.
Usage des archives – entre réalité et fiction
Dans ce territoire breton du « Kreiz Breizh » (centre Bretagne), la mémoire de la Résistance est vive et suscite encore aujourd’hui beaucoup de tensions, présentes dans nombre de familles. Faire travailler les élèves sur l’histoire locale à partir de la réactivation de sources d’archives contribue à l’incarner davantage, à mieux la comprendre.
Au musée, un film noir et blanc de deux minutes, tourné dans le maquis, attire mon attention. La scène est extraite d’un film 16mm de 42 minutes tourné en août 1945 et réalisé par le photographe Anselme Delattre et son fils Guy, âgé de 14 ans. Il s’agit d’une reconstitution de la vie au maquis de Coat-Mallouen. Certains maquisards y jouent leur propre rôle, d’autres endossent l’uniforme allemand. Longtemps resté enfoui dans les archives familiales, ce film est aujourd’hui déposé à la Cinémathèque de Bretagne (Brest), de même qu’un second de plus de deux heures sur la Libération de Guingamp le 7 août 1944 et quelques rushes. Dans ce dernier film, tourné par Guy alors muni de l’appareil photo et de la caméra de son père, on retrouve des images « iconiques », communes à de nombreux films sur la Libération : défilés de chars américains, de troupes de maquisards, scènes de liesses populaires, femmes tondues, discours du Général de Gaulle …
À la cinémathèque, je visionne l’ensemble des films, plan par plan. Interroger l’autorité d’un document, c’est pour moi tenir compte des omissions, des absences, de ce qui a été mis en avant ou volontairement occulté… J’en extrais une quantité impressionnante de photogrammes, autant de matériaux potentiellement plastiques que de documents pédagogiques.
La reconstitution du maquis par Anselme et Guy Delattre est un document exceptionnel et pédagogiquement formidable. Il existe très peu d’images tournées dans les maquis pendant l’Occupation, images trop risquées si elles étaient tombées aux mains des Allemands, avec les visages reconnaissables des maquisards. C’est une source incontournable sur les équipements, les uniformes, la façon dont les camps étaient installés : tout cela, montré dans le film, est bien réel. Mais les sourires constants des maquisards contrastent avec la rude vie dont ils témoignent dans leurs écrits et ces regards, face caméra, trahissent la reconstitution. Ces images m’ont permis d’inviter les élèves à réfléchir à leur réalisation : pourquoi ce film ? Pourquoi en 1945 ? Quels sont les enjeux d’une telle reconstitution ? Analyser ces enjeux est nécessaire, pour prendre conscience du monde qui nous entoure et de notre capacité à s’y impliquer. Tourné un an après la Libération, le film insiste sur le rôle joué par les maquisards dans cette ultime phase de la Seconde Guerre mondiale en France. En insistant sur ces visages souriants, il témoigne également de l’espoir de ces jeunes en un avenir plus radieux. En 1945, tout est à reconstruire, à inventer.
Après avoir visionné les films en classe, chaque élève a eu à sa disposition des photogrammes issus des deux films des Delattre, ainsi que des biographies de maquisards de Coat-Mallouen dont ils se sont inspirés pour écrire un texte. Une seule contrainte, formelle : une feuille de papier gravure de format panoramique (25 x 100 cm) à investir recto-verso en images et en textes, chaque feuille pliée en 4 pour constituer un pan d’un futur livre-objet collectif. Du JE, arriver à un NOUS.
Les découpages, collages, montages des photogrammes, tout comme les textes produits sont étonnants, d’une grande originalité et incarnés. Des lettres à une mère ou à une petite amie, des journaux intimes, une interview fictive du lieutenant Robert, le chef du maquis, plusieurs poèmes-slam ont été imaginés. Tout cela dialogue avec des montages empruntés au répertoire de l’album de famille, de la BD, de la séquence filmée. En filigrane, ce sont aussi leurs préoccupations d’adolescents qui s’expriment.
Eux, je et nous : un livre-objet
Parallèlement, une visite in situ au musée, mais aussi en forêt, a été l’occasion de se confronter aux espaces foulés par les maquisards, de « vivre » le lieu d’une manière autre que par la fiction documentaire.
La proposition d’atelier a été de réaliser un portrait de soi qui accompagnerait son texte sur la société que l’on imagine demain. La photographie étant au cœur de cet atelier, il s’agissait également pour moi de les initier et de revenir aux bases que sont l’étude de la lumière, du cadre, du plan, etc. Pour des adolescents pratiquant massivement le selfie, leur demander de travailler sur leur portrait n’a pas été le moindre des paradoxes… mais chacun a su se l’approprier. Après une initiation en classe de ce qui fait l’essence d’un portrait, à savoir un dialogue entre le photographe et le photographié, les jeunes ont réalisé des prises de vue en binôme dans le bois de Coat-Mallouen. L’écriture du texte accompagnant le portrait a été finalement l’exercice le plus difficile, aussi bien en raison de leurs difficultés à rédiger qu’à se projeter dans l’avenir.
Mener un projet pédagogique artistique, c’est aussi faire participer les jeunes « jusqu’au bout », c’est-à-dire jusqu’à la mise en place scénographique de leur travail. L’objectif était clair dès le départ : le projet visait à faire sortir le travail des élèves du seul préau du lycée et de le montrer au public. En intégrant leur livre-objet en introduction de ma propre exposition, c’était pour moi une manière de les valoriser et de les encourager. Les jeunes se sont saisis du projet et y ont pris plaisir car il leur laissait un espace de création. C’était incarné, vivant, hors du cadre strictement scolaire. Leurs enseignants m’ont confié que l’atelier les avait transformés et leur avait donné confiance en eux.
Franchement, ils avaient notre âge, et à notre âge, je ne crois pas qu’on l’aurait fait, nous… ça montre vraiment leur courage et leur envie de liberté[1].
Par la fabrication de ce livre-objet collectif, ils ont mis en œuvre et ont pu ressentir une valeur si difficile à transmettre la fraternité[2].
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[1] Sydney Minerve, élève au lycée professionnel Jules-Verne de Guingamp, interviewé par France3 Bretagne lors de l’inauguration de mon exposition.
[2] Le succès de l’atelier doit beaucoup à la disponibilité, à la gentillesse et à l’efficacité de l’équipe du musée, notamment à Agnès Sagit, à Annaïs Laudren et Virginie Picaut. Il le doit également à l’implication sans limite des professeurs et de la documentaliste du lycée qui, entre chacune de mes interventions, ont pris le relais. Madame Ceas, professeur de français et d’histoire, a travaillé en lien avec leur programme d’histoire sur le régime de Vichy et sur la Résistance à partir de personnages emblématiques, tels Jean Moulin ou Lucie Aubrac. Elle a préparé plus spécifiquement un corpus sur la résistance en Bretagne et sélectionné les biographies de maquisards de Coat-Mallouen. Elle a guidé les élèves dans la rédaction de leurs textes, les a aidés à décrypter les missions et valeurs qui les animaient. Madame Debarre, professeure de physique-chimie, après avoir évoqué l’histoire de la photographie, a expliqué de manière concrète les principes optiques d’un appareil photo en leur faisant fabriquer une petite caméra obscura et a réalisé des expériences de chimie sur le processus de formation d’une image. Monsieur David, professeur d’arts plastiques, a mis en œuvre la conception du livre-objet en faisant intervenir graphiquement les élèves sur leurs pages. Enfin, Madame Le Meur-Jacob, documentaliste, a été « l’agent de liaison » indispensable au bon déroulement de cet atelier transdisciplinaire. Qu’ils en soient tous ici sincèrement remerciés.