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Construire le monde d'après. Ép. 2 : Après le témoignage, les réalisations artistiques des élèves

Chloé Créoff finit de présenter l'accompagnement du témoignage des rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi dans le Secondaire. Après le témoignage, après que le rescapé a raconté son histoire aux élèves, que faire ? Comment continuer l'échange ? C'est ce à quoi les productions artistiques des élèves répondent. Dessins, textes, scènes et émissions de podcast viennent renforcer le lien entre les rescapés et les classes, et assurent la transmission du témoignage.

Contre-don à l’attention des rescapés et transmission du témoignage 

La mise en place de la troisième et dernière étape du parcours imaginé entre les rescapés et les classes est le fruit de la recherche-action Les rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en milieu scolaire : Mémoires, Histoire et Transmission en 2021-2022 [voir le premier article de Chloé Créoff, ndlr.]. La mise en place de groupes de parole et des entretiens individualisés conduits par les psychologues du projet ont permis d’engager collectivement une réflexion autour de la réception du témoignage en classe et de ses différents enjeux. 

Parmi les observations des rescapés, l’émotion de certains élèves, parfois manifestée par des pleurs, pendant et après le témoignage, se révèle déconcertante. Les rescapés craignent de traumatiser les élèves avec leurs récits de vie.  Ces pleurs viennent directement questionner chez eux le sens d’une telle démarche, dans la mesure où elle semble produire des effets négatifs sur les élèves.  

La réalisation d’une production artistique répond non seulement à la nécessité d’appréhender, de questionner et d’accompagner les émotions des élèves liées à la rencontre, mais aussi d’envisager l’émotion comme un moyen d’accéder à la connaissance. Dans ce contexte, la présence de l’infirmière ou de la psychologue scolaire lors des témoignages s’est révélé pertinent. Ces histoires personnelles, racontées par des individus qui avaient souvent l’âge des élèves au moment des faits, facilitent les processus d’identification et d’empathie. En cela, elles peuvent (ré)activer des souvenirs traumatiques chez les élèves. 

Parallèlement, chez les rescapés, on remarque des préoccupations directement liées à la réception de leurs récits de vie : « Est-ce que mon récit a été compris ? Ai-je moi-même été compréhensible ? Qu’est-ce que les élèves vont retenir de mon témoignage ? Que vont-ils en faire ? ». À cela s’ajoute un sentiment de manque de reconnaissance et de considération vis-à-vis de cet acte de transmission qui engage de l’énergie et du temps. 

Pour répondre à l’ensemble des préoccupations de terrain formulées par les rescapés mais aussi par les enseignants, la production artistique s’est imposée comme une étape incontournable de notre parcours. Elle permet d’accueillir et de digérer l’émotion suscitée par le témoignage, de rendre compte de l’apport de celui-ci à la compréhension de l’événement, tout en valorisant l’engagement citoyen des rescapés au service de la mémoire du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda. Une fois finalisée, la réalisation peut être transmise au rescapé, ce qui permet aux élèves de lui témoigner une forme de considération et de reconnaissance. Dans le but d’établir un rapport de réciprocité, elle est pensée comme un don/contre-don. Par cette réalisation, les rescapés peuvent mesurer toute l’importance, l’utilité et l’impact de leur témoignage sur les élèves. 

Avec le témoignage, les élèves deviennent dépositaires d’une parole et d’une histoire qui les impliquent et qu’ils veulent, à leur tour, transmettre et faire connaitre. Cette réalisation est alors pensée par la majorité des élèves comme un moyen de sensibiliser à cette histoire, notamment leurs camarades de l’établissement scolaire, mais aussi leurs familles ou encore le grand public, et parfois même la famille des rescapés qui deviennent les « bénéficiaires indirects » du projet, grâce à ces productions manuelles, écrites et orales. 

Les productions manuelles 

Les enseignants en arts plastiques sont amenés à jouer un grand rôle dans cette troisième et dernière étape du parcours, en particulier pour les productions manuelles. Les voies professionnelles choisissent d’ailleurs fréquemment cette forme dans la mesure où elle permet de valoriser le savoir-faire des élèves en mobilisant les compétences techniques acquises au cours de l’année. Ces mêmes compétences sont alors mises au service de la mémoire du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, en témoigne la production du lycée Modeste Leroy de la ville d’Évreux (figure 2). 

Les élèves de Seconde professionnelle de ce lycée ont réalisé une exposition qu’ils ont nommée Le jardin des mémoires. Pendant le témoignage du rescapé, les élèves « techniciens d’usinage » ont été invités à prendre des notes tandis que les élèves « communication visuelle » ont mobilisé leurs carnets de croquis. La production artistique a été réalisée sur plusieurs niveaux : la mise en relief de scènes marquantes racontées par le rescapé ; la création de unes de journaux en opposition au journal de propagande anti-tutsi Kangura ; et la production d’un nuage de mots représentatif de l’ensemble du parcours réalisé au cours de l’année scolaire.

Les expositions sont fréquemment mises en avant et valorisées au cours de l’année, notamment lors de : la journée internationale du vivre ensemble en paix (16 mai) ; la période des commémorations du génocide (avril-juillet) ; la semaine d’éducation contre le racisme et l’antisémitisme (mars) ; la journée international des droits de l’Homme (10 décembre) ; ou encore la journée internationale dédiée à la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’humanité (27 janvier). 

Les tiroirs de la mémoire (Figure 3) ont précisément été réalisés à cette dernière occasion par les élèves de Troisième du collège Molière d’Ivry-sur-Seine à partir du témoignage en classe de Franck. Ils mettent en lumière des mots antagonistes liés au génocide (mort/vie, espoir/désespoir, amour/haine, etc). Ils ont été présentés sur scène lors d’une rencontre-lecture en présence d’Hélène Dumas (historienne), Jean-François Dupaquier (journaliste) et Beata Umubyeyi Mairesse (rescapée et écrivaine), organisée à l’occasion de la semaine de la Mémoire. Les tiroirs ont été ensuite exposés plusieurs mois à la Médiathèque de la ville d’Ivry-sur-Seine, à la maison de quartier d’Ivry-Port et au Centre de documentation et d’information (CDI) du collège, permettant de sensibiliser un large public.

Pour l’année scolaire 2023-2024, qui marquait les 30e commémorations du génocide, le même procédé a été mis en place par l’enseignant en arts plastique de ce collège (Figure 4). À partir du témoignage en classe de Gloriose, les élèves ont réfléchi à la question du choix et de l’engagement face à une situation tragique. Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens ? Telle est la question que pose la chanson « Né en 17 à Leidenstadt » écrite par Jean-Jacques Goldman dont les élèves ont écouté les paroles en introduction des ateliers de réalisation artistique. Le professeur précise la mise en place :

Par groupe de deux, les élèves de 3e ont pu choisir l’un des nombreux tiroirs anciens mis à leur disposition dans lequel ils ont été invités à réaliser un travail artistique sur la question de la dualité des choix, en regard avec le témoignage de Gloriose. Un travail en deux temps : ils devaient d’une part créer chacun un personnage à double face symbolisant la question du bien et du mal que l’on peut porter en nous et dans un second temps montrer cette dualité par un travail plastique à l’intérieur du tiroir. Chaque personnage trouve sa place dans une boîte transparente dans le tiroir, où leur face peut-être interchangée, à l’image des choix auxquels nous pouvons être confrontés

D’autres élèves ont réalisé collectivement une affiche. Ceux du collège Rolland-Dorgelès de Paris ont proposé un drapeau du Rwanda dont le tissage représente les fils de la mémoire et la transmission, à partir des mots retenus du témoignage de Marie-Claire. Cette fresque a été présentée et exposée au sein de l’établissement.

Les productions écrites 

Tout comme les productions manuelles, les productions écrites permettent aux élèves de s’exprimer à la fois individuellement et collectivement sous des formes très variées. En opposition au rôle des médias pendant le génocide, en particulier à celui du journal de propagande génocidaire Kangura, les élèves choisissent fréquemment de réaliser des journaux pour évoquer l’histoire du génocide et celle du rescapé. Ce journal est souvent voué à être diffusé au sein de l’établissement, et partagé avec le rescapé, à l’image du journal des élèves de Terminale du lycée Emmanuel-Mounier de Grenoble,dont voici quelques extraits :  

Ces illustrations et les courts textes explicatifs qui les accompagnent présentent la perception que les élèves ont eu de l’événement et de l’histoire de César, rescapé du génocide. Sur ce support, ils choisissent différentes temporalités, en évoquant à la fois le temps du génocide et celui de la reconstruction, sans oublier de rendre hommage à l’engagement de César pour la transmission et la mémoire. La figure 6.2 aborde néanmoins l’histoire de César sur une temporalité élargie en représentant les armes utilisées par les tueurs pendant le génocide, l’église où il s’est caché, ainsi qu’une représentation du difficile choix entre pardon et vengeance. Un thème qu’il évoque au cours de ses témoignages ainsi que dans son livre Un sachet d’hosties pour cinq lu par les élèves au cours de l’année. 

Dans la catégorie des productions écrites, on remarque une proportion importante de réalisations destinées uniquement aux rescapés, sous la forme d’un carnet d’expression qui incluent des lettres, des dessins, des poèmes. Cette forme donne l’occasion aux élèves de s’adresser personnellement au rescapé, et de lui exprimer explicitement leurs ressentis, leurs remerciements et leurs admirations.

Certains élèves, plus à l’aise avec le dessin qu’avec l’écriture, adressent des dessins ou des créations de leurs choix, en fonction de leurs savoir-faire et de leurs talents respectifs. Toutes les réalisations sont centralisées dans un carnet qui est transmis au rescapé.  D’autres formats peuvent néanmoins être proposés. Les élèves de Terminale du lycée Albert-Schweitzer du Raincy ont pensé et réalisé un support commun avant d’écrire, chacun, un message plus personnel : 

L’expression écrite a été privilégiée par les élèves sur cette année scolaire 2023-2024. La période des 30ecommémorations, d’avril à juillet, a été l’occasion d’écrire aux rescapés pour leur témoigner reconnaissance et soutien en cette période éprouvante  

Figure 8 – Verso d’une lettre adressée à Emmanuel par les élèves de Troisième du collège Jean-Baptiste Clément de Bois Colombe, 2024.

Les élèves se disent également sensibles à la démarche des primo-témoignants, c’est-à-dire les rescapés qui témoignent pour la première fois dans le cadre du projet Construire le monde d’après. Dans un tel contexte, il n’est pas rare que les élèves fassent le choix de réaliser une production artistique en lien avec ce premier engagement de la part du rescapé. À titre d’exemple, les élèves de Terminale du lycée Massillon (Paris) et leur enseignante ont offert à Lionel un livre d’or voué à s’enrichir du retour des élèves qu’il rencontrera dans la suite de son parcours. C’est un moyen pour eux d’exprimer leur reconnaissance pour ce moment privilégié avec le rescapé qui leur confie son histoire pour la première fois mais aussi de l’encourager à continuer son engagement envers la jeune génération.  

Les productions orales 

Les productions orales sont souvent le fruit d’un projet ambitieux mené sur une longue durée, parfois en partenariat avec des intervenants artistiques extérieurs et/ou grâce à l’engagement précieux des professeurs engagés en équipe pluridisciplinaire.

En partenariat avec la Maison du geste et de l’image, nous avons accompagnés plusieurs classes au cours de l’année 2021-2022 dont une classe de Terminale du lycée Victor-Duruy. Les élèves ont formulé le souhait de monter une webradio qui prendrait le contre-pied de la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), média de propagande pendant le génocide. Ils ont d’abord suivi un cycle d’initiation à la radio avant d’enregistrer leur propre émission Les Voix des mémoires, où ils racontent et commémorent l’histoire et la mémoire du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994. À cette occasion, ils ont réalisé des micro-trottoirs, écrit des chroniques et interviewé Florent Piton (historien) Patrick de Saint-Exupéry, (journaliste), et Timothée Brunet-Lefebvre (historien). L’émission Les Voix des Mémoires a été diffusée en direct sur les ondes de Radio Campus Paris en avril 2022 et reste disponible sur internet.

Chaque 7 avril, journée nationale de commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, une classe participante au projet est invitée à prendre la parole au parc de Choisy (Paris). En 2023, ce rôle est revenu à une classe de Terminale du lycée Malherbe de Caen (Figure 10). En spécialité artistique, les élèves sont entrés dans l’histoire du génocide par l’art, ainsi que par des textes dont les propos poétiques et politiques les ont emportés vers un pays et une histoire qu’ils connaissaient à peine. Les commémorations du génocide leur ont donné l’occasion de partager leur cheminement à travers la lecture de textes et une chanson de soutien aux victimes du génocide et en particulier au rescapé venu à leur rencontre au cours de l’année. 

Les élèves de Seconde du lycée Diderot (Paris, 19arrt.) se sont engagés dans une lecture théâtralisée qu’ils ont nommée Paroles du Rwanda. Cette réalisation artistique a été le fruit d’un travail mené sur toute l’année scolaire, qui a débuté, dans le cadre d’un enseignement interdisciplinaire avec la contextualisation de l’histoire du génocide contre les Tutsi au Rwanda, une lecture de témoignages, la réalisation d’exposés et l’accueil d’un rescapé en classe. À partir de leurs connaissances, de leurs sensibilités et de cette expérience singulière, plusieurs séances ont été consacrées à mettre en voix et en scène ces paroles venues du pays des Mille collines, en particulier celle de Valens, rescapé venu à leur rencontre. 

Dans ce spectacle, ces paroles se sont articulées en trois temps. On commence par celui de l’avant génocide, marqué par les discriminations et les humiliations quotidiennes, subies en particulier à l’école. Puis c’est le temps du génocide, et de la mort, qui semble certaine, alors que les Tutsi sont inlassablement traqués dans le pays. Enfin vient le temps de l’après et des mémoires, porté par les trois arbres qui symbolisent la famille (le ficus thonningii, « Umuvumu » en kinyarwanda), la résilience (l’acacia abyssinica « Umunyinya ») et la protection (l’erythrina abyssinica « Umoko »). Tous ces temps ont été accompagnés sur scène par les créations de l’artiste plasticien Bruce Clarke, Les Hommes debout (« Abantu Bahagaze Bemye »). 

Dans une capsule vidéo, les élèves du lycée Diderot et Valens, le rescapé du génocide parlent de cette réalisation artistique :  

La réalisation artistique, c’est un moyen pour moi de mesurer la portée de mon témoignage, voir ce que les élèves ont compris, ce qu’ils retiennent. Lorsque je me rends dans un établissement scolaire, j’ai toujours cette question qui me traverse l’esprit : Pourquoi je fais ça ? Est-ce que cette rencontre va réellement apporter quelque chose aux élèves ? Quand on me transmet une réalisation artistique, j’ai des réponses à ces questions. Ça donne un sens à mon engagement.

Valens Kabarari, rescapé du génocide 

Les limites de l’exercice 

Les rescapés engagés dans le projet se disent, comme Valens, touchés par la production artistique, qui permet tout à la fois de les valoriser dans cette démarche du témoignage en classe, de rendre hommage aux victimes et de transmettre l’histoire et la mémoire du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994. Certaines formes retenues peuvent néanmoins fait naître des sentiments ambivalents chez les rescapés, oscillant entre la joie qu’on rende hommage à leur histoire et la tristesse de voir des souvenirs douloureux matérialisés. Dès lors, il convient de définir ensemble si la production peut être ou non partagée avec le rescapé.

Aussi, on observe parfois chez des rescapés la crainte d’être dépossédé de leur histoire. Ils peuvent ressentir une certaine méfiance à partager un tel récit à travers des supports artistiques qui pourraient être utilisés à des fins qu’ils ne maîtrisent pas. C’est pourquoi, avant toute diffusion publique, il importe de demander l’autorisation du rescapé. 

Ces quelques éléments partagés sur la réalisation et le partage d’une production artistique viennent ici réaffirmer et mettre en évidence toute la délicatesse, la précaution et l’empathie qu’il est nécessaire d’avoir, de développer lorsque l’on souhaite travailler, en milieu scolaire, avec des rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, pour les valoriser et faire de cette expérience du témoignage en classe un moment utile et sécurisant pour eux.  

L’apport du témoignage en classe mesuré à partir des productions artistiques

L’analyse des productions artistiques réalisées par les élèves nous permettent de mesurer l’intérêt et l’apport du témoignage en classe. L’éducation aux droits humains, au cœur de notre démarche pédagogique, tend en effet à développer les connaissances des élèves (contextualisation de l’histoire du génocide, des textes historiques et des concepts fondamentaux), leurs compétences (développer une pensée critique, une écoute bienveillante et une capacité d’agir) ainsi que leurs valeurs (curiosité, empathie, ouverture d’esprit, sens de la dignité humaine et attitude respectueuse des droits humains).

Dans le cadre du projet « Construire le monde d’après », le témoignage en classe apparait comme un moyen efficace d’enseigner l’histoire du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 et de lutter contre le négationnisme. En lien avec l’actualité, ces interventions directes en salle de classe stimulent la vigilance des élèves face à l’escalade de la haine et du racisme. Les récits des survivants aident les élèves à identifier, déconstruire les discours de haine, affûter leur esprit critique et réfléchir aux enjeux de la reconstruction post-génocide. Leur mise en place favorise, dans le même temps, la restauration de la pleine humanité des témoins-rescapés tout mettant en lumière notre humanité partagée.

Publié le 15 octobre 2024
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