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Confiné·es à la Villa Médicis : entretien avec Sara Vitacca

En mars dernier, le confinement a surpris les pensionnaires de la Villa Médicis à Rome. Enfermé·es dans ce lieu, les artistes ont dû trouver sur place la matière à leur travail. Docteure en histoire de l’art, Sara Vitacca a quant à elle décidé de se plonger dans les archives des lieux. Grâce aux lettres des pensionnaires du XIXe siècle, elle fait revivre dans un podcast leurs inquiétudes et angoisses face aux épidémies de choléra qui traversent alors Rome. Par les voix des pensionnaires d’aujourd’hui, elle donne à entendre les paroles des pensionnaires d’hier, dans ce contexte si éloigné mais si proche de notre vécu.

Charles-Victor Famin, « Façade sur jardin de la Villa Médicis » (1837). Papier (aquarelle, crayon, gouache) – 16,7×25 cm Collections de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis Inv. 2018.0.90

Florie Varitille : Le premier podcast réalisé à la Villa Médicis traite de l’épidémie de choléra à Rome. Pouvez-vous nous expliquer les origines du projet ?

Sara Vitacca : L’idée du podcast est née de manière spontanée au moment du premier confinement, au mois de mars 2020. La situation nous paraissait à l’époque complètement irréelle, d’autant plus que l’Italie a vécu de manière très angoissée les premières semaines de la pandémie. L’arrivée du coronavirus venait bouleverser également les projets de recherche qui m’avaient amenée à Rome. Les bibliothèques étaient inaccessibles, les colloques reportés ou annulés, les frontières fermées, j’étais dans l’impossibilité de poursuivre mes travaux. J’avais pourtant conscience de la chance d’être confinée dans un lieu de création, en compagnie d’artistes venant d’horizons et disciplines très différents. Après tout, la résidence à l’Académie de France implique déjà, pour les pensionnaires, une sorte de confinement volontaire, de distanciation du monde réel. De plus, quand on est historien·ne de l’art, la Villa Médicis est en soi une matière première à exploiter et à explorer. Je me suis alors demandé si d’autres pensionnaires avant nous avaient vécu l’expérience du confinement dans ces lieux. Je savais que le topos des épidémies, des maladies, de l’air malsain de Rome était récurrent dans les lettres et les souvenirs des pensionnaires au XIXe siècle. Des recherches plus approfondies m’ont permis de découvrir l’histoire du choléra. Pendant la terrible épidémie de l’été 1837, les frontières de la ville avaient été fermées et les pensionnaires s’étaient retrouvés confinés à la Villa Médicis, dirigée à l’époque par Jean-Auguste-Dominique Ingres. J’ai d’abord lu des extraits des lettres et des témoignages laissés par les pensionnaires à d’autres membres de ma promotion, avec lesquels j’ai beaucoup échangé au sujet du confinement. L’actualité de ces sources, leur caractère tragique et comique à la fois, nous ont parus si poignants que j’ai eu envie de raconter cette histoire à un public plus vaste et de la mettre en parallèle avec notre expérience à nous. C’était aussi une façon de travailler autrement et de proposer, grâce aux podcasts, un contenu en mesure de garder le lien entre l’Académie de France et son public, malgré la distance et la fermeture du lieu.

F. V. : Vous n’avez pas seulement travaillé sur le choléra puisque vous avez également proposé des éclairages sur d’autres thèmes ou d’autres objets. Comment avez-vous opéré ces choix ?

S. V. : La lecture des témoignages des pensionnaires confinés m’a permis de découvrir un monde très riche d’histoires, d’expériences et de vécus oubliés, liés à la Villa Médicis au XIXe siècle, au-delà même du choléra. Lorsqu’on vit dans ces lieux, par ailleurs, on ne peut s’empêcher de s’interroger sans cesse sur les vies de ceux qui les ont habités avant nous. Pour moi, c’était un exercice quotidien que de chercher à savoir dans quelle chambre dormait tel directeur ou tel artiste, dans quels ateliers ils travaillaient, qui étaient leurs modèles, que faisaient-ils le soir ; ou encore lire les impressions des pensionnaires sur leur séjour romain, leurs déceptions, leurs aventures artistiques ou amoureuses. On découvre aussi l’origine et la persistance de certaines « mythologies » associées à la Villa Médicis, où les choses paraissent se reproduire à l’identique de génération en génération. On retrouve les mêmes critiques et les mêmes reproches adressées à l’institution, ou encore les mêmes plaintes de la part des pensionnaires sur la qualité de logements, sur l’insupportable chaleur italienne ou bien sur l’ennui mortel de la vie mondaine à Rome. Ce matériel a rendu possible, au fond, une prise de recul à la fois tendre et ironique sur notre propre expérience de pensionnaires, qui s’inscrit entièrement au sein d’une histoire bien plus ancienne et consolidée. Le temps prolongé et suspendu du confinement a rendu possible cette exploration intime du passé, que je ne me serais peut-être pas permise autrement. Les histoires des podcasts se sont donc révélées assez naturellement, à partir de cette curiosité. Je me suis également rendue compte que certains noms et certains épisodes liés à ce lieu sont bien connus par les spécialistes et les historiens de l’art mais restent pour la plupart méconnus du grand public. Il fallait les rendre visibles. C’est ainsi que j’ai eu envie de raconter, par exemple, les amours romains de Carpeaux ou de reconstruire la vie d’Ernest Boulanger, père de la plus connue Lili Boulanger, dont j’ai retrouvé les carnets de dessins et de nombreux portraits réalisés par ses camarades. L’ensemble de ces épisodes, sans connexion apparente, a fini par esquisser un panorama plus ample et homogène de la vie et de la création à la Villa Médicis au XIXe siècle.

F. V. : Dans les podcasts, vous prenez en charge la narration mais la lecture des archives est assurée par d’autres pensionnaires. Comment est née cette collaboration ?

S. V. : L’idée du podcast s’est construite à partir d’une collaboration étroite et constante avec les pensionnaires d’autres disciplines. Dès le départ, ils se sont montrés enthousiastes et ils m’ont souvent aidée dans la réalisation technique des épisodes. Le choix d’une narration scénarisée, qui impliquait la prise en charge de la lecture des archives par d’autres pensionnaires, s’explique par l’envie de garder intacts les citations et les témoignages de l’époque et par la volonté de les isoler du flux de la narration. Le français n’étant pas ma langue maternelle, je souhaitais également veiller à la diction et à la prononciation correcte de ces textes. Je tenais en tout cas à attribuer aux sources une place centrale, et surtout je voulais qu’elles deviennent vivantes et vibrantes, ce que l’utilisation d’autres voix, plus expérimentées que la mienne dans la lecture professionnelle à haute voix, permettait de faire. Si le podcast s’éloigne par son format du registre de langage utilisé dans les milieux académiques et universitaires, les recherches d’archives et le travail d’après les sources sont tout de même à l’origine de chaque épisode, et il était important pour moi d’insister sur cet aspect.

F. V. : Pendant le confinement, de nombreuses initiatives ont vu le jour, qui proposaient des supports très variés pour continuer à faire vivre la culture par-delà la distance. Pourquoi avoir choisi le format du podcast ?

S. V. : C’est un choix essentiellement personnel : le format du podcast répond tout simplement à la façon dont j’aime parler de l’art. Quand on est historien de l’art et surtout quand on enseigne l’histoire de l’art, on doit forcément se poser la question de la transmission et de la diffusion de notre savoir. Cela représente pour moi un enjeu fondamental de la discipline, qui pose pourtant un certain nombre de problèmes. Il faut se demander sans cesse à qui on s’adresse et pour quoi dire, il faut choisir un registre de langage efficace, il faut savoir négocier avec les réflexes académiques, sans pour autant banaliser la complexité et la profondeur des connaissances. Plusieurs formes de divulgation ont été proposées pendant le confinement et plus généralement depuis le développement des réseaux sociaux. La rapidité imposée par certains formats très populaires sur Instagram, qui peuvent être par ailleurs très efficaces, ne répondait pas à ce que je voulais faire. Je tenais à proposer un format qui se développerait dans la durée, pour prendre le temps de la narration et de la lecture des sources. Le format vidéo aurait été peut-être plus approprié pour des contenus d’histoire de l’art. La raison pour laquelle je n’ai pas réalisé des vidéos est essentiellement technique : les podcasts ont été enregistrés en plein confinement, de manière extrêmement artisanale, avec des livres, des sources et un téléphone portable. La principale difficulté du podcast a été sans doute celle de parler d’œuvres que le public n’avait pas forcément sous les yeux. J’aime pourtant la liberté que le podcast offre à celui qui écoute. La vidéo implique une certaine passivité face à l’écran, elle dirige et manipule inévitablement le regard porté sur l’œuvre. Le podcast offre un temps de découverte qui peut se juxtaposer au quotidien de manière plus libre que la vidéo, et peut-être plus imaginative. Parfois, on écoute un podcast quand on est occupé à faire autre chose, puis, peu à peu la curiosité s’impose, et, de manière un peu rebelle, presque malgré-nous, la voix nous emporte loin de la réalité. Quand on écoute un podcast, on peut aller chercher nous-même les objets et les faits dont on entend parler. On peut faire des recherches en même temps qu’on écoute, et découvrir ainsi d’autres œuvres, d’autres histoires, d’autres artistes.

F. V. : Vous avez également choisi de transformer ce premier travail de podcast pour l’exposition des pensionnaires en septembre dernier à la Villa Médicis. Elle a été proposée à Avignon dans le cadre de « ¡Viva Villa! ». Pouvez-vous raconter comment s’est passée la transition/le passage du sonore au visuel ?

S. V. : Les deux projets ont été conçus en réalité de manière tout à fait simultanée. La découverte de l’histoire du choléra m’a tout de suite amenée à me demander qui étaient les pensionnaires confinés et à quoi ils ressemblaient. L’Académie de France à Rome conserve les portraits de tous les pensionnaires. Je savais donc qu’il était possible de reconstruire visuellement la « promotion » des confinés et, très vite, j’ai eu envie d’en faire mon projet pour l’exposition de fin d’année des pensionnaires. L’approche aux œuvres reste après tout le point de départ de ma démarche d’historienne de l’art et il me semblait important de sortir de l’ombre, ou pour mieux dire des réserves, les portraits de ces artistes, compositeurs, architectes, sculpteurs, pour la plupart oubliés de nos jours. C’était aussi une façon de valoriser les collections de l’Académie de France à Rome, et de proposer une petite exposition dans l’exposition, à partir du matériel qui était à notre disposition. Grâce à la collaboration indispensable du département d’histoire de l’art ce projet s’est d’abord concrétisé à l’occasion de l’exposition « Dans le tourbillon du tout-monde » sous le commissariat de Lorenzo Romito, qui a eu lieu pendant l’été 2020 à l’Académie de France, puis dans le cadre de « ¡Viva Villa! », sous le commissariat de Cécile Debray.

« La Villa au temps du choléra : brève histoire des pensionnaires confinés en 1837 », accrochage proposé dans l’exposition « Dans le tourbillon du Tout-Monde » sous la direction de Lorenzo Romito, (Rome, juillet-septembre 2020) – © Daniele Mohaloji

F. V. : Dans un accrochage qui rappelle l’esthétique des Salons du XIXe siècle, j’ai voulu proposer une sorte d’ « album de promotion », en rassemblant tous les portraits des pensionnaires confinés, ou du moins ceux qui étaient en état d’être exposés. Des extraits de lettres et de sources de l’époque, qui racontaient l’évolution de l’épidémie, accompagnaient les portraits. Ils servaient aussi de repères aux spectateurs pour reconstruire l’histoire du choléra, et pour saisir les parallèles avec l’actualité de la pandémie actuelle. Un étrange rapport d’intimité s’est également instauré autour de ces portraits une fois qu’ils ont été réunis et accrochés dans les salles d’exposition la Villa Médicis. Tous les pensionnaires ont appris à reconnaître ces visages, à les fréquenter, à les commenter, parfois de manière ironique. Ces têtes sorties du passé sont devenues des présences presque familières pour nous, alors qu’un lien de filiation s’était instauré entre deux générations de pensionnaires rassemblés par l’expérience du confinement.

« La Villa au temps du choléra : brève histoire des pensionnaires confinés en 1837 », accrochage proposé pour le festival Viva Villa, sous le commissariat de Cécile Debray – © Louise Quignon- Hans Lucas pour le festival ! Viva Villa !)

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Publié le 2 février 2021
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