Façonner

Comprendre et reproduire le graffiti carcéral : une expérimentation

Gravés dans la roche, les graffitis de prison ont réuni l'anthropologue Philippe Hameau et la doctorante en histoire moderne Fanny Lalande. Ces écritures emprisonnées sont autant des textes que des gestes ; une confrontation entre le corps et la matière que rien ne documente, sauf le graffiti lui-même. Alors, les deux chercheur·e·s ont expérimenté. Sur les blocs de molasse, les instruments ont esquissé des formes ; l'effritement de la pierre s'est fait sonore ; le temps s'est étiré.

Introduction

Dans les prisons des XVIIIe et XIXe siècles, les graffitis sont communs. Ils se répandent sur les murs des cellules et dans les espaces de circulation. Leur étude laisse entrevoir leur banalité autant que leur diversité. Toutefois, si le graffiti est commun, se pose la question du geste de graver, de la posture et des outils utilisés pour le réaliser : la question de la matérialité. Nous voulons appréhender le rapport entre la qualité expressive des marquages muraux et la résilience de la roche qui les reçoit. Il nous semble donc utile de tester le geste qui permet la réalisation de ces graffitis, le « geste techniquement efficace sur la matière » (Leroi-Gourhan, 1964) qui laisse une trace sur le support par l’intermédiaire d’outils spécifiques. Il est évident que nous ne pouvons qu’imaginer ces outils puisqu’ils n’ont pas été conservés, et qu’observer les stigmates qu’ils ont laissé sur les murs.

Nous présentons ici une expérimentation destinée à éprouver les qualités techniques et les réactions d’un minéral particulier, la molasse, lorsqu’il sert de support à des actes graphiques, gravés ou peints, en contexte d’enfermement. Cette expérimentation a été filmée par la MSH de Lyon Saint-Étienne. Elle s’inscrit dans l’exposition virtuelle réalisée pour Criminocorpus : « 4 Murs. Les graffitis des prisons du château de Tournon ». La vidéo de cette expérimentation est accessible en ligne.

1. Expérimenter et relativiser : contexte de l’expérimentation

Graffitis carcéraux :  de l’observation à l’expérimentation

En sciences humaines, l’expérimentation n’est jamais qu’une tentative pour aborder une réalité entrevue sur un terrain. Nous ne faisons que tenter d’imiter cette réalité mais il serait illusoire de croire que nous la reproduisons. Nous sommes simplement en mesure d’écarter les faits qui la contredisent. 

Pour ce travail, nos références sont les graffitis carcéraux du château de Tournon-sur-Rhône (Ardèche) et ceux de la tour de Crest (Drôme).

L’usage carcéral du château de Tournon, dont la vocation première était résidentielle, court sur 250 ans environ, de 1670 à 1934. Sa transformation en un lieu d’emprisonnement a entraîné une réorganisation de l’espace (Fig.1). Après ce long épisode carcéral, il est de nouveau l’objet d’intenses travaux de restauration, de 1934 à 1936, qui visent à redonner au château son allure Renaissance et à effacer les traces des prisons. À l’intérieur comme à l’extérieur, les baies sont travaillées, voire déplacées, les barreaux sont enlevés et les murs sont nettoyés et recouverts d’enduits. En conséquence, les graffitis que nous observons aujourd’hui ne représentent qu’une partie de ceux qui ont été tracés sur les murs. L’analyse interne du corpus est tronquée, ce qui ne signifie pas qu’elle soit inabordable : elle est en cours par Fanny.

La tour de Crest est une prison d’État, en exercice des années 1630 jusqu’au milieu du XIXe siècle. La configuration des espaces a été globalement conservée et le corpus des graffitis se divise en deux périodes distinctes : la quasi-totalité des graffitis les plus anciens (de 1699 au milieu du XVIIIe siècle) se trouve dans l’encadrement de la fenêtre de la salle 7 au 2e étage tandis que les autres salles comportent des graffitis d’époque moderne et contemporaine, dont certains sont politiques, notamment ceux de l’insurrection au coup d’État de 1851. On a aussi des traces laissées par les visiteurs. (Fig.2)  

À Tournon, les graffitis sont gravés dans la pierre ; à Crest, ils sont principalement conservés sur les enduits des murs.

Ces graffitis représentent certainement les premières expressions graphiques des personnes incarcérées qui n’ont jamais eu le loisir ou l’opportunité de laisser une trace sur un quelconque support, encore moins un mur. Leur activité de gravure ou de tracé avec une pointe ou une mine est donc liée au nouveau contexte. Ils réalisent des écritures et des motifs en fonction de leurs compétences culturelles ou bien imitent, avec plus ou moins de dextérité, ce qui est déjà inscrit sur le mur. (Fig.3)

Invoquer le contexte de ces graffitis, c’est donc déjà accepter que l’expérimentation ne soit qu’une tentative pour approcher les gestes qui les ont produits. Nous testons le geste et la réaction du matériau. En expérimentant la dynamique d’intervention du scripteur en lien avec les caractéristiques de l’espace, du support et des instruments utilisés, nous proposons une approche plus sensible de l’acte graphique. La conjonction de ces informations perceptives correspond à ce qu’on nomme le « schéma corporel » qui n’est pas unique. Il existe « une pluralité de schémas corporels sécrétés par la personne agissante en fonction des situations dans lesquelles elle est engagée » (Parlebas 1999 : 37). En conséquence, il n’existe pas une situation unique à restituer expérimentalement mais des situations à tenter de revivre. Et si nous nous tournions vers d’autres sciences, celle du mouvement par exemple, nous observerions l’existence d’une diversité d’actions pour l’obtention d’un même produit fini. On conçoit donc « la difficulté à comprendre les mécanismes d’un phénomène à partir de sa seule observation » (Roux et Bril 2002 : 46).     

Le matériau

La première contrainte est le matériau dont sont faits les murs des deux établissements. Le château de Tournon et la tour de Crest sont construits en blocs de molasse, notamment pour les parties ornementales : les encadrements de portes, de fenêtres, les escaliers ou couloirs de circulation. 

La molasse est un grès tendre à ciment calcaire, une roche sédimentaire, mise en place entre Miocène et Pliocène (ère tertiaire). Tournon se trouve au sud-ouest du réservoir molassique du Bas-Dauphiné, la molasse occupant la rive gauche du Rhône. La tour de Crest est construite sur et avec la molasse calcaire burdigalienne dans laquelle abondent des fragments de coquilles.

Ce matériau est couramment utilisé comme pierre de construction. Il s’extrait et se taille facilement. Même si son exposition à l’air libre le rend plus dur, il est de niveau 5 sur l’échelle de Mohs : il est rayable au couteau. Comme il s’agit d’une roche grenue, l’adhérence des blocs taillés est forte lors de leurs agencements. 

Paradoxalement, c’est dans les pierres de molasse taillées initialement pour agrémenter les châteaux seigneuriaux, dans une démarche ostentatoire de richesse, que les prisonniers ont laissé leurs marques (Fig 4). 

Techniques et champ graphique

À Tournon, les graffitis sont essentiellement faits de traits gravés, plus ou moins profonds, utilisés pour des écritures alphanumériques et pour des motifs géométriques ou censément réalistes. C’est là le répertoire habituel des graffitis en milieu carcéral : de nombreux patronymes avec ou sans date, inscrits dans un cartouche rapidement ou soigneusement exécuté, parfois tracés entre les arêtes du parpaing (Fig.5). Certaines mentions sont tracées entre deux traits horizontaux peu profonds servant de guides pour la hauteur et la morphologie des caractères : des lettres pattées parfaitement alignées, par exemple. Toutefois, on peut aussi observer des signatures en lettres cursives avec paraphe curviligne, s’affranchissant totalement d’un cadre préétabli (Fig.6). Selon les motifs, le sillon gravé présente un profil en V ou en U, ce qui peut résulter de l’outil utilisé mais aussi d’une conservation différentielle des traits. Quelques contours de visages humains ou d’objets sont larges et réalisés par excision de matière (Fig.7). Ce procédé donne du relief aux motifs représentés et les met en exergue. (Fig.8). Quelques figures circulaires semblent faites au compas, plus vraisemblablement au moyen d’une lame recourbée ou d’un dispositif gardant le même écart entre les pointes de l’outil traceur (Fig. 9).

Au milieu de ces figurations, on observe des marques produites par le heurt plus ou moins violent du mur par des objets ou des corps. On voit également des traces dues à la mise en forme de la pierre lors de la construction des bâtiments ou de la finition des espaces. Il existe quelques marquages au bâton de colorant ou à la mine de plomb mais ils sont rares. À la tour de Crest, des figures réalisées au charbon de bois s’ajoutent à ces inévitables traits gravés ou colorés, notamment une véritable fresque de 120 cm de long qui ne compte pas moins de huit personnages (Fig.10). D’autres marques au charbon sont observables à Tournon et à Crest.

Une partie des graffitis observés sur les deux sites sont classiquement à hauteur d’yeux pour un individu debout devant le mur. Les autres se trouvent dans des positions plus basses voire sur les premières assises des murs ou bien à des hauteurs auxquelles il est impossible d’accéder aujourd’hui sans une échelle. Les escaliers peuvent également « appeler » le graffiti, les marches offrant un siège au scripteur. Les embrasures des fenêtres sont les lieux les plus marqués. Même si les ouvertures étaient alors réduites, fermées par des caillebotis, ces zones étaient celles qui recevaient la lumière. Le scripteur voyait les traits qu’il gravait et pouvait apprécier l’ampleur des marquages qu’il exécutait. La recherche d’un éclairage rasant propice à augmenter le relief des productions graphiques vaut pour la plupart des anciennes prisons (Fig.11).

Toutefois, des parties de cellules peuvent avoir été précisément choisies pour que l’espace renchérisse l’herméneutique des figures. Ainsi, le soleil, tracé au plafond de l’encadrement de la fenêtre de la salle 7 de la tour de Crest, a dû nécessiter une adaptation de son ou ses scripteurs : la hauteur exigeait d’écrire à bout de bras et la tête renversée en arrière. On peut imaginer que ce soleil, et d’autres éléments célestes, demandaient un effort corporel au prisonnier afin d’illuminer symboliquement l’espace de la prison (Fig.12). 

L’emplacement des figures n’est donc pas neutre. Le graffiti se comprend par son contexte, non pas uniquement son contexte historique, qu’il est parfois difficile de dater avec précision, mais son contexte physique, sa place dans l’espace. L’emplacement du graffiti dans la cellule puis sur le mur est à interroger du point de vue du scripteur. Certains graffitis placés en hauteur ont nécessité de sa part une adaptation, voire une remédiation : pourquoi s’être mis en difficulté pour laisser une marque à tel emplacement ? Quel ajout d’information le graffiti confère-t-il à ce mur : en modifie-t-il la fonction par sa présence, dans une forme de puissance performative ? 

On a conscience que l’attention portée par les détenus à la morphologie des murs, que les techniques utilisées pour marquer ceux-ci, que les emplacements choisis en tant que champs graphiques, répondent à des logiques tout aussi importantes que la signification des écritures et des motifs. Dans l’analyse des graffitis, l’étude de leur forme est susceptible de compléter celle de leur contenu. Aussi imparfaite qu’elle puisse être, l’expérimentation était donc nécessaire pour saisir le rapport du corps s’exprimant dans la pierre.  

2. Lexpérimentation

La molasse

La première étape de l’expérimentation a consisté à trouver la molasse la plus proche possible des murs du château de Tournon. Des recherches aux archives départementales de l’Ardèche renseignent sur les carrières d’extraction utilisées pour les pierres du site.

Installées dans les parties du bâtiment édifiées au XVIe siècle, les prisons ont nécessité des travaux de maçonnerie tout au long du XIXe siècle que mentionne la sous-série 4 N consacrée aux immeubles et bâtiments départementaux. On identifie les noms des carrières des différentes pierres utilisées à Tournon : la « pierre de taille de Crussol » en 1806 , la « pierre de taille des carrières de Cleyrieux » dans la Drôme en 1834, en 1836, ou en 1845, ou encore « les pierres des Carrières de Cruas » en 1862. Un devis pour la réalisation d’une chapelle pour la prison mentionne en 1823 que « le piédroit à construire sera fait en pierre molasse extraite des carrières de Châteauneuf d’Isère, dans le département de la Drôme, taillée proprement à ses parements, lits et joints avec ciselure apparente sur les arrêtes » (Arch. Dép. Ardèche, Y 20). 

La carrière de Châteauneuf-sur-Isère, exploitée depuis l’époque médiévale, se situe à une dizaine de kilomètres de Tournon. On retrouve ses pierres dans les grandes constructions régionales, l’Isère et le Rhône permettant le transport des blocs. Aujourd’hui, cette carrière fait l’objet d’une valorisation patrimoniale à travers le projet d’un centre d’étude de la molasse, impulsée par la mairie de Châteauneuf-sur-Isère.Contactée, celle-ci nous a offert quelques blocs de molasse, d’une trentaine de kilos chacun, pour que nous puissions mener notre expérimentation sur des pierres possiblement utilisées au château de Tournon (Fig. 13). 

Lors de leur retrait à la carrière, le tailleur de pierre du site nous propose d’écrire sur ces pierres à l’aide de ses ciseaux, comme il le fait sur le chantier en cours. En posant nos yeux sur ses outils, nous réalisons que pour faire l’expérimentation que nous envisageons, il faut être novice. Le tailleur de pierre n’est pas notre scripteur. Il connaît la roche et le sens de sa veine, il a des outils qu’il sait manipuler, il installe la pierre sur un socle pour la tailler, etc., tout ce que les prisonniers ne pouvaient pas faire. Il y a plus de chance que les graffitis aient été réalisés avec des objets détournés de leur fonction initiale : un clou arraché au parquet, à une porte ou ramené de l’atelier, un bâton, un petit caillou ou un morceau de tuile ramassé lors de la promenade, parfois une mine de plomb, un morceau de charbon ou de bâton d’hématite. La faible dureté de la pierre permettait l’utilisation d’outils simples et même de lames. Des traces verticales sur les bordures des pierres, au profil en V, dites « en coups de hache », font penser à des marques d’affûtage de lames métalliques.

La molasse utilisée présente une teinte brune et un grain assez fin (Fig.14). Nous avons choisi d’installer les blocs dans une salle du château ayant été utilisée comme prison. Nous avons travaillé sur des blocs de 40 cm de haut et 60 cm de large, posés de chant sur un piédestal de 90 cm de haut, et un autre de 60 cm de hauteur, pour reproduire la hauteur de nombreux graffitis observables dans les deux établissements carcéraux. Nous avons testé la gravure avec la pointe d’un clou en fer et le dessin avec un morceau de charbon de bois, puis de mine de plomb (Fig.15).

Support et techniques

On ne peut s’empêcher d’examiner préalablement le support à graver, d’anticiper son grain, d’examiner sa microtopographie, ses surfaces planes et ses accidents en creux et en relief. « L’évocation de la surface, de la texture même du support comme source d’inspiration et lieu premier du désir d’écrire nous renvoie certainement à l’une des composantes essentielles, l’une des motivations les plus archaïques du geste d’écriture » (Bustarret 2012 : 342). Appréhender les particularités du mur avant de lui imposer un marquage revient à affirmer « le primat du support » (Christin, 1995) : à considérer que le champ graphique impose ses règles formelles au graffiti. C’est donc au centre des blocs et dans une zone sans accident notable que nous nous sommes essayés à la gravure et au tracé au charbon. Chaque bloc était posé à un mètre du sol, nous imposant de nous courber légèrement ou de nous mettre à genoux mais permettant aussi une amplitude du geste puisque nous n’étions pas contraints par les limites de l’espace. Nous n’étions pas debout mais les graffitis exécutés étaient bien à hauteur d’yeux. La gravure a consisté à écrire le mot « MURS » en lettres capitales et pattées mais aussi en lettres cursives imposant un tracé uniquement curviligne, et en la réalisation d’une rosace, sans compas, à main levée, avec essai d’excision de la matière entre les « pétales » ainsi exécutés. Le tracé au charbon de bois a tenté de reproduire une figuration féminine, en pied, proche de celle observé à Crest dans la scène de la fresque au charbon déjà citée (Fig.16)

Le tracé, une expérience physique

L’expérimentation s’est déroulée une première fois dans la cour du château de Tournon, une seconde fois dans la dernière salle du château qui accueillit des prisonniers, dans une ambiance particulièrement silencieuse, du fait de l’éloignement des sons de la ville en contre-bas (Fig. 17)

Nous avions choisi le mot « MURS », en capitales d’imprimerie pattées parce qu’il comporte des droites et des courbes et qu’il était en rapport avec la thématique de l’exposition du château-musée consacrée aux prisons. De plus, les murs sont au centre de notre démarche.

Dès les premiers contacts, la pierre et le mur s’imposent physiquement. « La molasse appelle l’écriture ». Nous nous souvenons de cette phrase comme une des premières que nous ayons échangées. Machinalement, les mains passent sur la pierre. C’est du grès, la molasse s’effrite légèrement, des grains de sable tombent et la main est râpée par la roche. Le clou s’enfonce sans aucune résistance pour les premiers traits. Nous traçons d’abord les deux lignes horizontales qui serviront de guides pour les lettres. Sans effort, ces lignes apparaissent (Fig.18). C’est plutôt surprenant. Nous imaginions devoir appuyer davantage mais notre clou laisse une marque comme un bâton de craie. Et comme avec la craie, il est très facile d’effacer ce que l’on souhaite reprendre. La couche de surface semble légère et nous esquissons toutes les lettres assez rapidement. De même, les arrondis, comme pour les lettres R et S, se tracent plus facilement que nous ne le pensions. Il a fallu moins de dix minutes pour que le mot MURS soit installé sur la pierre, nécessitant par la suite de nombreux approfondissements pour ressembler aux graffitis de la prison elle-même. 

Cette première expérience nous permet de mieux comprendre la fréquence des petites marques sur la pierre mais également le faible nombre de repentirs dans la majeure partie des graffitis. Dans la molasse, il est possible d’essayer, de tracer un brouillon, de reprendre un trait qui aurait dévié. Par un frottement de la main, on peut effacer les traces superficielles. Quand nous abordons le support, le premier travail s’exonère d’une balistique du geste parce que toute correction est encore possible, parce que tout trait déviant peut être gommé par un simple passage du doigt sur la pierre. Rapidement, le mot est esquissé entre ses guides. Les mains complètent l’outil : une main en appui sur le mur, de l’autre, on trace, on efface, on gomme, on esquisse. Le graffiti est d’abord physique et mécanique. Notre travail procède de la kinesthésie. Nous sommes au plus près du support et nous en ressentons la moindre résistance. Nous sommes concentrés sur le geste, sur cette reproductibilité mécanique qui impose son rythme. La roche réagit sous l’outil et les grains de sable se détachent. Le résultat est immédiat et c’est un sentiment satisfaisant de pouvoir agir sur la pierre avec cette rapidité. 

Les frottements de l’outil sur la roche, en « percussion perpendiculaire posée linéaire » pour reprendre la typologie d’André Leroi-Gourhan (1945), favorisent un autre sens, l’ouïe, et celle-ci est accaparée par le son. Dans la salle surtout, on entend les grattements, on discerne les petits grains de sable plus durs et qui accrochent. Quelque chose de particulier se met en place, qui est de l’ordre physique : créer un signe, produire un son, se concentrer sur un geste. Ce son de la roche qui s’effrite est captivant. Pour l’occasion, Christian Dury et Egidio Marsico, venus prendre les images de cette expérimentation, ont apporté des micros haute définition. Ils enregistrent le son de la pierre et celui dans la pierre, sa résonance (Fig. 19). Les grattements créent un rythme et ce rythme marque le temps qui devient palpable.

Près de l’inscription MURS, nous tentons l’exécution d’une rosace. Pour les arrondis, c’est le poignet qui est engagé. Posé sur la pièce, il fonctionne comme l’axe d’un compas. Ainsi installé, les formes circulaires se réalisent facilement (Fig. 20). Cela explique sans doute les nombreuses rosaces que l’on trouve sur les murs des prisons sans parler de l’impression de finitude qui se dégage du tracé de cette figure géométrique. Nous pratiquons également l’excision de la surface du support pour donner du relief à la rosace préalablement tracée, excision relativement aisée à mettre en œuvre avec la pointe du clou. Les grains de sable partent sous l’action d’un rainurage superficiel et dense de la surface tout en gardant à la partie en creux une profondeur homogène. Le contraste chromatique est net entre la partie non attaquée par l’outil et la réserve qui est de teinte claire. 

Le rapport au temps

L’autre enseignement de cette expérimentation est le temps. Pour que l’incision de la lettre soit suffisamment profonde pour ne pas être éphémère, il faut creuser la roche. Là, le geste initial ne suffit pas. Il faut repasser sans cesse sur la forme, pour la creuser, pour enlever de la matière, sur une profondeur suffisamment importante pour ne pas être effacée. L’outil est petit, il est court, il ne tient pas vraiment en main comme le ferait un stylo, par exemple, et pourtant il faut appuyer, impulser une force dans le bras pour gratter la pierre. Écrire un graffiti en lettres profondes nécessite du temps, certainement des heures. Les scripteurs s’y reprenaient sans doute à plusieurs reprises, voire sur plusieurs jours. Ce n’est pas une activité rapide, tracée à la va-vite, c’est un temps long, une projection, sur laquelle on revient. Le temps s’écoule en prison, inlassablement. 

Lors de l’expérimentation, alors que nous écoutons la roche se creuser, la cloche de l’église située à proximité du château, sonne. Nous avons l’impression que le son de la cloche scande les traits dont nous incisons la pierre. Toutes les quinze minutes, l’église, voisine des prisons, devait rappeler aux détenus l’étirement du temps. Par leurs réalisations graphiques, les prisonniers trouvaient peut-être un exutoire pour lui échapper. Le temps est une dimension essentielle en prison : c’est lui qui rend la privation de liberté aussi violente, c’est lui qui ralentit le rythme de la journée, c’est lui que l’on tente de tuer, peut-être, en traçant. En marquant la pierre, l’homme met en place d’autres rythmes, ceux des gestes et ceux de la forme de ses graffitis, « et cette répétition assure l’équilibre normal du sujet dans le milieu social », « elle accroche l’homme dans un univers concret » (Leroi-Gourhan 1964 : 163).

À l’inverse, lorsque nous réalisons un graffiti au charbon de bois, c’est sa vitesse d’exécution qui surprend.Les autres outils testés, le charbon de bois puis la mine de plomb précipitent le rapport au temps. En quelques minutes, sans effort, le dessin est tracé sur la roche (Fig. 21). Pour cette expérimentation, nous sommes partis de la fresque située dans la salle 7 de la tour de Crest, datée du 1er août 1724, étendue sur 120 cm de long. Il n’a fallu que quelques instants pour réaliser un personnage et à travers cette expérimentation, c’est l’urgence du témoignage qui est apparue. Le scripteur a sans doute rapidement esquissé les persécutions quotidiennes, à travers trois saynètes symbolisant les dragonnades subies par les populations protestantes du Dauphiné après la déclaration royale de mai 1724. Le graffiti, sans doute promptement réalisé, dans un même épisode graphique, montre la volonté de laisser une trace, même éphémère, concernant les violences subies par les Nouveaux Convertis. En quelques traits au charbon de bois, le scripteur a su représenter un soldat en arme arrêtant un pasteur et deux dragons, reconnaissables à leur bonnet, face à une femme. 

3. Limites de lexercice

L’expérimentation le démontre : en fonction de l’outil choisi et de la nature du support, le graffiti induit un rapport différent au temps. Ce rapport pouvait possiblement être pris en compte par le scripteur qui adaptait l’outil à son objectif : laisser une trace, même rapide, de l’expérience vécue ou bien réaliser plus longuement son tracé et voler ainsi quelques heures à l’enfermement des murs.

Le matériau « molasse » n’est pas réfractaire à l’acte graphique. Au contraire, il accepte les esquisses et les repentirs avant de sceller, en profondeur, les marquages qui cherchent à pérenniser le passage de tel ou tel prisonnier. La découpe des blocs qui constituent la maçonnerie est même un guide pour placer l’inscription ou le motif à la bonne place : celle qui permettra de renchérir le message tracé dans la pierre, de lui donner une certaine ostentation, de lui conférer une valeur contextuelle.

Figé sur les murs, le graffiti a cette particularité de ne pas être destiné à sortir de la prison. Le graffiti est avant tout tracé pour soi et parle de soi. Il est lié au temps de la prison et à son espace, il est en quelque sorte une écriture emprisonnée qui n’a d’existence qu’avec la prison. Cette particularité libère paradoxalement l’écriture et le graffiti est globalement toléré par les institutions qui se contentent d’effacer ces traces quand elles sont trop nombreuses ou particulièrement revendicatrices. Ce qui se passe dans la prison reste entre ses murs en quelque sorte. Le graffiti s’affiche autant qu’il demeure enfermé. Il est une écriture exposée qui s’offre aux regards des autres détenus, non pas forcément comme message, mais comme signe, qui relève de la « force illocutoire de l’écrit » (Fraenkel, 1994 : 110). Il permet de faire groupe et/ou de faire contexte même s’il n’est lu qu’en différé. À travers lui, les détenus communiquent, de façon simultanée ou asynchrone : nul besoin d’être enfermé au même moment pour faire corps. Le simple fait de se fondre dans l’épaisseur des murs relie les hommes entre eux.

Ce sont pourtant le corps et la pratique somatique qui ont été le plus difficilement ressentis dans cette expérimentation. Certes, nous avons perçu l’efficacité du geste en produisant des graffitis compréhensibles et proches de la forme et du fond de ceux qu’on peut observer dans les prisons citées en exemple. Nous avons surpris l’importance de certains sens, depuis la kinesthésie propre au type de pierre et d’outil utilisés jusqu’à l’ouïe recueillant le son engendré par la rencontre de ces deux matériaux. Nous avons conçu ce qu’était l’engagement du corps dans ces activités de gravures et de tracé. Toutefois, la contrainte posturale s’est arrêtée au placement du corps face au support. Les modalités du contexte carcéral sont nettement moins clémentes. Nous avons signalé le froid, la pénombre, l’isolement, la petitesse des lieux, l’inaccessibilité des supports, l’absence d’outils-traceurs, etc., tous facteurs imposés aux prisonniers et que nous ne pouvions reproduire, bien sûr, mais qui participent de l’investissement des corps et qui donnent aux graffitis en milieu carcéral une dimension particulière. 

Bibliographie

Claire Bustarret, 2012, « Les manuscrits littéraires modernes et leurs support », in A.-M. Christin (dir.) Histoire de l’Écriture – de l’idéogramme au multimédia, Flammarion, p. 340-347.

Anne-Marie Christin, 1995, L’image écrite ou la déraison graphique, Flammarion. 

Béatrice Fraenkel, 1994,  « Les écritures exposées », LINX31(2), p. 99‑110.

André Leroi-Gourhan, 1943, L’Homme et la Matière, Albin Michel.

André Leroi-Gourhan, 1964, Le Geste et la parole, tome II : la mémoire et les rythmes, Albin Michel.

Pierre  Parlebas, 1999, « Les tactiques du corps » in M.-P. Julien et J.-P. Warnier (dir.), Approches de la culture matérielle – corps à corps avec l’objet, L’Harmattan, p. 29-43.

Natalia Muchnik, 2019, Les prisons de la foi. Presses universitaires de France.

Valentine Roux et Blandine Bril, 2002, « Observation et expérimentation de terrain : des collaborations fructueuses pour l’analyse de l’expertise technique : le cas de la taille de pierre en Inde », , Revue d’Anthropologie des Connaissances, 2002, vol. XIV, p. 29-47. 

Publié le 16 avril 2024
Tous les contenus de la rubrique "Façonner"