Exhumer

Commémorer une vision d'histoire

Si nous commémorons, collectivement, pour mieux nous souvenir, il ne faudrait pas oublier que l’on commémore, dans le même temps, des images. Souvenons-nous que notre capacité à commémorer – à « nous rappeler ensemble » – est bien souvent soutenue par notre mémoire visuelle commune.

C’est en partageant les mêmes images que l’on s’entend sur nos souvenirs et que nous pouvons, au gré des discours, feuilleter le même album. Ainsi, les images nous disent quelque chose. Peut-être peut-on encore épeler les images comme on épluche les mots de nos politiques et dire ceci : c’est en bégayant, avec les mêmes mots et les mêmes images, que le passé se fige, s’empêtre, et ne devient pas.

11 novembre 2018. 100 ans plus tard, donc. Les discours bougent, changent selon les situations politiques, on passe de la victoire à la paix, du torse bombé au dos rond ; rien de bien neuf ici, on assiste au banal ronron des usages politiques de l’histoire. Mais, alors que nombreux sont ceux qui, à travers lettres de poilus et discours au pupitre, invoquent les mots partagés de la guerre – mort, boucherie et jeunesse anéantie – on peut voir le déroulé des images qui collent à notre rétine. Ne le voyez-vous pas, là, maintenant, ce poilu fauché au milieu du no man’s land, au cœur du ventre grave de Verdun, là où la terre est grasse, remuée, labourée, grevée de lune ? Ne voyez-vous pas le flou cinétique de cet homme percuté par une balle ennemie, les pieds au bord d’un trou d’obus, ne voyez-vous pas son visage renversé, entre vague et douleur ; ses jambes instables, arrêtées dans leur course ; son corps en pleine bascule, à ras de la mort ?

 

Photogramme tiré du film de « Verdun, visions d’histoire », de Léon Poirier (1928)

 

Cet homme est vif pourtant, il acte et rejoue comme tant d’autres ce jour-là, son propre rôle de soldat, de mort en sursis. Nous le savons désormais – et nous l’avons finalement toujours su – cette image devenue iconique est un photogramme du film de Léon Poirier, Verdun, visions d’histoire, réalisé en 1928. Cette image cristal, tant connue par les usages, fatiguée par les voyages, a des allures d’une autre image, d’une photographie de Robert Capa, prise en septembre 1936. La célèbre Mort d’un soldat républicain, celle de l’anarchiste Federico Borrell García, fauché lui-aussi en plein combat, a connu ses doutes, ses croyants et ses non-pratiquants. On sait dorénavant – mais on ne l’a pas toujours su – que cette image est, elle aussi, la reconstitution d’un combat de la guerre d’Espagne, qu’elle a sans doute été posée, rejouée par un homme, un inconnu, et que ce que nous voyions comme étant la fauche réelle de Federico Borrell Garcia est en fait la fauche tardive d’un acteur.

Cette ressemblance, comme toujours dans le temps des images, a facilité ses devenirs et ses reprises : on voit mieux une image collectivement lorsqu’on engage une re-connaissance. Il suffit de voir, pour cela, le succès de la photographie de Martin Argyroglo, Le Crayon guidant le peuple, prise place de la Nation, dans la soirée du 11 janvier 2015 pour s’en convaincre.

Or, on commémore sans doute plus facilement lorsqu’on imagine ensemble. Verdun, visions d’histoire, est bien connu des spécialistes de la Première Guerre mondiale ou des historiens du cinéma, comme Laurent Véray, mais reste peu vu en général. Film muet, épique et réaliste, basculant entre la fiction et le remploi d’images d’archives, Verdun visions d’histoire reconstitue la bataille de Verdun de 1916 à travers trois parties distinctes, « La Force », « L’Enfer », « Le Destin » tout en ayant fait appel, pour la figuration, à d’anciens combattants. Tourné en 1928, à Verdun, dans les forts de Vaux et de Douaumont, le film de Poirier est déjà, en son temps, un film commémoratif. Il est projeté, en grandes pompes, à l’Opéra Garnier en novembre 1928, dans le cadre des commémorations des dix ans de l’Armistice. Restauré en 2006 par la Cinémathèque de Toulouse, il a été depuis projeté dans le cadre du Centenaire. Entre-temps, le film a fait son chemin et est devenu un film de « stock-shots », autrement dit une mine d’images à ciel ouvert dans laquelle documentalistes et chaînes de télévision sont venus puiser pour illustrer des reportages, livres et autres productions visuelles traitant de la Première Guerre mondiale. Ainsi, au fil du temps et des usages, le film de Poirier est venu combler les vides – nous n’avons quasiment aucune images réelles des combats –, les désirs d’images des uns et des autres, des politiques mémorielles et commémoratives, et est venu colmater un imaginaire. On peut dire que, quelque part, Verdun, visions d’histoire a étayé l’identité visuelle de la Première Guerre mondiale et que si nous pouvons « nous rappeler » et commémorer 14-18, c’est aussi parce qu’il y a eu un phénomène de dilution progressive d’un imaginaire – et le film de Poirier est en ce sens un des piliers fondateurs. Dès lors, si commémorer une histoire c’est aussi nécessairement se remémorer des images, alors il nous faut toujours célébrer le revers de notre rétine. À regarder les nombreuses émissions et journaux télévisés, à voir resurgir, colorées ou non, commentées ou pas, les images de Poirier comme étant nos « vraies-fausses images d’archives » du premier conflit mondial, comme le note Laurent Véray, il nous paraît clair que nous ne fêtons pas seulement un centenaire, mais bien les 90 ans d’un bouquet d’images, et donc de notre mémoire visuelle.

Il est possible de regarder et de découvrir, en ligne et en intégralité, le film de Léon Poirier :

Publié le 19 novembre 2018
Tous les contenus de la rubrique "Exhumer"