Façonner

Ceux qui coulent, ceux qui tombent. Autour de l’esthétique des histoires

Rendre compte de lectures sans en faire un compte-rendu, voilà ce que propose ici Entre-Temps. Ouvrir un espace, en marge de la recension, pour des prises de position critiques autour de différents objets, littéraires et historiens. Cette semaine, Paul Bertrand partage sa lecture croisée du livre de Marie Cosnay « Des îles (Lesbos 2020 – Canaries 2021) » et de celui de Jérémie Foa « Tous ceux qui tombent ».

« Des Îles. Lesbos 2020-Canaries 2021 », est à la fois un récit documentaire et une enquête de terrain, mené et rédigé par Marie Cosnay, autour des exilés qui tentent de rejoindre l’Europe et vivent les douleurs et les épouvantes du passage, grâce, malgré et à cause de la politique européenne d’immigration. C’est un ouvrage étonnant, inclassable par nécessité, par pudeur aussi, tant il s’attache à l’intime de vies chavirées.

Marie Cosnay essaie, dans des pages méticuleusement construites, d’écrire une histoire vécue des exilés, avec eux. Elle a collecté et écrit avec mille précautions des vies hachées, coupées comme des notices de dictionnaire, tranchées, floues comme des destins que l’on s’invente pour passer. Le passage, c’est la boza, dans le discours de ceux qui le tentent. L’objectif, c’est passer et tout faire pour cela, le pire et le meilleur, surtout le pire ou l’invraisemblable. Les conventions n’ont plus cours quand on se trouve sur la côte nord de l’Afrique, qu’on a déjà laissé au bord du chemin son corps, son sexe, son coeur, ses amis, ses parents, tous ses biens, ses enfants parfois, et que, transi épuisé cassé tremblant on veut faire le dernier pas, le grand saut, vers cet autre monde où, on le sait, on sera un peu mieux. Moins mal.

Donc plus de conventions, plus de scrupules, plus de règles morales, on a brûlé les règles du catéchisme et oublié les préceptes coraniques, on veut juste survivre. Grâce à Dieu et malgré lui. Passer. La boza. Les femmes sont quelques-unes à tout tenter. Elles jouent de leur sexualité, de leur séduction, de leur maternité aussi pour embobiner tout le petit monde des passeurs, le cortège des réfugiés, par nécessité – ont-elles le choix? Les passeurs eux aussi jouent avec elles et les contraignent, comme Vieux Clochard, le « cox », qui prélève son tribut de coucherie. Les enfants, juste des prénoms incertains, labiles, jetés à la mer. Les hommes, les jeunes et les vieux, subsahariens ou marocains ou syriens ou irakiens, nombreux : parcours flou, des vies réécrites mille fois, des âges dont on joue comme d’un éventail de compétences dans un entretien d’embauche à la Défense « alors vous connaissez le coréen? – bien sur » « alors vous êtes mineur? – bien sûr ». Voilà, le souci d’identité décrit si bien par Arlette Farge en prend un coup : le bracelet en parchemin devient la page Facebook que l’on se crée pour justifier d’une existence neuve, réécrite. La paternité ou la maternité, des concepts qui tanguent avec les vagues. Beaucoup de sms, de messages whatsapp, de coups de fil: les téléphones portables sont les derniers filins auxquels on s’accroche quand on est jeté dans un bateau par le passeur.

Les morts, les morts par dizaines, par centaines. On ne les voit pas mourir dans les pages de Marie Cosnay, ils vont mourir ou sont déjà morts, ou peut-être morts (car le plus souvent on ne sait pas), charriés par les courants méditerranéens, abordant les plages des Canaries, baqués dans les fosses communes, concassés pour être vendus comme une drogue sur le continent africain, ultime cannibalisme. Se shooter aux ossements de migrants, voilà qui dépasse les récits les plus hallucinés. La boza, on peut la lire ici comme une transgression totale, de tout et de toutes et de tous. Quant aux espaces, au-delà de la mer d’Alboran et des côtes de la Morée, l’Europe n’apparaît que comme un classeur de formulaires et de décrets rangés entre des intercalaires de couleurs vives et lisses.

« Des îles » de Marie Cosnay  est donc un récit où la fiction n’est pas possible. C’est un récit direct, dit par une actrice et témoin. Ce n’est donc pas une histoire scientifique, mais une description engagée. « Des îles » reste un modèle d’expression, parce qu’il joue sur un langage dur et imagé mais doucement distant. Parce qu’il conserve pour les acteurs morts et vivants une exceptionnelle dignité, un respect sobre et lumineux.

« Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy » par Jérémie Foa se situe aux antipodes de « Des Îles ». Il se donne pour objectif de rédiger « une micro-histoire de la Saint-Barthélemy », en s’attachant aux massacrés, les petits (enfin, assez petits pour être marqués dans les registres notariés). Il y dénonce les tueurs et tente de comprendre et d’expliquer chaque assassinat -du moins une bonne vingtaine d’entre eux.

« Tous ceux qui tombent » est un livre écrit par un historien, un livre qui se veut d’histoire, écrit de l’extérieur par un professionnel des sources.  Il propose un récit fait de petites histoires. Un récit engagé aussi, où les assassins sont doxxés, roulés dans la honte de leurs actions réinventées et où les victimes sont sorties de l’obscur des sources, nommées, exhibées et justifiées dans et par leur martyre.

Jérémie Foa est un vrai historien et il ne fait aucun doute que son livre constitue un jalon important de l’historiographie de la Saint-Barthélemy. Analyser le massacre sur le terrain, chez les gens « ordinaires », était une idée brillante. S’y ajoute une plume bien taillée, trempée dans une encre très personnelle. Car Jérémie Foa, dans un contrat narratif très particulier, s’inscrit aussi comme un narrateur participant au récit: impliqué dans toutes les descriptions bien au-delà des sources, dans une démarche qui n’hésite pas à dépasser leur fragilité et à jouer des évidences, il se présente comme un historien révulsé. Il s’y montre très dénudé, fragile, à l’œuvre, témoignant de son émoi ou de sa colère avec les instruments de sa boîte à outils de sciences sociales, déroulant ses humbles transcriptions trouées de passages difficilement déchiffrés.

L’approche esthétisante adoptée a séduit largement lecteurs, presse, critiques. Bien. Mais voilà, elle pose aussi plein de questions. En ce sens, c’est tant mieux et je l’en remercie parce qu’il a réussi à remettre au-devant de la scène cette question tant haïe par la profession : peut-on écrire de l’histoire avec style ? Oui, évidemment. Mais à quel prix ? Tout est construit ici sur le registre de la monstrance (presque de l’exhibition). Le sang coule, les corps s’accumulent, les horreurs se disent et, que Jérémie Foa le veuille ou non, il excite le lecteur -le sang qui coule n’excite-t-il pas souvent celui qui regarde ?[1] Les monstruosités sont décrites sans détour, avec l’envie de frapper le lecteur au ventre, pour dénoncer les voisins meurtriers et réhabiliter des vies plus ou moins « minuscules ». C’est donc une histoire d’émotions plus qu’une histoire des émotions. Une histoire des sensibilités qui joue sur toutes les cordes du sensible pour expliquer ce qui vrille en 1572. Une histoire écrite pour donner un coup à l’estomac. « Tous ceux qui tombent » ne peut que séduire parce que le livre est si mortellement vivant, si atrocement réaliste, peut-être même jouissivement morbide.

L’écriture de « Tous ceux qui tombent » est donc engagée, peut-être pour le meilleur et peut-être aussi pour le pire, au prix d’un exercice difficile. Ainsi, elle joue (trop) dangereusement avec les silences, avec des « probablement » et des « peut-être », au point de surinterpréter le moindre frémissement qui aille dans le sens du récit. Les petites vies inconnues (« minuscules » ?) sorties de l’ombre ici ne parlent pas suffisamment, elles ne peuvent parler.  Chacune des petites vies peut être racontée en trois petites lignes ; tout le reste est à mettre au crédit de la capacité de Jérémie Foa de prolonger les lignes en pages et en chapitres –avec cette mécanique du sensible et de l’horreur qui happe le lecteur, s’installant dans une réflexion de psychologie du massacre qui doit beaucoup à l’œuvre de Denis Crouzet. In fine, on lit Jérémie Foa, pas l’histoire de la Saint-Barthélemy. C’est un récit esthétisant, avec des accents de roman tragique, pas un livre d’histoire traditionnel, ou du moins prend-il des libertés impressionnantes avec les canons critiques de la discipline. Peut-être est-ce le révélateur d’un chemin narratif que nous pourrions (devrions ?) emprunter désormais ? Je ne sais pas. Ou plutôt je ne crois pas. Je ne suis pas sûr qu’il soit à emprunter comme tel – il sacrifie trop au goût de la démonstration tragique. Peut-être même ne rend-il pas justice aux massacrés de la Saint-Barthélemy, qui semblent ici des pions entraînés dans un flot de démonstration haletante, excitante. Impressionnante, la différence avec « des Îles » où le soin délicat accordé aux ombres du récit est constant, est partout. « Tous ceux qui tombent » ne serait-il pas plus proche des « Trois saisons en enfer », la dystopie effrayante de Mohammad Rabie ? –plus proche d’un roman hallucinant ? C’est du moins ainsi que je les ai lus, tous les deux.

Ces livres doivent mener nécessairement à l’ouverture d’une nouvelle réflexion sur le discours historien quand il s’attache aux ultimes violences dont l’homme est capable : massacres et charniers. Pour parler de ces histoires terribles, mais aussi de toutes les autres: la violence raciste, sexiste, la violence des guerres, des massacres, des génocides. Comment écrire le chemin, les souffrances, la boza, le passage, la transgression, les mensonges à pleurer et les silences ; comment écrire les silences surtout, écrire les ombres des hommes et des femmes et des enfants, écrire le choc des felouques et des zodiacs qui s’échouent dans les ports au nord avec des corps couchés au fond ? Mais aussi : comment décrire, d’une même plume, les décrets ; comment, pour ne pas se complaire dans le récit pour le récit, s’ancrer dans le contexte, les institutions, les sigles, les textes de lois, les bâtiments des administrations ? Comment écrire cela sans pathos, sans « chambre des horreurs » de madame Tussaud ? Comment écrire en vérité ? mais sans se penser le juge ultime. Comment écrire dru et cru, mais droitement, respectueusement ? car la mort n’est pas excitante. Comment éviter que l’écriture prenne le pas sur tout le reste ? Comment écrire contre l’horreur quand notre mission est aussi d’écrire pour les hommes et les femmes et les enfants vivants et pour la vie pour laquelle ils se battent ?

[1] Je renvoie à ces lignes troublantes de Hans-Erich Nossack, se demandant s’il fallait écrire son récit de témoin de la destruction de Hambourg en 1943, dans « L’Effondrement » (éditions Héros-Limites, 2021, p. 42): « A quoi bon consigner tout cela? Ne vaudrait-il pas mieux le livrer à tout jamais à l’oubli? Car ceux qui étaient présents n’ont pas besoin de le lire. Mais les autres, et ceux d’après? Et s’ils ne le lisaient que pour se délecter de cette atrocité et ainsi épicer leur sensation de vivre? Est-il besoin d’un déluge pour cela? Ou d’une descente au royaume des morts? Et nous, qui étions là, n’osons même pas émettre une exhortation prophétique. Pas encore! ».

 

Les références des deux ouvrages:

Marie Cosnay, Des îles (Lesbos 2020 – Canaries 2021), Paris, Éditions de l’Ogre, 2021.

Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, Paris, La Découverte, 2021 (coll. « à la source »).

Publié le 5 avril 2022
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