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Céline : doit-on re-publier des textes antisémites ?

En 2015, les éditions Robert Laffont ont fait paraître dans la collection « Bouquins » Le Dossier Rebatet, une compilation de plusieurs ouvrages de l’écrivain Lucien Rebatet, dont Les Décombres dans sa version intégrale. Ce texte antisémite et collaborationniste tiré à 65 000 exemplaires sous l’Occupation n’avait jamais encore été republié dans une version non expurgée depuis la condamnation de son auteur par l’épuration. La même année, les éditions Fayard rendent public leur projet de faire reparaître Mein Kampf, chose possible seulement depuis le 1er janvier 2016, date à laquelle le pamphlet d’Hitler est entré dans le domaine public en vertu de la législation sur le droit d’auteur. Puis, en 2018, ce fut au tour de Gallimard d’annoncer la réédition des pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline, dont l’interdiction de publication a elle-aussi été nouvellement levée, avant de suspendre le projet devant la polémique suscitée – sans toutefois officiellement y renoncer. En effet, à chaque fois, ces projets font controverse et divisent jusqu’à la communauté des historiens. Ces documents doivent-ils être mis entre toutes les mains ? N’y a-t-il pas un frein moral à vendre de tels ouvrages ? Est-ce que les appareils critiques réalisés par des spécialistes (préface, notes de bas de page, textes d’accompagnement) suffisent à en faire de documents d’histoire comme les autres ? L’Histoire, qui publie en novembre un dossier sur Céline, a donné la parole sur ces questions à Michel Winock, Pascal Ory, Christian Ingrao et Robert Belot. Le débat reste ouvert.

Rééditer les pamphlets de Céline ?

Gallimard a pour projet de rééditer les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline dont l’interdiction de publication a été levée récemment. Michel Winock se prononce pour une édition scientifique critique qui associe des historiens.

Céline est un cas. Reconnu comme un écrivain majeur du xxe siècle, notamment pour ses romans Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, il est aussi l’auteur de trois pamphlets antisémites d’une violence sans pareille : Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux Draps (1941). Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour, dans leur Céline, la race, le Juif (Fayard, 2017) en ont montré la monstruosité (« Le cas Céline », L’Histoire n°432).

La veuve de Céline, Lucette Destouches, à 105 ans, vient de lever l’interdiction sur ces pamphlets inaccessibles en France depuis 1945. Les éditions Gallimard ont alors décidé leur réédition, en suivant la version parue sous le titre Écrits polémiques en 2012 au Québec où les œuvres tombent dans le domaine public cinquante ans (et non soixante-dix ans comme en France) après la mort de l’auteur.

Ce projet a provoqué la protestation de Serge Klarsfeld et du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France), résolument hostiles à la diffusion de ces brûlots dont ils craignent l’efficacité de propagande antijuive, voire d’appel au meurtre. Le gouvernement s’en est ému. La polémique a été lancée.

Pierre-André Taguieff, dans une tribune du Monde du 5 janvier 2018, plaide, lui, pour une « véritable édition critique ». A ses yeux, l’édition québécoise, due au professeur de littérature Régis Tettamanzi, est surtout « un recueil de textes présenté d’une façon académique […] commenté ou annoté hâtivement […] avec un appareil de notes sommaire » (et qui plus est rejeté en fin de volume).

Ce projet d’une véritable édition scientifique et critique est, en tout cas, celui de beaucoup d’historiens spécialistes de la question, arguant que, en tout état de cause, ces textes sont accessibles sur Internet. Citons seulement Annette Becker, Laurent Joly, Grégoire Kauffmann ou encore Pascal Ory, éditeur avec Bénédicte Vergez-Chaignon, du Dossier Rebatet (Robert Laffont, « Bouquins », 2015), dont l’appareil de notes infrapaginales éclaire le lecteur sans ambiguïté sur les mensonges, les erreurs, les calomnies, ainsi que sur la contextualisation de ces écrits mortifères.

Lui aussi critiqué en son temps, le projet des éditions Fayard de publier Mein Kampf – mais dans une édition scientifique confiée à une équipe de spécialistes, chargée d’adapter la version parue en 2016 sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich – va dans ce sens (« Mein Kampf, histoire d’un livre », entretien avec Christian Ingrao, L’Histoire n°420). Difficile de prendre pour une opération strictement commerciale un volume dont les annotations et les éléments bibliographiques occupent les deux tiers.

Céline n’appartient pas seulement à l’histoire littéraire mais à l’histoire politique, celle d’un nazisme français. Une édition critique est légitime, nécessaire même. Les éditions Gallimard en ont suspendu l’échéance sine die. Espérons que ce projet n’est pas définitivement enterré.

L’Histoire n°444  daté de février 2018.

Publié le 13 octobre 2018
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