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Cartographier la controverse: autour du déboulonnage

Au cours de l'année 2020-2021, Vincent Casanova, enseignant à Sciences Po, a animé un cours de master intitulé « Cartographie des controverses ». Six de ses étudiant.es - Naëlle Frega, Élise Hatton, Volodia Kaminka, Florian Kotimbi, Clémence Sourdel et Chloé Spatzierer -, se sont constitué.es en équipe de recherche pour travailler sur le déboulonnage des statues en France. Ce travail a donné naissance à un site web qu’ils ont entièrement éditorialisé, designé et scénographié. Ils reviennent, pour Entre-Temps, sur leur démarche et sur la manière dont ils ont abordé, en « cartographes » cette controverse.

Controverse_déboulonnage
Illustration issue du site internet créé par les étudiant.es

Entre-Temps: Vous avez créé ce site internet dans le cadre d’un cours intitulé « Cartographie des controverses » assuré par Vincent Casanova au sein du Master Communication, Médias et Industries créatives de Sciences Po. Vous vous présentez d’ailleurs parfois comme des « cartographes ». Qu’a-t-elle de spécifique cette démarche cartographique ? En quoi cette notion vous a-t-elle orientée dans le travail que vous avez réalisé ?

L’équipe déboulonnage: La cartographie des controverses est un cours de sciences sociales dont l’objectif est d’identifier l’ensemble des savoirs spécialisés qui existent sur une question donnée, – la multiplication des expertises scientifiques étant à l’origine de nombreuses incertitudes, elles-mêmes au cœur de la controverse – puis par le fait de mettre en valeur les points de convergences et de divergences de ces différentes positions. La méthode cartographique a été théorisée par le sociologue Bruno Latour. Il s’agit d’une méthode de recherche qui prête attention à toutes les positions qui s’expriment sur un sujet et à leurs fondements et qui repose sur une description symétrique et la plus objective possible des acteurs. Cette méthode possède une dimension démocratique dans la mesure où chaque individu porteur d’un savoir spécialisé possède une légitimité à s’exprimer sur le sujet.

Dans une période où les sciences ont un peu perdu le monopole dans le domaine de la connaissance, cette méthode tente de pallier cette impuissance des experts à faire consensus sur un sujet, la société est mobilisée avec l’idée d’une démarche de “co-recherche”.

La notion de cartographie a été absolument centrale dans notre enquête. Vous pouvez d’ailleurs observer sur notre site un tableau qui identifie les parties prenantes, leurs positions, leurs arguments, leurs intérêts, leurs relations, les entités qu’elles incarnent, les modalités des preuves qu’ils apportent, ainsi que leur terrain d’action. Et le cartographe a un rôle particulier : il fait preuve d’impartialité ! Nous avons étudié de la même manière tous les acteurs avec un principe de symétrie, en considérant que les sciences pouvaient être aussi incertaines que les partis pris militants par exemple. Cartographier c’est observer le savoir en train de se faire !

Entre-Temps: Le sujet autour duquel vous avez travaillé fait écho à des problématiques historiques majeures au sein de la discipline. Quelles ont été vos méthodes de recherche et comment avez-vous abordé les questions de sources et de corpus dans votre travail ?

L’équipe déboulonnage: Ce travail n’était pas uniquement historique. Au-delà des méthodes, c’est l’appréhension de l’ensemble des disciplines concernées qui a été l’une des principales difficultés que nous avons rencontrées. Pour étudier le déboulonnage des statues, il faut réussir à mêler l’histoire de la statuaire publique avec l’histoire des symboles ou la sociologie de la mémoire ; à comprendre l’évolution du patrimoine national à la lumière des enjeux juridiques, politiques et sociaux. L’étape de débroussaillage de notre sujet a été particulièrement fastidieuse mais absolument essentielle. Derrière les phénomènes de déboulonnage des statues, il s’agit de comprendre la controverse qui entoure la présence, dans l’espace public, de monuments liés à l’esclavage et à la colonisation.

En somme, nous n’avons pas rencontré de difficultés méthodologiques au sens propre – si ce n’est le sentiment d’impuissance face à une infinité de directions possibles commun à tout travail de recherche. Notre enquête s’est en effet déroulée en trois temps. Nous avons d’abord identifié le plus de sources possibles pour ne sélectionner que les plus pertinentes. Nous avons ensuite catégorisé et problématisé ces différentes sources pour essayer enfin de cartographier l’éventail le plus large possible des positions que les acteurs spécialisés ont sur ce sujet.

Entre-Temps: Dans votre travail, vous avez fait appel à un certain nombre de spécialistes de cette histoire particulière, celle des statues. Parmi elles, plusieurs historien.nes ou historien.nes de l’art comme Bertrand Tillier, Jacqueline Lalouette ou Laurence Bertrand Dorléac, comment s’est fait le choix de ces interlocuteurs et interlocutrices ? Parce que, finalement, à part, peut-être, dans le cas de Jacqueline Lalouette, les autres ne sont pas vraiment estampillés « historien.ne des statues ».

L’équipe déboulonnage: La controverse sur le déboulonnage des statues liées à l’esclavage et la colonisation dépasse le champ historique. Le propre d’une controverse est que le champ disciplinaire n’est pas stabilisé ni totalement défini et qu’il oppose plusieurs expertises ne s’accordant pas sur la possibilité d’un consensus.

Dans notre cas, la voix d’un historien pèse autant que celle d’un militant ou d’une personnalité politique. Chacun possède son propre régime de vérité. C’est probablement l’un des points les plus importants de notre enquête.

Un historien et un conseiller municipal n’ont pas la même définition d’une statue mais peuvent s’accorder sur la nécessité de la garder ou de la retirer de l’espace public. Un historien de l’art pourrait défendre sa conservation au nom de la qualité artistique de l’œuvre ou de la qualité de son auteur. Le conseiller municipal insisterait pour sa part sur sa dimension patrimoniale pour justifier sa conservation dont il est le garant.

A travers notre enquête, nous avons cherché à cartographier le plus fidèlement possible les positions défendues par chaque type d’acteur : historiens, militants, personnalités politiques, sociologues etc. Ce sont nos recherches qui nous ont permis d’identifier une liste de personnalités ayant pris position sur le sujet lors de la vague iconoclaste de mai 2020. Nous avons sollicité environ une trentaine de personnes pour huit entretiens réalisés. Jusqu’ici aucune investigation sur le sujet n’avait fait converger autant d’expertises en les faisant dialoguer.

Entre-Temps: Vous avez engagé ce travail en novembre 2020, à la suite d’un été au cours duquel la question du déboulonnage des statues s’est faite entendre de manière très vive et, parfois, fracassante. Avez-vous eu le sentiment de la difficulté que cela représentait de faire l’histoire d’un objet dont l’actualité est, pour reprendre votre terme, si « ardente » ?

L’équipe déboulonnage: Le sentiment de difficulté ne résultait pas tant de l’actualité ardente mais bien de l’aspect controversé du sujet puisque nous avions affaire à des prises de positions différentes de gens spécialisés et engagés. Entrer dans une controverse c’est comprendre que deux personnes peuvent avoir raison alors que leurs positionnements sont diamétralement opposés – c’est d’ailleurs très riche intellectuellement parlant. Il nous a fallu justement nous éloigner de l’actualité et sortir du traitement médiatique trop manichéen. Le débat n’y est pas posé dans les bons termes. Si les médias proposaient de résoudre la question sous le prisme de “Faut-il déboulonner les statues ?”, nous avons vite compris que répondre “oui” ou “non” n’avait pas beaucoup de sens. Là où le champ universitaire étudie la controverse, le filtre médiatique est obligé de simplifier et de retenir la polémique.

Les premiers mois d’enquête étaient un peu plus calmes en termes d’actualité brûlante du sujet (le feu du printemps s’était globalement éteint) avec un regain d’intérêt sur la fin de notre étude, au mois de mai, au moment des diverses commémorations liées à l’esclavage et un an après le début de cette nouvelle phase iconoclaste.

Ce qui nous a posé le plus de difficultés était le fait d’approcher les personnes les plus radicales dans leur positionnement. Nous avons eu assez peu de réponses de militants, ou ceux-ci ne sont pas allés jusqu’à accepter de faire un entretien. On peut dire que c’est ce qui manque dans notre enquête !

Entre-Temps: L’une des étapes du processus dans lequel vous vous êtes engagé.es a été, comme vous le dites sur votre site, de « clarifier la distinction entre histoire et mémoire, et la confusion entre les deux notions ». Comment avez-vous procédé pour démêler ces deux objets que l’on trouve, en effet, souvent superposés ? Et, y êtes-vous parvenu ?

L’équipe déboulonnage: La distinction entre ce qui relève de l’histoire et ce qui relève de la mémoire est une dimension fondamentale de cette controverse. Comme nous tâchons de l’expliquer dès le début de notre réflexion, une statue, c’est à la fois un objet d’histoire et un objet mémoriel. Un objet d’histoire dans la mesure où chaque statue est unique et possède ses propres caractéristiques (personnage glorifié, matériau, dimensions, localisation, commanditaire, destinataire etc.) Un objet mémoriel, car il représente un “souhait” à un moment donné, une “vision de l’histoire”. L’historien Bertrand Tillier nous a expliqué que la statue est érigée dans une perspective mémorielle afin d’assurer la représentation physique d’un individu. Mais, cette érection répond à une vision déterminée de l’histoire et à des valeurs nationales valables dans un espace spatio-temporel précis. Le constat que nous avons pu faire est que cette controverse existe en raison de lectures mémorielles de l’histoire. Autre élément, elle traduit plus largement l’existence d’une controverse historiographique : histoire et mémoire se confondent pour certains acteurs, tandis que la mémoire efface l’histoire, ou bien que l’histoire détermine la mémoire. Pour démêler ces nœuds, nous avons compris qu’il fallait d’abord revenir à la nature de l’objet. Une statue, c’est une œuvre d’art, un objet mémoriel patrimonial. C’est aussi un « vecteur de revendications » (S. Gensburger) politiques pour des mémoires blessées. Au-delà de l’objet symbolique de statue, se posent des questions de réparations. Et c’est justement l’absence de science mémorielle/ compensatrice qui entoure le problème de la construction d’une politique de réparations.

Entre-Temps: Est-ce que, dans ce cas particulier, il ne s’agit pas, aussi, finalement, de faire une histoire de la mémoire ?

L’équipe déboulonnage: D’une certaine manière, oui, c’est le cas. Nous avons touché du doigt, à notre échelle, la question d’une histoire de la mémoire. Le sort réservé à ces statues, contestées ou non, qu’elles soient détruites ou protégées, dépend du récit que l’on en fait. Quelle est la place de la mémoire coloniale et esclavagiste dans notre espace public ? Pour certains acteurs, cette controverse est le résultat d’une absence de politique mémorielle ambitieuse des gouvernements successifs sur la question de cet héritage. La France a été un empire colonial et esclavagiste. Pour certains, c’est encore le cas. Derrière la question de l’histoire de la mémoire, il y a cette question de la temporalité de la mémoire. Nous nous sommes interrogés sur le traitement de la mémoire de la Shoah. Nous l’écrivons sur notre site, cet exemple comparé est révélateur : pourquoi la Shoah a-t-elle fait l’objet d’une politique mémorielle massive, comprenant des réparations pour les victimes, quand les crimes liés à l’esclavage et la colonisation sont, eux, restés sans réponse pendant plusieurs décennies, voire des siècles ? Loin de mettre en concurrence les mémoires, ces comparaisons mettent en lumière les différentes voies possibles pour un processus mémoriel.  La sociologue Sarah Gensburger a beaucoup travaillé sur ces questions. Elle a notamment constaté que les traitements mémoriels sont distincts en fonction de l’impact plus ou moins direct que ces phénomènes ont eu dans les sociétés. La temporalité élargie de la période coloniale et esclavagiste a rendu plus difficile la concrétisation d’une politique mémorielle nationale ambitieuse et réparatrice.

Le retour de l’enseignant, Vincent Casanova

Une fois n’était pas coutume : alors que l’enseignant, dans le cadre de ce cours, s’aventure souvent sur des sujets dont il est tout sauf un expert, le suivi de ce travail s’est effectué sur le terrain de ma spécialité disciplinaire. L’enjeu était donc à revers : il s’agissait d’initier des étudiant·e·s dont l’histoire n’est pas le cœur de leur formation à l’une des questions qui vient interroger les fondements même du métier d’historien·ne. L’une des vertus de la cartographie des controverses est en effet,, d’ouvrir un peu la « boîte noire » de la fabrication des connaissances : la description des désaccords fait affleurer les procédures, méthodes et preuves qui sédimentent une position. On contribue par là-même, non pas à affaiblir la crédibilité même du travail des chercheurs, mais bien à en prendre une plus juste mesure et à en saisir les conditions de sa robustesse. Mais plus que tout, à chaque fois, il se rejoue ce que John Dewey théorisait il y a plus d’un siècle déjà : la démocratie vit d’autant mieux qu’elle repose sur des communautés d’enquêteurs qui, en toute rigueur, s’empare des savoirs spécialisés pour mieux apprendre à s’orienter au milieu des incertitudes.

Pour plus d’éléments sur cette pratique pédagogique, Clémence Seurat et Thomas Tari (éd.), Cartographie des controverses. Mode d’emploi, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.

Retrouvez le site internet créé dans le cadre de ce cours par l’équipe « Déboulonnage » ici.

Publié le 15 février 2022
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