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Archiver le spectacle vivant. Au sujet d' "Isadora Duncan" de Jérôme Bel

Comment conserver, archiver et transmettre la danse comme spectacle vivant, performance par principe éphémère et périssable, qui s’évanouit dès le tomber de rideau ? Le spectacle "Isadora Duncan" de Jérôme Bel tourne et retourne cette question sous plusieurs angles, en travaillant l'œuvre de la danseuse et chorégraphe américaine (1877-1927), égérie de la Belle époque, dont l'œuvre fit événement — mais qui refusa toujours de se faire filmer en raison des insuffisances techniques du cinéma de son époque, qui eût échoué à capter la fluidité de ses mouvements.

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Isadora Duncan. Crédits: Arnold Genthe

Ce n’est ni par l’image animée, ni par l’archive vidéo que la transmission chorégraphique d’Isadora Duncan a lieu dans ce spectacle qui nous fait pénétrer, par d’autres intermédiaires, dans l’œuvre  duncanienne.

La tentation d’exhumer des danses du passé est d’ailleurs présente au principe même de l’œuvre de Duncan, qui se fit largement connaître par son intérêt pour les danses antiques, que la chorégraphe tenta de reconstituer en s’appuyant sur les représentations de vases grecs, au cœur de la fièvre antiquisante qui prenait les États-Unis de la fin du XIXe siècle dans lesquels grandit la danseuse. Au gré des déplacements souples et des mouvements de poignets de la danseuse Elisabeth Schwartz, on se laisse évidemment séduire à imaginer contempler les danses dyonisiaques de l’Antiquité — peut-être des bacchantes. Cette reconstitution est pourtant évidemment une réinvention, et dit probablement davantage de l’imaginaire antique de la chorégraphe et de son milieu que d’une réelle remémoration de pratiques antiques, mais après tout quelle danse ne l’est pas, en ce qu’elle est appropriation de mouvements connus et généraux par un corps particulier ? Surtout, quel autre moyen d’approcher ces pratiques que l’essai, d’une manière qui peut pleinement s’apparenter à ce qu’on appellerait aujourd’hui de l’archéologie expérimentale ?

Mais la question de l’archivage et de la transmission se situe surtout en aval du moment duncanien, autour de la manière dont il est possible de conserver et de reproduire l’œuvre d’Isadora Duncan, qui malgré une relative proximité temporelle apparaît malgré tout hors d’atteinte, faute de documentation vidéographique de ses spectacles. C’est donc par des intermédiaires et des passeurs qu’il faut procéder, qui transmettent par la leçon de danse les mouvements élaborés par la chorégraphe aux générations d’élèves et danseurs suivants. C’est au sein de cette chaîne que se situe la danseuse Élisabeth Schwartz, dépositaire des mouvements Duncan qu’elle a appris au contact de xx, l’une des « isadorables », les filles adoptives de Isadora Duncan et qu’elle reproduit sur scène — mais qu’elle transmet à son tour, dans la vie comme sur la scène du spectacle, où elle entraîne une partie du public avec Jérôme Bel pour leur apprendre une courte danse duncanienne, sur le prélude n°7 de Chopin.

Transmission verbale enfin, car les mouvements duncaniens échappent à la grammaire et au vocabulaire de la danse classique, et nécessitent un lexique nouveau. Ils sont donc décrits en temps réel sur la scène par Jérôme Bel, avec un vocabulaire nouveau (« vague », « ressac », « déferle » pour la première danse par exemple, inspirée de mouvements de l’océan), nécessaire pour pouvoir établir une chorégraphie et la consigner sur papier, au-delà de la mémoire corporelle de l’artiste. Il s’agit de ceux de Duncan évidemment, mais aussi ceux d’Élisabeth Schwartz, qui indique avoir probablement substitué malgré elle ses mots à ceux de sa grand-mère en danse. Ce qui est peut-être, après tout, la définition d’un apprentissage et de l’appropriation d’un savoir : mettre ses mots dans ceux des maîtres, jusqu’à ce que ces derniers ne s’effacent.

Avant la fin de l’année, le spectacle se produit à Paris le 6 décembre et à Nice le 9 décembre. Les informations sont à retrouver ici.

Publié le 30 novembre 2021
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