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Affronter les amnésies coloniales : rencontre avec Margaux Eskenazi et Alice Carré

Créée en 2007, aux Lilas en Seine-Saint-Denis, la compagnie Nova a lancé, en 2016, le diptyque « Écrire en pays dominé » composé de « Nous sommes de ceux disent non à l’ombre » et de « Et le cœur fume encore ». Présenté à Avignon cet été, ce second volet est à l’affiche du Théâtre Gérard Philippe (TGP) de Saint-Denis jusqu’au 20 décembre 2019. C’est à une traversée polyphonique des mémoires de la guerre d’Algérie, entre témoignages et littérature, que nous convient les sept acteurs de la compagnie, dirigés par la metteuse en scène Margaux Eskenazi qui a conçu et écrit la pièce avec Alice Carré. Elles ont accordé un entretien à Entre-Temps dans lequel elles reviennent sur la manière dont elles se sont confrontées aux formes d’oublis qui entourent ce conflit et nous parlent également de leur place, à elles, dans ce travail de mémoire qu’elles mènent depuis plusieurs années.

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Crédits : Loïc Nys

Pauline Guillemet: Et le cœur fume encore est le second volet d’une investigation théâtrale à laquelle vous avez donné le titre « Écrire en pays dominé » et que vous avez initiée en 2016 avec Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Pourquoi avoir choisi de placer ce diptyque sous cette bannière-là ?

Margaux Eskenazi : Écrire en pays dominé est le titre d’un récit de Patrick Chamoiseau que nous avons lu et qui nous a guidé dans l’exploration des pensées de la décolonisation qui a donné naissance à ce diptyque. On a imaginé le premier volet, Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre, comme une traversée des poétiques de la négritude et de la créolité à travers les textes d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor et de Léon-Gontran Damas et le second, Et le cœur fume encore, poursuit cette exploration avec les textes d’un autre grand poète de la décolonisation, Kateb Yacine. Et puis, en parallèle de ce voyage littéraire et poétique, l’envie nous est aussi venue de la prise de conscience qu’il y avait un problème d’amnésie coloniale en France et nous voulions, à notre manière, aller y voir de plus près.

Pauline Guillemet : Cette expression, « amnésie coloniale », dit beaucoup et d’une manière forte et puissante. L’amnésie, c’est souvent un drame individuel mais ce dont vous parlez, dans votre travail, c’est d’une amnésie collective, qui concerne la société dans son ensemble. Diriez-vous, néanmoins, qu’il s’agissait aussi, pour vous, de vous confronter – intimement et singulièrement – à cette question de l’absence de mémoire ?

Alice Carré : Je dirais que pour l’une comme pour l’autre, cette question résonne en effet à un endroit intime mais c’est aussi – et avant tout – en tout cas pour moi, une prise de conscience politique qui est venue en voyageant, dans plusieurs pays d’Afrique, au Cameroun, au Congo en particulier. Dans ces pays l’histoire coloniale est présente partout, elle est prégnante, dans le nom de rues, de places, de lieux, dans le souvenir des gens. C’est le cas en Algérie aussi alors qu’en France on n’en parle pas, on ne transmet pas. On a voulu interroger ces silences de l’État, de l’École, qui ne nous ont pas transmis cette histoire-là. C’est la différence entre les mémoires officielles et les mémoires intimes, familiales.

Après, il y a aussi le fait que nous habitons à Saint-Denis qui est une ville dans laquelle il est difficile d’être aveugle au passé colonial de la France. Les vagues d’immigration qui ont marqué ce territoire particulier viennent bien de quelque part et c’est le monde dans lequel on vit aujourd’hui et qui nous interroge sur ce que c’est que d’être français.

Concernant ensuite les amnésies personnelles, pour ma part, il s’est trouvé que certains éléments, certaines histoires, ont resurgi – ou même plutôt surgi – au moment où j’ai commencé à parler du spectacle avec ma famille. Donc effectivement, le processus qu’on met en jeu dans le spectacle où les acteurs parlent, racontent, et où se pose la question des transmissions ou des non-transmissions, était également à l’œuvre aussi dans ma famille.

Margaux Eskenazi : C’est Alice qui a employé la première ce mot d’ « amnésie coloniale ». Elle a posé ce mot-là a posteriori, quand on avait déjà commencé le travail et la recherche et je me suis dit que c’était exactement cela. Il s’agissait de nous, de notre responsabilité en tant que françaises, habitantes de Saint-Denis, à réfléchir à ce passé colonial, à la responsabilité qu’on a. Pour moi, il s’agissait également d’interroger mon histoire personnelle car une partie de ma famille vient d’Algérie et je ne suis que la deuxième génération qui vit en France. C’était aussi réfléchir à leur place à eux, en tant que juifs algériens, vivant sur le territoire algérien, sans avoir aucune conscience de la domination qui était à l’œuvre en Algérie. Il y avait un devoir, de réparation, de conscientisation de ce qu’il s’était passé et de sa mémoire ou de sa non-mémoire en l’occurrence.

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Crédits : Loïc Nys

Pauline Guillemet : Cette question de la mémoire de la colonisation puis de la décolonisation – ou, très justement, de sa non-mémoire – vous la traitez comme quelque chose qui n’a pas du tout été pris en charge en France. Cette amnésie, elle est donc institutionnelle, l’école n’en parle pas ?

Alice Carré : Ce dont je me souviens, concernant ces questions-là, en cours d’histoire notamment, c’est vaguement d’avoir parlé du commerce triangulaire et encore on ne s’appesantissait pas sur la traite. Après, on nous parlait de la décolonisation mais c’était essentiellement par le prisme de l’Inde et de Gandhi. On nous parlait de « grandes vagues de décolonisation » en nous donnant des dates mais on ne rentrait pas dans les détails et on ne nous parlait pas de ce qui s’était passé, par exemple, en Algérie à ce moment-là. On apprenait par cœur les dates des indépendances des pays qui avaient été colonisés mais on ne parlait pas de la décolonisation. Réciter ces dates rend la chose complètement neutre en permettant de ne pas poser la question de ce qui s‘est réellement passé : comment cela s’est inscrit dans les inconscients, individuels ou collectifs ? Pour la guerre d’Algérie, il y a eu, évidemment, quelque chose de l’ordre du tabou politique car trop d’hommes au pouvoir avaient les mains sales. La Vème République a été mise en place pour régler le problème algérien et on se souvient que Mitterrand sortait des grandes phrases comme « l’Algérie c’est la France ». Toute l’histoire de la Vème République est en fait marquée par cette guerre.

Margaux Eskenazi : Il y a eu une sorte d’institutionnalisation de l’oubli après la guerre d’Algérie. Entre 1962 et 1999, on ne parlait pas de « guerre » mais d’« événements » d’Algérie car cela aurait signifié que l’État reconnaissait l’existence d’une guerre civile puisque l’Algérie c’était la France. Beaucoup d’historiens nous ont montré la voie, comme Benjamin Stora qui a écrit La gangrène et l’oubli ou bien Raphaëlle Branche, qui nous a beaucoup aidées. J’ai retrouvé, il n’y a pas longtemps, un post-it qu’on avait écrit au moment où on commençait à travailler sur le spectacle avec Alice, sur lequel il est écrit « Les conséquences de l’oubli dans la guerre d’Algérie » et je crois que c’était cela notre question : quelles ont été les conséquences de cet oubli-là dans la France d’aujourd’hui et avec l’ensemble des acteurs mémoriels impliqués ?

Alice Carré : Il y a un livre très important d’Achille Mbembe qui s’appelle Sortir de la grande nuit qui revient sur les tabous qui expliquent pourquoi la France a eu tant de mal à se séparer de son empire colonial. Il explique que cela faisait partie de la fierté de France d’avoir ce grand empire et que toutes les questions sont systématiquement éloignées. On ne parle donc pas des tirailleurs, du blanchiment des troupes pour libérer Paris en 1945, on ne parle pas de Sétif, de Thiaroye… Aujourd’hui on est peut-être prêts à le faire grâce à un certain recul historique.

Margaux Eskenazi : Oui mais aussi car nous sommes la deuxième génération après la guerre d’Algérie. On est des descendants, on n’a pas vécu cette guerre-là. On n’est pas allés en Algérie, on n’est pas partis d’Algérie.

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Crédits : Loïc Nys

Pauline Guillemet : Dans Et le cœur fume encore, contrairement au premier volet, la parole n’est plus uniquement laissée aux grands hommes, à ceux qui ont eu une postérité intellectuelle ou politique. Ce sont des descendants, des témoins, vos amis, vous, que l’on entend. C’était important de faire ce chemin-là, depuis Césaire jusqu’aux harkis, pour le dire vite ?

Margaux Eskenazi : Après le premier volet on avait envie de travailler sur un autre auteur et Alice a proposé de travailler sur Kateb Yacine. Ça faisait, pour ma part, très longtemps que j’aimais Kateb Yacine et il nous a emmenées vers la guerre d’Algérie. Au début on pensait faire un spectacle sur un poète, on ne savait pas où ça allait nous mener. En parlant avec Sylvie Glissant, la veuve d’Édouard Glissant, on s’est rendu compte que Yacine et Glissant étaient grands amis et c’est ainsi que le fil a été tiré vers une guerre d’Algérie que l’on ne connaissait pas. On en est venues à imaginer une forme nouvelle qui nous a amené à fictionnaliser alors que dans le premier volet il n’y avait pratiquement aucune fiction. Dans Et le cœur fume encore ce sont donc nos recherches, nos étonnements, nos découvertes, qui nous ont amené à cette forme différente mais également nos rencontres, avec les acteurs mémoriels qui ont vécu cette guerre ou bien avec leurs descendants. On a pris conscience que ces paroles étaient extrêmement précieuses et on s’est dit que c’était ça qui allait faire le théâtre.

Alice Carré : Cette matière, ces témoignages ont été essentiels durant les différentes séquences de travail avec les acteurs, au moment où on ne savait pas encore quelle forme allait prendre le spectacle. Au début, on est partis des poèmes de Kateb Yacine et puis finalement ce sont les témoignages qui ont pris le dessus. Ils sont devenus le cœur du spectacle et on a décidé d’inverser complètement le ratio par rapport au premier volet où c’était la poésie qui donnait le rythme. Nous-mêmes, on a été prises de passion pour cette histoire-là, on a fait une grande frise chronologique sur l’un des murs de l’appartement de Margaux qui partait de 3000 avant-Jc pour arriver jusqu’à la fin de la décennie noire. Ce qu’il a été important de faire ensuite c’est d’affiner notre point de vue, de nous positionner, pour savoir d’où on parle, de quelle place ? Il fallait faire attention de ne pas s’approprier une histoire qui n’était pas la nôtre.

Margaux Eskenazi : Oui, ça a été fondamental pour nous qui parlons en tant que françaises et pas en tant qu’algériennes. On souhaitait parler à partir de notre endroit de françaises, qu’est-ce qu’il est possible de dire à partir de cet endroit-là ? C’était notre travail de mémoire à nous.

Pauline Guillemet : Et c’est un travail que vous menez de manière extrêmement juste et poignante dans ce magnifique spectacle qui se joue au TPG jusqu’au 20 décembre 2019.  Et puis, on quitte la salle avec cette envie de participer, nous aussi, à ce combat contre l’amnésie coloniale, en posant des questions, en plongeant dans les archives familiales. Diriez-vous que vous avez pensé ce spectacle, aussi, comme un appel, en direction de chaque spectateur, pour que tous, collectivement, nous nous engagions dans ce travail de mémoire ?

Alice Carré : Ce que dit le spectacle c’est que ces mémoires familiales font pleinement partie de la société française, que ce soit du côté de l’immigration algérienne ou de tout autre histoire particulière. La France se construit dans cette pluralité de mémoires, de parcours, de cultures. C’est éminemment politique de considérer que l’identité n’est pas une chose figée, dans un espace-temps.

Margaux Eskenazi : Je crois qu’aujourd’hui il est essentiel de faire travailler les mémoires pour définir les identités. C’est peut-être le travail qu’on fait. Dans un des textes qu’on avait écrit, on pouvait lire « Il faut bien enterrer ses morts » et je crois que c’est important de donner la mémoire aux vivants et de bien enterrer les morts, sans amnésies, sans tabous, sans oublis mais pour construire le présent.

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Crédits : Loïc Nys

Alice Carré : Et c’est aussi une manière de couper l’herbe sous le pied des discours fascisants d’aujourd’hui. Quand on refuse aux algériens le droit d’aller célébrer leur victoire sur les Champs Élysées lors de la coupe des nations africaines, c’est une aberration. Pourquoi est-ce qu’ils n’auraient pas le droit de porter leur drapeau ? Pourquoi n’auraient-ils pas le droit d’être à la fois français et algériens ? C’est hyper important de montrer que cette immigration a une histoire quand, aujourd’hui, les gens se plaignent de devoir s’accoutumer d’une telle présence étrangère sur leur sol. L’histoire c’est que ce sont nos ancêtres qui sont allés installer une présence étrangère sur un autre sol.

Margaux Eskenazi : Il y a une phrase d’Édouard Glissant qui est comme un fil rouge entre les deux spectacles et j’ai envie de la citer : « Et si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble ». Je crois que c’est ça qui nous tient.

Et le cœur fume encore se joue au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis du 7 au 20 décembre 2019.

En 2019-2020, la Compagnie Nova s’associe au Théâtre Gérard Philippe pour proposer une tournée dans onze lycées de région parisienne du premier volet « Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre ». Entre-Temps a suivi les premières rencontres et une série de podcasts est en préparation pour le début de l’année 2020.

Publié le 11 décembre 2019
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