À quoi peut-on accorder crédit ? Quelques remarques sur la littérature et l’histoire
Que peut la littérature européenne dans un triple contexte de crise fiduciaire : crise de la parole politique comme promesse d’exercice du bien public ; crise de l’économie sociale associée à la régulation néolibérale des dettes publiques et de la valeur des monnaies ; crise des solidarités et des institutions démocratiques menacées tant par la résurgence des nationalismes que par les extrémismes de la foi ? On essaiera, au croisement des disciplines et avec l’aide des écrivains eux-mêmes, de poser, à partir d’exemples précis, ce type de questions. On éprouvera l’hypothèse d’un glissement du « paradigme indiciaire » évoqué autrefois par Carlo Ginzburg vers celle d’un « paradigme fiduciaire ». On examinera la question des liens entre dette et récit. Le texte qui suit est une première entrée, dans ce projet de publication qui associe Entre-temps et le programme de l’Institut Universitaire de France intitulé « Littérature à crédit » (E. Bouju et alii).
Je commencerai par une anecdote.
Lors de la dernière campagne présidentielle, un candidat qui se piquait de philosophie répliqua à un journaliste en citant Levinas (ou plutôt en disant qu’il citait Levinas) : « La confiance, c’est le problème de l’Autre. »
Magnifique citation, me dis-je en l’entendant, moi qui travaille précisément, pour l’Institut Universitaire de France, sur l’actualité du « paradigme fiduciaire ». Je vais en chercher la source. Impossible de la trouver. Les seules occurrences disponibles sont, sur internet, la citation des propos tenus en plusieurs circonstances par un candidat qui se pique de philosophie et qui cite Levinas (qui dit qu’il cite Levinas).
La confiance, serait-ce mon problème, à moi l’autre du candidat (devenu, entre temps, vous l’aurez deviné, président) ?
De fait, le journaliste auquel le futur président-philosophe avait livré en pâture son pseudo-Levinas, ignorant tout de ce que pouvait être chez Levinas un éventuel problème de l’Autre, ou plus exactement de ce qu’était la responsabilité-pour-autrui, avait fini par s’étonner, rétrospectivement, qu’en somme, le futur président puisse renvoyer à une phrase qui tout compte fait rappelle surtout le fameux adage : les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Mais comme on lui avait dit que la pensée dudit président-philosophe était complexe, et qu’il connaissait, tel Ricœur son maître ancien, sa Philosophie sur le bout des doigts, il avait bien voulu lui faire confiance.
Comme le disait Derrida (dans Donner le temps I) : « La fausse monnaie doit être prise pour de la vraie monnaie et pour cela doit se donner pour de la monnaie convenablement titrée[1]. »
De fait, l’ironie de cette citation apocryphe est complexe – il faut reconnaître cela à la pensée de celui qui la pratique : employée à contre-sens de Levinas, elle est littéralement confirmée par la confiance qu’on lui accorde. C’est notre problème, de fait, à nous autres (qui ne sommes rien), que cette confiance – accordée sur la simple foi d’une belle formule.
Voyez donc à qui nous accordons crédit ! Nous autres, nous nous rangeons sans coup férir à la puissance de l’auctoritas, que le trafiquant d’influence fait jouer à son profit, orientant son faux nez dans le sens qu’il préfère. Et surtout, nous nous payons de la fausse monnaie du discours, en accordant crédit, sur la seule foi de ce qu’on nous croyons entendre (et en cela les présidents économistes de naguère valaient bien les présidents philosophes d’aujourd’hui). C’est cette fausse monnaie qui donne à la parole politique son « cours », sa valeur fiduciaire, son « capital-confiance ».
On est payé de mots.
On s’en laisse compter (on s’en laisse conter).
Et même si on le sait ? On en redemande.
C’est ce qu’il y a de beau dans la fausse monnaie.
On admire l’audace de celui qui nous dit, par le détour du Pseudo-Levinas, que nous devons lui faire crédit, parce que lui c’est lui, et nous c’est l’autre.
Et après tout, si ça se trouve, Levinas a peut-être bien écrit quelque part : « La confiance, c’est le problème de l’autre ».
Il ne faut pas forcément me faire confiance[2].
J’arrête ici cette anecdote liminaire, pour me tourner vers la littérature. Car la littérature est familière, au plus haut degré, avec ce trafic de fausse monnaie – du moins si l’on en croit, encore, Derrida, lequel écrivait, à propos du poème en prose de Baudelaire titré « La fausse monnaie » :
Le récit fictif est avancé (comme non fictif, soi-disant non fictif) par un narrateur fictif, c’est-à-dire qui prétend ne pas l’être, dans la fiction signée de Baudelaire. Ce récit raconte l’histoire d’une fiction, d’une monnaie fictive, d’une monnaie qui n’a pas de titre, son titre légitime et authentique. Ce contenu « historié », raconté, narré, raconte donc tout le texte, qui est plus grand que lui alors qu’il semble n’en être qu’une pièce bordée, encadrée, insérée. Le plus petit est métonymiquement plus grand que le plus grand. A ce moment-là, le titre « La fausse monnaie » devient le titre du texte fictif. Il ne dit plus seulement : voici une histoire de fausse monnaie. Mais : l’histoire est – peut-être – elle-même, comme littérature, de la fausse monnaie[3].
La littérature, on le sait (« tout le reste est littérature »), c’est se payer de mots en historiant : c’est vendre du vent.
It’s windtrade, pourrait-on dire, en rappelant une expression qui dans les Pays Bas du XVIIIe siècle, à l’ère de la Tulipe-mania et des premières bulles spéculatives, désignait (sans nécessairement péjoration), non seulement littéralement le commerce du vent (l’activité des moulins, le commerce meunier), mais figurativement le commerce fiduciaire des titres et obligations. Parfois, le système s’emballait, faisant tourner trop vite le windmill of the mind (comme dans les caricatures de Law après l’effondrement de son Système[4]) : on en devenait fou, jusqu’à confondre les moulins à vent avec des géants, tel le Quichotte un siècle plus tôt. Mais la plupart du temps, on était plutôt comme Sancho : on suivait tant bien que mal, sans s’en laisser conter, les comptes et mécomptes de l’aventure, pour sauver quelque chose de l’affaire ; ou bien, comme le Sancho de « La vérité sur Sancho Pança » de Kafka, on allait jusqu’à s’inventer son propre Quichotte, pour distraire son démon personnel, et on se payait soi-même, gentiment, de mots[5]…
L’expérience de la littérature aurait donc particulièrement à voir avec cela : la spéculation, les moulins à vent de l’esprit, et le trafic des illusions comiques ; en particulier l’expérience du récit de fiction – mise en suspens volontaire de l’incrédulité comme on le sait, crédit ouvert aux possibles de l’existence et au problème de l’autre.
L’avantage, c’est que c’est un crédit provisoire, un crédit accordé en connaissance de cause et qui peut être, à chaque instant, retiré. Et surtout, c’est un crédit accordé dans l’espoir d’un effet de vérité supérieur, d’une vérité plus profonde (ou d’une superficialité à la mode de Sciascia ou Calvino : qui fait remonter à la surface ce qui est profond). Même dans le cas des narrateurs « indignes de confiance » (unreliable narrators), il s’agit de se représenter un effet de vérité supérieur.
Ainsi du moins nous en informe l’expérience du récit (fictionnel ou pas, d’ailleurs) de l’histoire, conçue comme exercice virtuel des mémoires possibles de l’histoire[6]. Les exemples sont innombrables de ce que j’appellerais plutôt, contestant la vieille tradition du récit historique : le « récit de l’historien » et le « récit istorique » (en rattachant le premier au modèle de l’histor hérodotéen – l’enquêteur – et le second à celui de l’istor pré-hérodotéen – le témoin oculaire).
D’un côté le modèle indiciaire (comme l’appelait Carlo Ginzburg), constitué en littérature : soit de fictions d’enquête historique type Dora Bruder de Modiano, The Lazarus Project d’Aleksandar Hemon ou encore, à un point-limite, l’extraordinaire Goetz et Meyer de David Albahari : où la strate archivistique sert de support à un récit imaginaire second, un récit au présent de la hantise du passé, avec « résolutions » paradoxales ou radicales ; soit de récits mémoriels (ou a-mémoriels si l’on veut, dans le cas d’une mémoire absente qu’il s’agit de recouvrer), type Une histoire familiale de la peur d’Agata Tuszyńska : où le feuilletage des strates archivées (ou non-archivées) de la mémoire permet l’éclairage des « secrets de famille » et l’écriture de l’absence comme effacement des traces.
De l’autre côté, le modèle fiduciaire : type Jan Karski de Yannick Haenel, et sa progression vers ce que j’appelle le roman istorique : la fiction du témoin oculaire. Un récit dans lequel l’auteur joue de la ruse ancienne selon laquelle « mon nom est Personne[7] » : par un jeu de miroir et d’illusion, au bénéfice – du moins le prétend-il – d’une vérité plus profonde.
Soit, pour le dire autrement : un crédit accordé, de deux façons différentes et en partie antithétiques, à la puissance propre du faux-semblant (make-believe) du récit littéraire, en particulier dans l’écriture des disparitions, et de la « douleur fantôme » qu’elles suscitent.
Car dans la sensation artificielle de la douleur fantôme, la littérature fait du vide un corps sensible et fantomatique à la fois, elle donne forme à la disparition. Elle fonctionne alors selon le modèle de la boîte-miroir – ce mirror treatment[8] auquel l’étude scientifique et le traitement médical du phénomène des douleurs fantômes ont donné lieu : cette « boîte-miroir » permet de visualiser le membre manquant grâce à l’inversion spéculaire, et ainsi d’atténuer, par l’exercice musculaire imaginaire du « membre fantôme », les douleurs qu’il suscite.
Il me semble que l’une des meilleures vertus (que pour ma part j’appelle épimodernes) du roman contemporain de l’histoire est qu’il peut constituer, par opération de substitution spéculaire (et activation de ce qu’on appelle les neurones-miroir), une expérience de pensée analogue à cette boîte-miroir – une forme de résolution imaginaire, par make-believe, des impossibilités de représentation du réel.
Alors, la littérature ne se contente pas de trafiquer de la fausse monnaie en historiant dans le vide : comme le disait Iris Murdoch, elle « fortifie sans consoler ». Il ne s’agit pas de thérapie : simplement d’une expérience alter-historiographique de l’histoire.
Je reviens ainsi à la question du début.
A quoi peut-on accorder crédit – en s’en laissant conter ?
Plutôt que le contre-sens du Pseudo-Levinas, citons Olivier Cadiot : « La vérité c’est intéressant de vouloir la dire. L’écriture est juste le mouvement de ce bon vouloir. »
Il ne s’agit pas d’abandonner le désir de vérité, l’aspiration à la vérité, par-delà les faux-semblants des discours hérités, contraints, des discours d’artifice et de domination.
Mais ce n’est pas une prétention à la vérité : juste un bon vouloir.
Qui veut bien de la vérité, à l’ère de la post-truth, des fake news et autres citations apocryphes ?
Nous autres.
Vous, moi.
L’historien certainement.
Le littéraire (écrivain ou lecteur), parfois. Souvent.
Ce n’est pas le même régime de convocation de la preuve, mais les moyens sont analogues et complémentaires. Ils sont solidaires.
Il faut jouer le crédit de l’histoire et de la littérature contre la crédulité instituée : la crédibilité du discours littéraire et historien contre la fausse monnaie du discours des pouvoirs.
C’est une question particulièrement aiguë à l’ère de l’état d’urgence constitutionnalisé et de la crise du crédit démocratique. À l’ère du conflit entre les divers crédits pseudo-démocratiques (en Catalogne ou ailleurs)
C’est un Credit Crunch, une crise d’étranglement du crédit : pas seulement du crédit budgétaire et de la liquidité financière, par la crise des dettes publiques (windmills of Europe) – sur laquelle je reviendrai dans d’autres contributions à venir – ; c’est une crise du fiduciaire, en général (quel crédit accorder aux agences de notation, par exemple ? Quel crédit accorder à ceux qui accordent crédit ?) : une crise fiduciaire liée à une mécompréhension idéologique des solidarités interindividuelles, intercommunautaires, internationales.
La confiance, c’est le problème de l’autre.
Peut-être faut-il savoir, par l’ironie, par une ironie de combat, retourner contre lui le discours des puissants, l’exercice de l’autorité – à la manière d’un Walter Siti dans Résister ne sert à rien, ou d’Elfriede Jelinek, dans l’hommage rendu à Werner Kofler, « Kofler, le plus autorisé[9] » :
Peu importe si quelqu’un vient écrire là-dessus ou non. Que peut un écrivain contre ça ? Comparé à nous, il est un bon à rien, il ne peut rien et il veut encore moins. Un qui se refuse à se taire sous notre domination, sous la domination de l’essence de notre pouvoir ?[10].
Cet hommage est un formidable exercice de renversement ironique du discours auto-autorisé : un exercice de ventriloquie ironique qui fait écho à toute l’œuvre, non seulement de Kofler mais de Jelinek elle-même : deux « bons à rien » – deux bons à Rien[11].
C’est ça : nous autres, nous ne sommes rien.
Nous voulons bien la vérité, car nous sommes des fainéants : des bons à rien.
Comme le disait Celan avant Jelinek, nous sommes la rose de Rien, la rose de Personne.
Nous manions notre komboloï comme Barthes nous suggérait de le faire, dans la Préparation du roman : occupés à « Ne Rien Faire », sans « aucune rentabilité ».
Historien ou littéraire, nous manions notre komboloï de mots, pour solde de tout compte.
Faites nous crédit, nous vous le rendrons bien.
[1] Jacques Derrida, Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 111.
[2] Voir, Gilles Hanus dans le Nouvel Obs : http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20171103.OBS6910/mais-ou-donc-emmanuel-macron-est-il-alle-chercher-sa-citation-de-levinas.html#
[3] Jacques Derrida, Donner le temps. 1, op. cit., p. 113-114.
[4] Florence Magnot-Ogilvy, Gagnons sans savoir comment. Représentations du Système de Law du XVIIIe à nos jours, Rennes, PUR, 2017.
[5] C’est la version de Walter Benjamin : « Grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui ne s’en est d’ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des années à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte – que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui, faute d’un objet déterminé à l’avance qui aurait dû être précisément Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être par un certain sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un homme libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui lui procura jusqu’à la fin un divertissement plein d’utilité et de grandeur » (La vérité sur Sancho Pança) » (Walter Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort » (1934), in Œuvres II, Paris, Gallimard, Folio, p. 410-453
[6] E. Bouju, « Exercice des mémoires possibles de l’histoire et littérature à-présent : quelques remarques sur la transcription de l’histoire dans le roman contemporain », dans Les Annales. Histoire, Sciences Sociales, 65e année – n°2, mars-avril 2010, p. 417-438.
[7] Sur l’usage de cette ruse par le moyen, en épigraphe, d’une traduction discutable (mais défendable) du vers de Celan « Niemand zeugt für den Zeugen », et plus généralement sur la notion de « roman istorique », voir E. Bouju, « Force diagonale et compression du présent. Six propositions sur le roman istorique contemporain », dans Écrire l’histoire, numéro 11, dossier « Présent (1) » sous la direction de Sylvie Aprile et Dominique Dupart, Marseille, Éditions Gaussen, 2013 ; p. 51-60.
[8] V.S. Ramachandran & Sandra Blakeslee, Phantoms in the Brain: Human Nature and the Architecture of the Mind, Fourth Estate, 1998. À vrai dire, Melville avait déjà inventé la chose, mais il y mêlait une plaisanterie grivoise qui empêchait (peut-être) de la prendre tout à fait au sérieux.
[9] Elfriede Jelinek, « Der Ermächtigste » (2012). Titre cité dans la traduction de Bernard Banoun, « Le plus autorisé », in Werner Kofler, Trop tard [2010], Nancy, Éditions Absalon 2013, p. 77-86. On pourrait traduire également par « le plus habilité », mais le choix fait par B. Banoun est précieux.
[10] Ibidem p. 85-86.
[11] En français, qui plus est, se joue ici comme un retournement ironique du discours dont Jelinek et Kofler sont les ennemis jurés, puisque « deux bons à Rien » renverse radicalement la formule « deux bons aryens ».