Portraits d’archivistes : Randall Thropp, archiver Hollywood
Entre-Temps continue sa série de portraits de celles et de ceux qui, dans les coins et recoins du monde entier, travaillent à rendre disponibles et exploitables les archives. Aujourd’hui, Clément Fabre s’entretient avec Randall Thropp, qui touche du doigt les archives d'Hollywood chez Paramount Pictures, où il s'occupe des costumes et accessoires.
Clément Fabre : À quand remonte votre vocation d’archiviste ?
Randall Thropp : J’ai toujours été un collectionneur. J’ai hérité cela de ma mère, qui a travaillé comme enseignante pendant de nombreuses années. Elle a d’abord enseigné l’art à l’école primaire, à partir de 1937, puis l’histoire au collège, avant de donner cours à des classes de CE1. Elle conservait un stock de coupures de presse, de magazines, de livres et d’images, tous destinés à être utilisés ultérieurement en classe. Heureusement, nous avions un grenier. Lorsqu’elle a pris sa retraite en 1974, elle a conservé tous ces supports pédagogiques, dans l’espoir qu’ils puissent servir un jour à quelqu’un d’autre. C’est moi qui ai fini par les trier, en classant ce qui était important et en jetant ce qui ne l’était pas : mon premier travail de conservation !
À l’adolescence, je me suis soudain pris de passion pour les photographies anciennes et les magazines de cinéma, et j’ai commencé à les collectionner. Mes débuts comme collectionneur de photographies ont porté sur des portraits d’enfants des époques victorienne et édouardienne. Les vêtements, les expressions déterminées sur ces visages, la composition des photographies m’ont immédiatement séduit. Cela me captivait de contempler ces sujets et d’imaginer le monde dans lequel ils avaient vécu. Avec le temps, la collection s’est élargie pour inclure des hommes, des femmes et des intérieurs de la même époque. J’ai ensuite développé un œil aiguisé pour les instantanés – des clichés, pris par des Américains anonymes, qui capturaient des moments de leur vie. J’ai une affection particulière pour les images de personnes au travail, ou bien accomplissant des tâches quotidiennes – par exemple les photographies de la vie rurale aux États-Unis. Il me semblait essentiel de préserver ces images, bien souvent écartées des albums de famille, et je me suis fixé comme mission de documenter et de conserver des instantanés de la vie américaine. Ma collection compte aujourd’hui plus de 3 000 images, toutes en noir et blanc, qui couvrent un siècle d’histoire (de 1860 à 1960). J’ai eu l’honneur de voir 47 des photographies de ma collection exposées cette année au Mémorial de Caen, dans le cadre de l’exposition « L’aube du siècle américain, 1919-1944. Under the Red, White and Blue ». Elles documentent la vie américaine de tous les jours entre les années 1920 et les années 1940.
C. F. : Comment en êtes-vous venu à intégrer le milieu du cinéma ?
R. T. : D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été obsédé par les films et par les objets qui les accompagnent. J’ai grandi avec les histoires de mon oncle, qui avait travaillé pour les cinémas de Warner Brothers à partir de 1932 et adorait raconter des anecdotes sur les nombreuses stars qu’il avait côtoyées. C’est lui qui m’a fait découvrir l’Hollywood classique des années 1930 et 1940. Quand je lui rendais visite, il me donnait des photographies et d’autres documents sur le point d’être jetés. C’est ainsi que j’ai entamé ma collection de documents liés au cinéma. Ma chambre d’adolescent était remplie, du sol au plafond, de posters de films, de cartes publicitaires et de photographies de tournage. Mon meilleur ami et moi avions la chance de travailler à temps partiel dans le cinéma du coin, qui nous rémunérait en posters et en matériel publicitaire : un rêve devenu réalité !
J’ai suivi ensuite des études de théâtre à l’université. Une partie importante du programme consistait à étudier chaque aspect de la production d’une pièce de théâtre : l’éclairage, le son, la scénographie, les costumes. Dans le cadre de ce programme, j’ai conçu des costumes pour quelques pièces. J’ai beaucoup aimé cela, notamment les recherches que cela impliquait, mais je n’aurais jamais imaginé alors en faire une carrière. J’ai rencontré ensuite une femme merveilleuse, qui a vu mon potentiel. Elle m’a pris sous son aile dans le théâtre pour enfants qu’elle avait fondé à New York, où étaient proposés également des cours de réalisation en super 8, format de pellicule cinématographique alors très populaire. Je concevais les décors, j’écrivais et réalisais les pièces, et je tombais amoureux du super 8 – le tout à New York ! Malheureusement, au bout de cinq ans, le théâtre a fermé faute de financements et je me suis retrouvé à la recherche d’un nouvel emploi.
Après quelques années à travailler chez Macy’s, puis dans une entreprise de décoration intérieure, j’ai eu envie de renouer avec le théâtre. Par chance, un ami avec lequel j’avais travaillé au théâtre pour enfants avait besoin d’aide sur le nouveau projet de théâtre interactif qu’il montait en ville. Il s’agissait de Tony n’ Tina’s Wedding – l’un des spectacles qui ont le mieux marché dans l’histoire du off-Broadway ! L’équipe utilisait de vrais gâteaux de mariage à chaque représentation, cela commençait à représenter un coût très conséquent, et ma première mission a été de créer un faux gâteau de mariage qui pourrait être réutilisé de représentation en représentation. Avec l’aide d’un boulanger de Little Italy, qui a eu la gentillesse de me révéler la recette secrète des faux gâteaux spectaculaires qu’il exhibait en vitrine, j’ai créé un gâteau hideux, extravagant, haut de trois étages, avec des colonnes, des cygnes, des chérubins. Un vrai succès ! J’étais de retour dans le show-business. Lorsque le directeur de la compagnie a voulu déménager le spectacle vers des locaux plus spacieux, il m’a chargé de créer un décor de salle de mariage italienne, dans lequel le spectacle a été joué neuf ans d’affilée. Entre-temps, la compagnie avait déménagé à Los Angeles et on m’avait demandé de venir y créer une nouvelle salle de mariage où accueillir le spectacle.
À Los Angeles, je me suis lié d’amitié avec une costumière qui travaillait pour la télévision. C’est elle qui m’a convaincu de rester à L. A. et m’a proposé un poste de costumier plateau sur son nouveau projet – une mini-série pour NBC Television. J’ai adoré, et j’ai continué à travailler avec elle, comme responsable des costumes et assistant designer, sur quatre autres films pour la télévision. Ce travail m’a notamment amené à collaborer étroitement avec diverses maisons de location de costumes. C’était fascinant : tenir ces costumes vintages, c’était toucher du doigt le vieil Hollywood dont les photographies avaient accompagné mon enfance. J’ai beaucoup appris en travaillant avec ces maisons de location, dont l’organisation était impressionnante, mais ma grande surprise a été de découvrir que de nombreux costumes de films classiques, parfaitement reconnaissables, continuaient d’être loués !
C. F. : Quand êtes-vous passé des costumes de cinéma à leur archivage ?
R. T. : Dix ans et plusieurs projets télévisuels plus tard : j’étais de nouveau prêt pour quelque chose de différent, mais je ne savais pas encore quoi. Soudain, une amie travaillant au département de location de costumes de Paramount Pictures m’a demandé si j’étais intéressé par un emploi à temps plein, au lieu de passer d’un projet à l’autre. J’ai décidé d’essayer : après tout, le fonctionnement des maisons de location de costumes n’avait plus de secrets pour moi. Je m’y suis beaucoup plu et, là encore, en rangeant les costumes et en rédigeant les commandes, je n’ai pas tardé à reconnaître des costumes importants de l’histoire du cinéma, que l’on continuait à louer sans aucun égard pour leur passé ! Tous les vieux magazines de cinéma que j’avais achetés et étudiés depuis l’adolescence portaient enfin leurs fruits : je décidai de me consacrer à l’histoire centenaire de Paramount Pictures.
Je venais au studio le samedi, quand aucun de mes collègues n’était là, et je sortais les costumes célèbres que je reconnaissais pour les cacher. J’utilisais plusieurs bonnes cachettes mais, pour plus de sécurité, j’ajoutais une étiquette sur le sac indiquant « ne pas louer, endommagé ». Cela a fonctionné, et j’ai commencé à faire la même chose avec la collection de bijoux. Les bijoux que je reconnaissais, dont la plupart provenaient des épopées de Cecil B. DeMille – Cleopatra, Samson and Delilah, The Ten Commandments – finissaient enveloppés dans du tissu, rangés au fond d’un tiroir ou dans une boîte cachée sous de très longues robes – parfaitement hors de vue.
En 2007, quand le Département des costumes a été supprimé, mon patron m’a dit : « Je sais bien ce que tu as manigancé, pourquoi n’irais-tu pas faire un tour dans les autres studios pour voir comment ils s’occupent de leurs archives ? ». C’est ce que j’ai fait : j’ai rendu visite aux principaux studios. Un merveilleux collègue aux archives de Warner Brothers m’a familiarisé avec la manière dont il travaillait et, de retour à Paramount, on m’a laissé deux mois pour passer au crible le Département des costumes avec l’aide d’un autre costumier, et mettre de côté tous les vêtements importants. Heureusement, de nombreux costumes féminins (remontant au début des années 30) étaient identifiables grâce à des étiquettes cousues à l’intérieur ; mais l’identification des costumes masculins a constitué un véritable défi. C’est ainsi que sont nées les archives de costumes de Paramount Pictures.
C. F. : Comment fonctionnent les archives de Paramount Pictures ?
R. T. : Les archives de Paramount Pictures supervisent la collecte et la préservation des films et des bandes magnétiques, ainsi que des ressources numériques, et conservent plus d’un million de documents – dont des photographies, de la musique, des costumes, des accessoires et des bijoux. Leur mission est d’assurer la préservation de ces documents à long terme et de répondre aux demandes des autres départements du studio – Home Entertainment, Publicity, Marketing… L’équipe des archives est responsable du patrimoine de Paramount Pictures, l’un des plus anciens studios du monde. Supervisée par Andrea Kalas, qui a regroupé en 2009 les diverses collections patrimoniales sous un même toit, elle est composée de bibliothécaires et de conservateurs aux compétences archivistiques variées.
Tous ces documents sont conservés dans deux locaux à la température contrôlée dans la région de Los Angeles – à l’exception d’une partie de la collection d’images, stockée hors site, et des pellicules de film en nitrate, conservées dans une installation souterraine éloignée, pour des raisons de sécurité. Une équipe de bibliothécaires, d’archivistes et de conservateurs veille à la gestion de ces matériaux, régulièrement inspectés pour détecter d’éventuelles anomalies, notamment le syndrome du vinaigre. Ce dernier se produit lorsque le film commence à se décomposer, dégageant une odeur âcre rappelant le vinaigre : lorsqu’il est identifié, les documents affectés sont isolés du reste de la collection.
Les archives des costumes et accessoires (que je dirige) sont subdivisées en plusieurs collections. La collection historique réunit des pièces remontant à 1914, mais dont la majeure partie datent des années 1940 et 1950. La collection Edith Head conserve les pièces de cette grande costumière, qui a travaillé pour Paramount Pictures des années 1920 aux années 1960. Edith Head demeure aujourd’hui une figure reconnue dans le monde du cinéma, et c’est un véritable privilège que de préserver et de faire connaître son travail. Viennent enfin les pièces les plus récentes, qui proviennent de la production des longs métrages. Je collabore donc étroitement avec l’équipe qui gère les ressources pour la production des longs métrages. Une fois le film sorti, le costume, les accessoires et les décors sont envoyés dans un entrepôt où je suis autorisé à ouvrir les boîtes et à en extraire ce qui, selon moi, représente le mieux le film, ou le travail de l’un de ses acteurs. En revanche, lorsque le film fait partie d’une franchise, je ne peux rien en prélever pour les archives tant que l’ensemble des films de la franchise ne sont pas sortis, et le processus peut ainsi prendre plusieurs années. Notre centre d’archive conserve aujourd’hui 3 500 costumes historiques, et plus de 39 000 pièces récentes.
La principale contrainte à laquelle nous sommes confrontés est celle de l’espace de stockage. En moyenne, un film occupe un espace de deux mètres, voire moins, dans nos rayonnages. Mais lorsqu’un film rencontre un énorme succès, ou lorsque les costumes sont tous fabriqués sur mesure, les pièces archivées peuvent occuper jusqu’à trois mètres ou plus. J’ai globalement tendance à vouloir archiver trop de pièces et, tous les cinq ans environ, je dois faire le point sur ce que j’ai conservé : lorsque les films ou les séries en question ont mal vieilli, ou ont déjà été oubliés, j’élimine une partie des pièces que j’avais archivées. Les modèles uniques (tout particulièrement ceux produits pour les films d’époque ou les films de science-fiction) valent toujours la peine d’être conservés : ce sont généralement ces pièces qui sont les plus sollicitées pour les expositions. Notre travail de conservation des costumes et des accessoires est en effet guidé par la volonté de valoriser le patrimoine de Paramount Pictures à travers des expositions : nos pièces sont régulièrement inspectées et dès que nous identifions des problèmes empêchant de les exposer, nous les envoyons à notre restaurateur (75 % des costumes de la collection Edith Head ont ainsi été restaurés pour pouvoir continuer à être exposés). Outre divers événements internes (de valorisation, de marketing) pour lesquels nous fournissons des pièces, une partie importante de notre travail consiste en effet à collaborer avec des musées : nous avons ainsi contribué à des expositions dans le monde entier !