Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 entre-temps.net

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"Dans le Front populaire – le vrai, celui des foules..."

Lire et relire Marc Bloch ; dans le texte, dans tout le texte. Patrick Boucheron nous y invite aujourd'hui, contre celles et ceux qui pervertissent, qui rétrécissent le sens des mots ; pour accueillir les enthousiasmes collectifs, tel celui que Marc Bloch avait perçu dans le Front populaire ; pour, toujours, rester sensible aux autres et à leur histoire.

Front populaire de André Kertész, 1934. © Ministère de la Culture – Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Dist. RMN – Grand Palais / André Kertész.

Lorsqu’on écrira un jour l’histoire de celles et ceux qui, patiemment, méthodiquement, ont miné les digues séparant la droite de l’extrême droite, on devra s’intéresser en premier lieu aux milieux politiques, médiatiques et industriels, dans lesquels ont agi les véritables architectes du chaos. Mais il ne faudra pas pour autant négliger l’accablante responsabilité des intellectuels publics – ou disons, d’un mot plus ancien, des publicistes – qui leur ont facilité la tâche. Comment ? En fatiguant une à une les défenses des valeurs et des imaginaires politiques par un travail de sape sémantique, tordant le sens des mots et s’emparant sans vergogne de certains noms propres pour en faire étendard – puisque, c’est bien connu, on entre dans un mort comme dans un moulin.

Dans le texte

Ainsi du nom de Marc Bloch, fusillé le 16 juin 1944, voici quatre-vingts ans. Un publiciste sans scrupule puisa un jour dans l’Étrange défaite de quoi se forger un mot de passe. C’est que les boutiquiers du ressentiment vont se servir dans l’histoire comme dans un cabinet de curiosités, s’emparant de tout ce qui peut les arranger. Cette citation, vous la connaissez sans doute, tant certains parmi les plus bruyants médiatiquement l’entonnent encore comme une ritournelle :

Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération.

C’était en 2007, pour préparer la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, et tous les artisans de l’union des droites s’en emparèrent, jusqu’à Marion Maréchal-Le Pen. Un mot de passe, vous dis-je.

Un mot de passe, mais aussi une formule magique, qui transformait l’expression ouverte et accueillante d’une sensibilité commune à toute l’histoire de France, ancienne et moderne, monarchiste et républicaine, en appel au nationalisme ethnique et identitaire le plus étroit. Le tout en 210 signes, espaces compris. 210 signes c’est parfait : ça entre dans un tweet. 210 signes pour subvertir le destin d’un homme qui donna sa vie pour la vérité, et faire passer un ardent patriote pour le nationaliste qu’il n’était pas – lui, l’européen convaincu, adepte d’une histoire comparée qui ne se laissait pas circonvenir par le nationalisme méthodologique. Ceux qui connaissaient vraiment Marc Bloch, héritiers véritables et lecteurs sincères, s’en indignèrent. Mais cela ne changea rien, et nous en sommes là aujourd’hui.

Alors que faire ? En tant qu’historien, on n’a pas le choix : on contextualise. Cela ne veut pas dire nécessairement ramener une pensée fugitive dans sa prison de longue durée et en appeler au sempiternel « c’est plus compliqué que cela » qui couperait l’histoire de sa force d’actualisation. Bien au contraire, si l’exercice de l’histoire est émancipateur, c’est parce qu’en rapportant une parole au temps de son énonciation, on la relance, par rebond, jusqu’à nous. Et puis contextualiser une citation, cela revient aussi plus simplement encore à la sortir de son isolement, à lire ce qu’il y a avant et ce qu’il y a après, bref à la restituer au texte. Le voici :

Surtout, quelles qu’aient pu être les fautes des chefs, il y avait, dans cet élan des masses vers l’espoir d’un monde plus juste, une honnêteté touchante, à laquelle on s’étonne qu’aucun cœur bien placé ait pu rester insensible. Mais combien de patrons, parmi ceux que j’ai rencontrés, ai-je trouvés capables, par exemple, de saisir ce qu’une grève de solidarité, même peu raisonnable, a de noblesse : « passe encore », disent-ils, « si les grévistes défendaient leurs propres salaires ». Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l’orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif suffit à les condamner. Dans le Front populaire – le vrai, celui des foules, non des politiciens – il revivait quelque chose de l’atmosphère du Champ de Mars, au grand soleil du 14 juillet 1790. Malheureusement, les hommes dont les ancêtres prêtèrent serment sur l’autel de la patrie, avaient perdu contact avec ces sources profondes. Ce n’est pas hasard si notre régime, censément démocratique, n’a jamais su donner à la nation des fêtes qui fussent véritablement celles de tout le monde. Nous avons laissé à Hitler le soin de ressusciter les antiques péans. 

Je voudrais m’arrêter là, à ces 1395 signes, espaces compris. Dire simplement : lisez, relisez. Et lisez et relisez aujourd’hui. Mais s’il faut ajouter quelques mots, on pourrait se contenter de ceci. C’est en contexte que l’on comprend combien la phrase de Marc Bloch signifie exactement l’inverse de ce que les tacticiens cyniques de l’union des droites croient pouvoir lui faire dire. Dans ce passage d’un livre éblouissant de lucidité et de courage dont le titre complet est L’Étrange défaite. Témoignage écrit en 1940, Marc Bloch critique la bourgeoisie « anxieuse et mécontente », dont les rancunes sont avivées « par un véritable sentiment d’inégalité retournée ». C’est ce renversement d’une juste colère qui la vit « s’indigner que le manœuvre trouvât le loisir d’aller au cinéma, tout comme le patron ». Voici pourquoi Marc Bloch n’a « nulle envie d’entreprendre l’apologie des gouvernements de Front populaire » tout en se refusant à leur faire porter la responsabilité du désastre. D’où son recours à cette histoire sensible des enthousiasmes collectifs.

Du cœur et du courage 

C’est dans ce contexte que Marc Bloch reprend, en la modifiant, une phrase que l’historien Massimo Mastrogregori a retrouvée dans l’un de ses carnets de notes de lecture rédigé en 1917 : « Il y a deux catégories d’hommes qui ne comprennent rien à l’histoire de France : ceux qui ne “sentent” pas le sacre de Reims – ceux qui ne “sentent” pas le mouvement des Fédérations ». D’une expérience de guerre l’autre, se transporte la même réflexion inquiète sur les dangers d’une insensibilité aux élans de l’histoire. Or à ce court fragment, Bloch a donné un titre hautement significatif : « Sur l’histoire de France et pourquoi je ne suis pas conservateur ». C’est que l’historien a beau être médiéviste, ce « fou de la République » d’origine juive qu’est Marc Bloch ne peut se sentir chez lui dans la cathédrale de Reims où se déroule le rituel catholique de la monarchie sacrée. Sauf à considérer – et c’est là sa grandeur, et jugez combien elle est aux antipodes de tous les rétrécissements identitaires – que notre condition d’homme nous oblige à comprendre l’histoire des autres, et même à y participer émotionnellement. Ce que, précisément, la bourgeoisie (et Marc Bloch est plus précis que cela : le patronat bourgeois) n’a pas su reconnaître dans le Front populaire.

Alors, je le dis à nouveau. Lisez et relisez, aujourd’hui. Aujourd’hui où revient le bruit sourd des sombres antiennes, Plutôt le Rassemblement national que le Front populaire. Aujourd’hui où tant de gens s’apprêtent à céder aux compromissions tandis que d’autres se réfugient avec légèreté dans l’illusion facile d’une « Résistance » qui ne leur coûtera rien. Aujourd’hui où avec Marc Bloch, on doit appeler du même mouvement au cœur et au courage – cela tombe bien, c’est le même mot. C’est aujourd’hui qu’il convient d’aller au bout de la métaphore, de la faire vivre pleinement, de cette vie émotionnelle et vibrante que confère la conscience aiguë de l’histoire. Si c’est un Front populaire, « le vrai – celui des foules, non des politiciens », s’il porte en lui cet « élan des masses vers l’espoir d’un monde plus juste », alors il saura contrarier cette insensibilité fatale qui, par le lent engourdissement que confère le sentiment de l’inéluctable, met cap au pire, et nous y mène, comme on dit, insensiblement.

Publié le 18 juin 2024
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