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"Quand... comprendras-tu ?" Traces archivistiques de l'union des gauches au printemps 1934

Frédéric Cépède, historien et archiviste à l'Office universitaire de recherche socialiste, présente pour Entre-Temps une archive singulière : un dépliant SFIO distribué au printemps 1934, après les événements de février, alors qu'il n'existe pas encore de Front populaire ; un tract qui contient pourtant les traces d'un horizon d'alliance et d'unité à gauche. L'occasion de revenir par ailleurs sur l'organisation des archives des gauches, souvent dispersées, mais pour lesquelles, là aussi, les forces des centres documentaires s'unissent.

Encrer l’union et l’opposition

C’est un dépliant de propagande cartonné. Fermé, il mesure 9,5 x 13 cm ; ouvert, 37,5 x 13 cm. Il a été distribué par la fédération de la Seine de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) à partir de mars ou avril 1934. Il est bien moins connu que les photographies de Ronis, Capa, Doisneau saisissant les foules réunies de la Bastille à la Nation le 14 juillet 1935 autour du Comité national du rassemblement populaire, les clichés de Léon Blum et Maurice Thorez place de la Nation l’année suivante, ou ceux des tandems sur les routes au cours de l’été. Il est non moins essentiel pour comprendre comment le répertoire d’action des militant·e·s de gauche entre dans la marche vers le Front populaire. 

Il est conçu sur un support en carton et donc moins éphémère qu’un tract recto-verso sur un papier de mauvaise qualité comme il y en avait tant. sur quatre volets recto-verso repliés comme une petite brochure que l’on glisse dans la poche, il expose les raisons du combat et de la mobilisation. Combat frontal expliqué en trois temps, qui se dévoilent à l’ouverture du document :  

  • QUI : « qui a imposé le bloc national ? … Les profiteurs capitalistes et leurs complices » ; « qui a proposé… en 1932, les mesures qui eussent mis fin à la crise… Les travailleurs socialistes et leurs alliés ». 
  • POURQUOI : « pourquoi les profiteurs capitalistes veulent-ils détruire les libertés démocratiques… La misère la servitude pour tous » ;  « pourquoi les travailleurs socialistes veulent-ils briser le joug de la dictature capitaliste ? … Le bien-être et la liberté pour tous ». 
  • COMMENT : « comment les profiteurs capitalistes préparent-ils leur mauvais coup ? … comment les socialistes luttent-ils contre le fascisme ? », opposant le fascisme et le socialisme.

En rouge et noir, il reprend les codes de la propagande de l’époque : le noir pour le fascisme ou le nazisme et le rouge pour la gauche. D’un côté, un soleil noir, lourd de menace et la question : « Quand… comprendras-tu ? » De l’autre, un soleil rouge, plein d’espoir… si les citoyens comprennent (« Et maintenant… as-tu compris ? »). À l’insigne des Croix-de-feu – tête de mort et armes croisés –, puissante ligue nationaliste d’anciens combattants dirigée par le Colonel de la Rocque, s’oppose le symbole des trois flèches inventé par Serge Tchakhotine pour barrer les croix gammées, et que la fédération socialiste de la Seine impose grâce au dynamisme de sa propagande. 

Ce tract a une portée pédagogique évidente, avec son abondance de textes et un vocabulaire qui évite l’insulte. Il référence les attaques, oppose la morale de ses hommes et son « appel à la raison » face à l’outrance. 

On voit s’élaborer le constat de la nécessité d’une « unité d’action, tendant à faire bloc contre l’ennemi commun ». Si le Parti communiste n’est pas cité, les travailleurs socialistes ont des alliés, et l’union est saluée dans le rôle revendiqué du Parti socialiste SFIO dans « les grandes manifestations du 12 février » et dans son appui à « la grève générale décidée par la CGT en réponse aux émeutes réactionnaires du 6 ».  Le tract fixe aussi l’horizon, « la cité juste et fraternelle, du travail libre et de la paix où régnera : le socialisme. » 

Il résonne aujourd’hui ; par ce qu’il dénonce et par ce qu’il revendique. Son esthétique, aussi, marque encore de son empreinte la propagande des partis les plus à gauche (le NPA a repris les trois flèches sur ses affiches), et la mémoire des dessinateurs de presse et des graphistes.

Retrouvé dans plusieurs fonds d’archives déposés à l’OURS par des militants socialistes (Roger Lerda, Paul Sechter, PS SFIO…), ce document figurait dans l’exposition organisée en 2016 par le Musée de l’histoire vivante à Montreuil, pour célébrer le Front populaire à travers les images iconiques de cette « belle illusion » et des sources souvent inédites. Le musée est membre du Collectif des centres de documentation en histoire ouvrière et sociale (CODHOS), qui concrétise en 1990 un projet de longue date : fédérer les différents centres d’archives (institutionnels, politiques, syndicaux, associatifs, universitaires…)  conservant ce type de fonds pour rendre encore plus visibles et accessibles les sources sur l’histoire du mouvement ouvrier et du mouvement social (F. Cépède, 2003).

L’union des gauches côté fonds d’archives

L’histoire des gauches, faite de moments d’union et de moments d’éparpillement, a eu pour corollaire une dispersion des sources permettant d’en retracer l’histoire partisane et politique. On en retrouve une partie, mais une partie seulement, aux Archives nationales et départementales (archives de surveillances produites par l’État ; legs comme celui des « archives historiques » du Parti communiste en 2003 ; fonds de grands leaders ; dépôts par des fédérations locales…). Mais de nombreuses archives sont prises en charge par les acteurs eux-mêmes, les gérant en interne, ou les confiant à des institutions (OURS ou Fondation Jean-Jaurès pour le PS). 

L’Office universitaire de recherche socialiste (OURS) est né en 1969 du constat de l’impossibilité de ce courant de se doter d’un centre de recherche et de conservation des traces de son histoire et de sa mémoire, pourtant jugé indispensable pour « éduquer » et former les militant·e·s. L’OURS a constitué progressivement une documentation de référence sur l’histoire du mouvement socialiste, bibliothèque, collections de presse, matériel de propagande (tracts, affiches, drapeaux, etc.) et a recueilli plus d’une centaine de fonds d’archives dont celui de la SFIO mais aussi de responsables politiques, de Marcel Sembat à Pierre Moscovici (F. Cépède, 2014). Ces ressources sont bien connues des historien·ne·s. qui les consultent depuis plus de quarante ans et elles ont nourri d’innombrables articles, ouvrages, mémoires et thèses sur la gauche en général et le mouvement socialiste en particulier. Elles sont également utilisées par les documentaristes pour illustrer des ouvrages ou des documentaires, à l’instar de celui réalisé par Yves Jeuland et Valérie Combard, Le Siècle des socialistes, réalisé à l’occasion du centenaire du PS en 2005.

C’est en 1981, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir que l’on constate une prise de conscience collective de l’intérêt de la conservation de ce type d’archives. Elle se concrétise avec l’ouverture du Centre d’archives du monde du travail, en 1993 à Roubaix, et la mise en place du CODHOS (voir-ci-dessus) au début des années 2000. Le CODHOS compte neuf membres à l’origine et plus d’une trentaine aujourd’hui1 qui poursuivent leurs échanges d’informations dans cette « fédération », accompagnant les réflexions sur la gestion des archives à l’heure des mobilisations via Internet et les réseaux sociaux. La cohabitation entre les représentants des centres n’a pas toujours été simple et il a fallu que chacun apprenne à dépasser l’histoire de sa propre organisation, comme lors des discussions en assemblée générale sur la destination des archives de la CGT revenues de Moscou. Ou sur le choix d’un président « neutre », non marqué « politiquement » ou « syndicalement » pour animer le collectif. Mais ces péripéties ont été vite dépassées, ce qui est aussi à mettre en lien avec la « professionnalisation » des archivistes dans les organisations politiques et syndicales notamment. 

Le tract, en partie déplié. © OURS

  1. Archives de Force ouvrière, Archives départementales de Seine-Saint-Denis, Archives du féminisme, Archives du Parti communiste français, Archives nationales des mondes du travail (ANMT), Autour du 1er mai, Collectif d’études du mouvement ouvrier aubois (CEMOA), Centre d’étude et recherche pour les mouvements trotskystes et révolutionnaires (Cermtri), Centre d’histoire du travail (CHT) Nantes, Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (CHS), Centre international de recherches sur l’anarchisme (CIRA), Ciné-archives, Cité des mémoires étudiantes, Conservatoire national des archives de l’histoire de l’éducation spécialisée et de l’action sociale (CNAHES), Département archives de Sciences Po, Fondation Jean-Jaurès, Institut d’histoire sociale (IHS)-CGT, IHS-CGT Cheminots, IHS-CGT Mines-énergie, Institut de recherches sur l’histoire du syndicalisme dans les enseignements du second degré (IRHSES), Institut d’histoire du temps présent (IHTP), Institut français d’histoire sociale (IFHS), Institut tribune socialiste (ITS)/Centre J. Sauvageot (archives du PSU), L’OURS, La Contemporaine Nanterre, La fraternelle Maison du peuple à Saint Claude, La Souvarine-Bibliothèque d’histoire sociale (AD 92), Musée de l’histoire vivante (MHV) à Montreuil, Rassembler, diffuser les archives de révolutionnaires (RADAR), Service des archives-Humathèque Condorcet, Unité documentation-archives de la CFDT, UNSA Éducation. ↩︎
Publié le 18 juin 2024
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