Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 entre-temps.net

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L'archive itinérante de la compagnie Louis Brouillard

Comment constituer et conserver les archives d'une troupe de théâtre itinérante en activité ? Alienor Fernandez, doctorante en littérature et archiviste de la compagnie Louis Brouillard, nous présente les enjeux de constitution et de conservation d'un tel fonds. Liberté et souplesse des gestes d'archivage deviennent des impératifs quand la circulation des archives est constante.

Les signets papier de la Compagnie Louis Brouillard. Le document indique les dates de tournées des spectacles programmés, ainsi que les noms et contacts des membres de l’équipe. © Aliénor Fernandez

Mon travail d’archiviste au sein de l’équipe Louis Brouillard a débuté en mars 2019, en lien avec l’écriture de mon mémoire de Master de recherches en études théâtrales, sous la direction de Joseph Danan à la Sorbonne Nouvelle. Mon sujet portait sur l’étude de la Révolution française au plateau, dans une approche comparée de la création collective 1789du Théâtre du Soleil et de Ça ira (1) fin de Louis, mis en scène par Joël Pommerat et la compagnie Louis Brouillard. 

J’ai en parallèle effectué un stage aux archives de la compagnie Louis Brouillard. J’ai durant cette période consulté et constaté l’ampleur de la documentation entourant chacune des créations : des articles de presse aux revues universitaires, en passant par les documents des tournées et les différentes captations vidéo disponibles, la matière constitutive de l’expérience quotidienne du spectacle était ainsi réunie et composait un formidable fonds d’archives. En revanche, le travail manuscrit de Joël Pommerat sur ses textes, les éléments d’improvisations des comédiens ainsi que leurs documentations personnelles étaient les grands absents de la quasi-intégralité du fonds de la compagnie. Ce fonds a été constitué et organisé par l’ensemble des membres de la troupe, et non uniquement par ses forces créatrices (telles que le metteur en scène, le scénographe, la dramaturge…). 

À l’issue de ce stage, j’ai continué à travailler pour la compagnie en tant qu’archiviste. J’ai progressivement ouvert l’ensemble des cartons empilés dans les différents espaces du bureau qui formaient la matière archivistique réunie par Anne de Amézaga (codirectrice de la compagnie Louis Brouillard de 2000 à 2022, l’initiatrice de la collecte archivistique au sein de l’équipe). C’est en dialoguant avec elle que j’ai pu progressivement identifier le contenu de ces cartons, trier et ajouter au logiciel de la base archive de la compagnie cette matière inédite. Il fallait attribuer une cote à chacun des documents et les répartir entre archives papier et archives numériques, dans un souci constant de les rendre accessibles et consultables pour les étudiants et les chercheurs. 

Présentation de l’armoire installée dans les bureaux de la compagnie, regroupant la plus grande partie des archives papier classées. © Aliénor Fernandez

Désormais en doctorat, j’élabore une relecture du statut des archives dans le théâtre contemporain, et plus particulièrement au sein d’un corpus de compagnies en activité, sur le territoire national et à l’étranger. Ces compagnies accordent un intérêt grandissant à leur trace d’archive, notamment par le biais du numérique. Je m’intéresse ainsi à la façon dont l’organisation d’une troupe durant l’exploitation de ses créations, à l’image de la compagnie Louis Brouillard, rend profondément mouvante et stratifiée sa structure archivistique. Mon travail de recherche s’est intimement lié au fil des années à mon expérience quotidienne en tant qu’archiviste de la compagnie. L’étude approfondie de sa structure et de son fonctionnement m’a permis de comprendre toute l’étendue des archives que son activité génère. C’est par ce biais que je propose d’effectuer une plongée dans l’expérience quotidienne de mon travail d’archivage au sein de la compagnie Louis Brouillard. 

La constitution quotidienne du fonds d’archives de la compagnie Louis Brouillard

De la scène à la salle, du domicile d’un particulier au bureau de la compagnie situé à Paris au théâtre des Bouffes du Nord, les archives de la compagnie Louis Brouillard pourraient être qualifiées d’itinérantes. Elles se sont élaborées en anarchi(v)e – notion introduite par Jacques Derrida dans Mal d’Archive, 1995 –, dans un premier mouvement de négation, celui de l’absence de lieu. Joël Pommerat a en effet toujours refusé de diriger un lieu de théâtre. Seule l’équipe administrative de la compagnie peut justifier d’une adresse postale fixe. Les membres qui le composent sont tous très mobiles sur l’ensemble du territoire national et en dehors : les équipes artistiques et techniques ne sont pas rattachées à un lieu dédié uniquement à la création et à la compagnie.

Ainsi, la codirectrice Anne de Amézaga a établi le fonds d’archives de la compagnie « sur-mesure », sans correspondre à des règles instituées en amont, afin de le rendre adaptable à la mobilité de compagnie. Il n’est pas question de faire entrer un document aux archives afin qu’il n’en bouge plus. Ces archives se pensent d’abord dans un geste, celui qui consiste à mettre de côté, en sachant que l’espace du bureau ne peut être dédié uniquement à cela, et qu’elles seront déplacées tôt ou tard, faute d’espace. Il s’agit de faire archive de la trace des spectacles et de l’activité en cours de la compagnie, pour pouvoir apporter matière à réflexion aux chercheurs qui s’interrogent sur les possibilités d’études des spectacles en tournée. En effet, comment étudier une création qui continue de générer sa propre trace ? Il ne s’agit pas de la faire rentrer trop précocement en archives, mais bien de permettre l’étude de sa trace active. Les différentes personnes qui circulent, qui vont et viennent au bureau, qui empruntent, qui reposent, qui apportent, qui remportent des documents, contribuent aussi à rendre l’archive toujours plus mouvante. Parfois, elle disparaît, elle se perd, elle se retrouve… Le geste-archive se transporte d’un lieu à l’autre, s’enrichit au gré des circulations régulières des membres de la compagnie au bureau, aussi bien artistes, techniciens, que personnels administratifs. Lors d’un de nos échanges, en mars 2023, Anne de Amézaga m’a confirmé que ce travail aux archives permet la revendication d’une liberté assumée de la compagnie Louis Brouillard : 

Aliénor Fernandez (AF) On pourrait parler de l’archivivant. Ce n’est pas mort, c’est l’idée que cette matière se raccroche de toute manière à une temporalité, mais une temporalité qui ne fige pas. Elle est au contraire ouverte à une évolution qui ne pourra que continuer parce que nous sommes dans le vivant au théâtre.

Anne de Amézaga (AA) : Oui, exactement. Et comme nous sommes indépendants, nous faisons ce que nous voulons : les brûler, les mettre sous cadenas, ou les collecter à partir de demain.

Cette envie de faire « ce que nous voulons » est à mettre en corrélation avec les personnes qui vont et viennent dans les bureaux de la compagnie, et qui ramènent ou non des documents de tournées. Les membres du bureau, qui, au cours des conversations, entendent parler de la problématique de conservation pour les archives, apportent, par exemple, leurs programmes et billets de tournées récoltés (visibles sur la photo ci-dessous). Cela permet de retracer l’image promotionnelle ainsi que le souvenir laissé au spectateur au fur et à mesure des années et des représentations. 

Présentation d’un échantillon des différents programmes de salle du Petit Chaperon rouge©Aliénor Fernandez

Les archives s’agglutinent certes dans les bureaux, mais elles se dispersent aussi. Elles viennent combler les espaces libres sur les étagères, les remises, tout en se pliant à un ordonnancement strict et quotidien que je continue de leur apporter maintenant que Anne de Amézaga m’a passé le relais. En tant qu’archiviste d’une compagnie en activité, il s’agit de rendre active l’archive, en acceptant son inachèvement, à l’image des créations de Joël Pommerat, qui continuent d’évoluer et de tourner dans les théâtres. Les archives ne sont pas conservées en tant que reliquat précieux du passé glorieux de la compagnie, elles bougent et évoluent. Peut-être que certaines seront finalement jetées, d’autres perdues, en bref, nous acceptons leur inachèvement. Certaines archives sont d’ailleurs en ballottement. 

À gauche : pièces de Joël Pommerat traduites et éditées, consultables et empruntables. À droite, le « vrac », accolé aux archives cotées et rangées sur les étagères © Aliénor Fernandez

Comme indiqué dans la légende ci-dessus, la photo de droite présente les archives en « vrac » ou bien « en attente » : ce sont des documents incertains, qui sont gardés mais dont on ne peut garantir l’utilité ; des documents qui, selon toute vraisemblance, ont été utilisés par l’équipe artistique lors des créations, mais l’on ne peut l’affirmer avec certitude. Ont-ils été ouverts par les comédiens ou bien par la dramaturge et le metteur en scène ? Concernant ce ballottement, il y a aussi des documents triés, rangés, archivés, mais qui ne sont pas cotés, comme les affiches. Elles témoignent certes d’une identité et d’une évolution iconographiques, mais, à l’heure actuelle, elles ne servent pas à la recherche ; uniquement à la diffusion.

C’est la compagnie qui fait archive autour de la création. Elle travaille de manière « anarchique », constamment à son présent, puisque sans jamais réussir à se projeter sur un chemin déterminé. Son histoire s’est continuellement écrite dans l’immédiateté, constatant les besoins nécessaires instantanément, et cheminant de la sorte. Pour le spectacle Ça ira (1) fin de Louis, il a fallu imaginer comment conserver trace de la présence des figurants appelés « forces vives ». Lors des représentations, le spectacle est systématiquement accompagné d’un ensemble d’amateurs formant ces forces vives. Ils sont une quinzaine, réunis dans chaque ville de tournée du spectacle et forment en deux groupes distincts (conservateurs et révolutionnaires) les voix huantes et les mains applaudissantes de la foule des députés dans la salle. Cette collaboration inédite a posé beaucoup de nouveaux défis à l’équipe du bureau. Les archives n’y ont pas fait exception. Comment garder la trace de toutes ces personnes qui ont rejoint ponctuellement la troupe pour chaque série de représentation ? Après chaque série de représentation, une photo est prise, avec l’ensemble des comédiens au plateau, des techniciens, des forces vives ainsi que des membres du bureau sur place. Un tirage photo est effectué et un exemplaire est envoyé par la poste à chaque force vive. Un exemplaire est également conservé au bureau, près des archives. Dans une prise compulsive au temps présent, afin de n’oublier rien ni personne, Anne de Amézaga a mis en place ce geste rituel. 

Échantillon des photos de groupe du spectacle Ça ira (1) fin de Louis© Aliénor Fernandez

L’archive numérique en compagnie, l’archive hors les murs 

À l’heure actuelle, les archives sont approvisionnées en fonction des matières récoltées par l’ensemble de l’équipe, au quotidien de la vie en tournée, en fonction des ateliers réalisés et des projets mis en place. Tout le monde n’est pas vigilant à chaque programme, à chaque billet de spectacle ; la trace rapportée est donc forcément morcelée. L’on peut alors discuter de la pertinence d’une telle collecte. Néanmoins, les périodes de tournée des spectacles étant particulièrement longues (parfois presque vingt ans, comme pour le spectacle Le petit chaperon rouge, joué de 2004 à 2023) cette collecte quotidienne, bien que nécessairement trouée, permet de lire et d’observer l’histoire du spectacle à travers le prisme du vécu en compagnie, et non uniquement selon le regard artistique de Joël Pommerat. Il est nécessaire d’archiver la vie « courante » des créations, car ces dernières continuent de vivre sur plusieurs années. Ce travail effectué permet de garantir la traçabilité de la création dans son quotidien, comme illustré sur la photo 3. C’est donc cette matière dans un premier temps que je conserve et enregistre dans le logiciel d’archivage de la compagnie.

Présentation du logiciel d’archivage de la compagnie. 5904 archives référencées et enregistrées. © Aliénor Fernandez

Si les documents d’archives mentionnés jusque-là forment la base du fonds d’archives papier, aujourd’hui, le fonds d’archives numériques prend de plus en plus d’ampleur. Ce travail d’archivage numérique consiste en l’enregistrement quotidien des articles de presse paraissant sur internet. Un article de presse publié sur internet peut être le jour même enregistré et répertorié dans le logiciel d’archivage, et servir également à enrichir le dossier de presse d’un spectacle, rendu consultable instantanément sur les sites web des théâtres, afin de répondre à une logique de diffusion des spectacles en tournée. Mais s’agit-il pour autant de l’exacte même archive ? Je vous propose d’en faire l’expérience : 

Les liens internet permettent une consultation immédiate par le biais de l’archivage numérique. Il existe, par exemple, une trace archive partagée avec le Théâtre de L’Odéon, qui a accueilli le spectacle Au Monde en 2013. Si vous consultez le lien hypertexte ci-dessus, vous pourrez, dans l’onglet intitulé « Voir aussi », consulter trois documents : un dossier de presse, un dossier pédagogique et la « bible du spectacle ». La base archive de la compagnie conserve également ces trois archives numériques : il s’agit, respectivement des archives numéro 2562, numéro 3501 et numéro 5124. L’accès sur le site du théâtre émancipe l’archive de son support. Elle est offerte au téléchargement et à la possession potentielle d’une copie numérique. L’archive n’est plus confidentielle ou close sur elle-même, mais bien ouverte à la consultation permanente. S’agit-il alors de la même archive ou de deux archives différentes ? Il n’y a pas d’évidence. Pour les archives papier, il peut exister deux copies dans deux fonds. Pour les copies numériques, l’emplacement change, et le document présenté demeure à distance de nous. 

Le support numérique permet de faire coexister plusieurs versions d’une même archive, gardant ainsi trace de manière toujours plus massive. Cette capacité de stockage numérique interroge notre rapport à l’instant. Les archives ne sont plus consignées en un seul territoire restreint, elles circulent, indéfiniment. L’archive dite numérique s’ouvre ainsi à une dispersion toujours plus diffuse, en se pensant continuellement en hors-cadre, à la manière des archives téléchargeables depuis le site du théâtre de l’Odéon. L’archive en compagnie n’est pas cantonnée au seul lieu d’émission, car dans la mesure où cette dernière n’est pas rattachée à un lieu, elle est partagée, et non exclusive. Cette tendance se renforce avec le numérique.

Ce constat a par conséquent grandement impacté le rôle que je croyais être le mien, par ce gardiennage partagé dans le flux et le reflux numérique. Il n’était plus question, par exemple, de trier les billets de spectacles, d’en détruire certains afin de ne conserver que les plus emblématiques, mais bien d’encourager mes collègues au souvenir, et à l’envie de la conservation, en me rapportant les documents de tournées. Il s’agit d’entretenir la mémoire journalière, par les documents émis quotidiennement. En les archivant, nous sommes conscients qu’un autre tri s’effectuera plus tard. Je commence ainsi toujours par regarder mes mails et j’archive les documents numériques de la presse internet, les articles parus sur Joël Pommerat etc… Ensuite, je me retourne vers ma réserve, enrichie par les collègues qui sont rentrés de tournées des documents les plus récents qui font l’activité quotidienne de la compagnie. Puis, quand cela est fait, je me saisis des archives plus anciennes, qu’il s’agit d’identifier, de ranger, de coter, et d’enregistrer, et qui sont arrivées de façon beaucoup plus massive, à l’occasion d’un don ponctuel, par exemple, comme celui de la dramaturge Marion Boudier.

Ainsi préservée, la trace rémanente continue de se vivre au présent, l’archive continue de se constituer. Cette dernière ne signifie plus exclusivement le danger de fixation et la muséographie post mortem d’un artiste, mais bien la longévité, la trace quotidienne, à l’image du travail effectué par les membres de la compagnie. Il ne leur est pas confié un objet d’art à la manière d’un « produit fini » que tout écueil pourrait abîmer, mais bien une jeune création qu’il s’agit de continuer à faire vivre au quotidien. La récolte de sa trace permet d’en rendre compte immédiatement, et se rend accessible à la consultation, non seulement dans les bureaux de la compagnie, mais également dans le flux constant de l’archive numérique. Le travail mené aux archives de la compagnie Louis Brouillard, en tant qu’archiviste, investie d’un rôle d’organisation et de structuration, m’a permis de comprendre qu’une création entrant aux archives se constitue itinérante, car elle demeure ouverte vers une échappatoire constante, celle de la scène tournée vers le public où elle n’a de cesse de retourner, produisant constamment sa propre trace-archive.

L’archive en dialogue

Mon travail consiste également à dialoguer avec les différents artistes et techniciens collaborant ou ayant collaboré avec la compagnie. Par exemple, la comédienne Anne Claire Guilloteau a récemment permis d’enrichir le fonds d’archives de la compagnie, grâce au dépôt d’une copie du texte d’une des premières créations de Joël Pommerat, Le Chemin de Dakar, de 1990. Les artistes ne se sentent pas dépossédés de leurs propres documentations (il leur est d’ailleurs systématiquement proposé de déposer une copie et de conserver l’original) : ils la remettent en circulation dans le bureau, au service des chercheurs et étudiants, mais également des membres de la compagnie venus les consulter. 

C’est aussi en dialoguant avec Magali Briday-Voileau, la codirectrice de la compagnie, par nos envois de mails répétés, que les différents éléments qui forment les dossiers de presse me sont transmis et peuvent être archivés d’une année sur l’autre. Les échanges quotidiens permettent une collecte et une transmission au présent de la création, au plus près de l’artistique, au plus juste de sa trace active. Les personnes m’ayant précédée dans le traitement des archives n’ont, tout comme moi, pas reçu de formation spécifique aux questionnements archivistiques. Il s’agit d’appliquer, dans une dimension purement pratique, les problématiques soulevées par les documents, physiques ou numériques, et leur amoncellement. Les dossiers de presse et les dossiers pédagogiques numériques, à présent très répandus, révèlent l’archive d’intérêt public. Je consulte quotidiennement des alertes sur internet afin d’être immédiatement informée de la documentation sortie en ligne sur Joël Pommerat et sur la compagnie Louis Brouillard. Les articles de presse en ligne sont immédiatement archivés mais servent aussi à la constitution du dossier de presse de la création en cours. L’archive ne consiste pas seulement en la récolte de choses passées, elle est maintenue en action. 

Cet enjeu de la trace active n’est pas sans déboussoler les chercheurs qui viennent consulter le fonds d’archives, comme j’ai pu moi-même en faire l’expérience. Quand un chercheur arrive dans les lieux où sont entreposées les archives, il s’attend à naviguer dans un territoire très bien cartographié dans la mesure où la compagnie en a le contrôle. Or dans sa pratique concrète, ce terrain se rend encore plus mouvant, car la compagnie vit et ne le fige pas. Je dois me faire accompagnatrice des chercheurs venus aux archives. Le territoire de l’archive se révèle certes étendu, mais le cheminement au travers de ce dernier est tout à fait inédit : les bureaux de la compagnie ne sont pas pensés pour cela. Le chercheur se rend attentif à ce temps quotidien de la création. Les créations étant en exploitation, il comprend que ses attentes de matière archivée ne peuvent être les mêmes que vis-à-vis d’une pièce dite « ancienne ». Les archives sont parfois clairsemées, parfois riches de matières inattendues. 

Il est devenu impossible de rendre compte en intégralité d’une création voire de la vie de la compagnie. Le logiciel d’archivage de la compagnie contient à l’heure actuelle presque 6 000 documents d’archives numériques et physiques. Lorsque l’ensemble de la documentation d’une création sur un spectacle est proposé aux chercheurs, le trouble s’installe. C’est l’inattendu de l’archive. Elle est, tout comme le bureau de la compagnie, un passage ouvert, un espace d’accueil vivant où l’on circule. Cet ordre du flou dans le traitement de l’archive s’établit au contact des chercheurs, qui en pensant fixer un territoire archivistique planifié et délimité avec précision, se mettent à observer un espace en constante expansion. Selon le modèle de l’arborescence présentée ci-dessous, l’accès à chaque document permet au chercheur de circuler autour de l’archive recherchée, afin de constater et d’observer l’environnement dans lequel elle s’inscrit. Ainsi, il peut choisir de consulter les autres documents qui l’entourent afin de compléter une réflexion en germe, ce qui peut aiguiller sa réflexion dans une autre direction. 

Exemple d’arborescence des documents archivés, au format numérique. © Aliénor Fernandez

Ce trop-plein de l’archive par le biais du numérique, sa multiplication et sa dissémination sont tels que l’idée d’une archive stable à laquelle se raccrocher est très illusoire. Il faut accepter ce lâcher-prise dans le fonds d’archives et, dans une lignée pédagogique, en faire accepter la dérive aux étudiants-chercheurs. Ce gigantisme de l’archive proliférante au présent pousse ces derniers à déplacer leurs problématiques de recherches, afin de poursuivre l’observation d’une trace vivante de spectacle, plutôt que le saisissement d’une matière théâtrale figée. Les archives ne sont pas fixées dans un silence tranquille qui permettrait leur manipulation. Elles sont systématiquement remises en perspective de leur existence immédiate. Ainsi les archives de la compagnie Louis Brouillard ne sont pas fermées à la conservation orientée sur le passé et nécessaire pour le futur, elles sont pratiquées au présent de leur communication et de leur distribution.

Conclusion 

En tentant de capter un maximum de la matière mouvante d’un spectacle, j’ai pu observer au sein des archives une illustration du fonctionnement de la compagnie. Ce fonctionnement s’exprime, non plus dans un objet organisé figé, mais se pense continuellement en dehors de ses cadres, en se réorganisant de manière constante. Mon travail en tant qu’archiviste est de permettre à la compagnie de s’emparer elle-même de ce matériau fluctuant. Il s’agit d’apporter de la stabilité dans l’instabilité béante de la transmission et de la création dramaturgique. Le bureau de la compagnie Louis Brouillard est avant tout un lieu de passage. En faisant l’expérience de la vie quotidienne de la compagnie, sans mise à distance physique de ses propres archives, il est possible d’observer sa trace et de témoigner au plus près de son évolution. 

L’archive conservée s’est déplacée. La compagnie Louis Brouillard met en avant ses archives, représentatives de ses modes de fonctionnement, faisant trace de ses spécificités, toujours changeantes. Il s’agit de garantir ce rapport fluctuant à la scène, que les archives, par leur gestion et leurs formations en son sein, ne cherchent plus à figer, mais assument au contraire dans leur instabilité. Yves Jubinville évoque notamment ce travail d’archivage au sein des compagnies vial’image du site archéologique :

L’archive théâtrale apparaît fondamentalement plurielle, instable, disséminée dans un hors-lieu. D’où la difficulté de la consigner, de l’instituer, de l’interpréter aux fins du travail historique. La mémoire d’un spectacle est de celles, en définitive, qui circulent : de l’auteur à l’acteur, du metteur en scène au spectateur, de l’éclairagiste au scénographe… Elle renvoie ainsi à une origine toujours diffuse, impossible à fixer, qui se perd dans le mouvement hasardeux de l’événement scénique. Cela expliquerait pourquoi les histoires du théâtre, celles en tout cas qui ont renoncé à la stabilité du Texte et de l’Auteur, sont si difficiles à faire. […] Au-delà du caractère promotionnel qui s’y rattache souvent, un tel usage de l’archive signale une volonté réelle des collectifs de prendre en charge leur propre mémoire, d’en faire leur prérogative dans un but manifeste de communiquer une image d’eux-mêmes. Une image qui conjugue le passé avec le présent, qui transforme ce même présent en matériau « mémorisable », à la manière d’un bâtiment qui n’aurait pas fini d’être érigé que déjà il se donnerait à voir tel un site archéologique. (JUBINVILLE Yves , « L’archive théâtrale entre passé et présent », dans Jeu, n°138, 2011)

Tout comme un site de fouille, le territoire d’archives de la compagnie Louis Brouillard est un lieu de visite et de contemplation pour certains quand pour d’autres il est un espace de chantier, un lieu d’exploration en déploiement, et une source de recherche en constante expansion. 

Publié le 2 mai 2024
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