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Retour sur le Parcours Révolution – ép. 4 : Continuer à se déplacer

Suite et fin de la série sur le Parcours Révolution, œuvre numérique qui permet de découvrir le Paris de la Révolution française en arpentant la ville. Pour clore ce parcours réflexif, Guillaume Mazeau évoque les publics touchés par l'application, le site et les visites. Comment s'approprient-ils le récit qui leur est proposé ? Quels usages scolaires peuvent être faits du Parcours ? Et en quoi les participant·e·s aux visites guidées relancent et ravivent les questions que se pose l'historien sur la Révolution française ?

© Olivier Epron

Les usages de l’application mobile : un récit renouvelé ?

Les dispositifs numériques sont d’incomparables mouchards. Grâce à eux, la connaissance du comportement des publics ne cesse de progresser, cette surveillance venant paradoxalement du même outil qui permet une plus grande liberté de participation. Un certain nombre de données sont en tout cas consultables depuis le backoffice du site internet et de l’appli mobile. 

Depuis 2021, environ 90 000 sessions ont été ouvertes sur cette dernière, par un peu moins de 10 000 utilisateurs. Pour la seule année 2023, plus de 135 000 visiteurs se sont rendus sur le site internet, une fréquentation qui ne cesse d’augmenter. C’est beaucoup. Et encore, ces chiffres ne prennent pas en compte le nombres de passants qui se contentent de lire les lutrins posés dans l’espace public, ni les visites collectives, pendant lesquelles tous les visiteurs ne téléchargent pas l’appli. Le nombre d’individus ayant utilisé le Parcours, même rapidement, est donc potentiellement bien plus important. 

C’est là un premier enseignement : comparés au nombre moyen de tirages d’un livre d’histoire (environ 3000 exemplaires, qui ne trouveront souvent pas tous preneurs), ces chiffres semblent montrer que si les historiennes et historiens veulent à la fois élargir et varier leurs publics, ils ont tout intérêt à diversifier leurs lieux et modes d’expression. 

Les statistiques collectées apportent aussi quelques indications sur les pratiques des usagers, en indiquant quels sont les points d’intérêt qui les ont attirés, et durant combien de temps. Ce dernier résultat est déconcertant : la plupart du temps, les visiteurs semblent passer moins d’une minute sur chaque point d’intérêt, même si la moyenne (53 secondes sur chaque page de l’application, 1 mn et 19 sec pour le site internet) masque des écarts importants : si 79% des internautes ont quitté le site après avoir consulté une seule page, certains y passent du temps, jusqu’à faire plus de 200 recherches dans une seule et même session. 

Ces données confirment une chose : l’écriture sur les dispositifs de médiation numérique doit s’adapter à l’accélération des modes de lecture

Il faut pourtant se méfier de ces données : la volatilité de l’attention sur l’écran est une chose, la capacité des usagers à regarder autour d’eux, à demeurer sur les lieux, à lire les panneaux ou à entrer dans certains monuments en est une autre. Après tout, l’appli ne sert peut-être souvent que de porte d’entrée ou de « prétexte » à une expérience plus classique. Faute d’une étude des publics in situ, je n’ai, pour le moment, pas les moyens de creuser ces analyses.

Les informations relatives au contenu des connexions peuvent sembler décourageantes. Il ne suffit pas de changer de dispositif pour remodeler, comme par magie, les attentes ou les imaginaires du public : les pages les plus consultées – et les lieux les plus visités ? – sont, à peu de chose près, les mêmes que dans les livres. Ce sont la guillotine (avant tout recherchée par le public anglophone, germanophone et hispanisant), la fuite du roi (1791), la prison du Temple (également d’abord en anglais), le massacre du Champ de Mars (17 juillet 1791), la Bastille, la place de la Concorde ou les Tuileries, mais également Vincent Ogé, Robespierre ou le Panthéon. 

Il n’est pas facile d’interpréter ces données. Toutefois, quelques remarques peuvent être faites sans risque. La forte présence du public étranger européen ou états-unien témoigne de la difficulté que rencontrent les institutions culturelles de la capitale d’attirer les visiteurs franciliens ou même parisiens. Pourtant, cette diversité est en soi une bonne nouvelle. Alors que l’histoire de l’Europe et l’histoire de France ne cessent de se marginaliser dans les cultures scolaires et universitaires du monde entier, le Parcours Révolution fait partie des nombreuses actions qui peuvent, en partie, retisser des liens. À condition d’ouvrir quelques portes : si Vincent Ogé (1755-1791), un des grands protagonistes de la Révolution haïtienne, fait partie des pages les plus consultées, c’est parce qu’il évoque une mémoire transimpériale qui intéresse à la fois le public espagnol, français, et, peut-être, états-unien, tous trois impliqués dans l’histoire des espaces caribéens. 

Autre évidence, vue et revue : l’emblème globalisé de la Révolution française demeure la guillotine, surtout dans les pays anglophones, marqués par la mémoire du « Règne de la Terreur » (« Reign of Terror »). Il n’y a là rien de très nouveau : dès 1793, les caricaturistes britanniques comme Isaac Cruikshank associaient de manière obsédante ces images au caractère national des Français, influençant pour longtemps les imaginaires nationaux. 

Isaac Cruikshank, The Martyrdom of Marie Antoinette Queen of France Oct.r 16 1793, Londres, S. W. Fores, 1793 @ Bibliothèque nationale de France 

Si l’on excepte la Bastille, les lieux associés à des moments d’enthousiasme et d’émancipation ne comptent pour rien à côté de ceux qui portent la trace des violences. Pourquoi la place de la Concorde, lieu principal des exécutions à la guillotine entre mai 1793 et juin 1794, pourquoi la Conciergerie, qui abritait les prisons du Tribunal révolutionnaire de Paris, échapperaient-elle, après tout, à l’engouement pour le « Dark Tourism » (« tourisme morbide, ou macabre »), dont témoignent aussi le succès de certains sites, depuis le camp-musée d’Auschwitz-Birkenau jusqu’à l’île de Gorée en passant par bagne de Port-Arthur en Tasmanie ? Le voyeurisme n’est pas tout : si le point d’intérêt sur la guillotine est très consulté, c’est aussi qu’il se situe en face de l’hôtel Crillon, sur la place de la Concorde, c’est-à-dire sur un des principaux sites touristiques de la capitale. 

Anticipant la persistance de ces clichés, j’ai choisi de raconter cette histoire sans détour, tout en rappelant que si la « guillotine », avec son nom et son mécanisme, est bien une invention de la Révolution française, elle hérite de nombreuses et plus anciennes machines à décapiter, utilisées en Europe depuis plusieurs siècles. L’objectif est aussi de rendre visible la persistance d’une culture monarchiste en France : sur la place de la Concorde, près de la statue de la Ville de Rouen, tous les ans, des cérémonies commémorent l’exécution de Louis XVI (voir l’image ci-dessous). Ainsi, le samedi 21 janvier 2022, l’Alliance royale y a célébré le 230e anniversaire de l’événement, en présence du prince Charles-Emmanuel de Bourbon-Parme, avec, au programme, un dépôt d’une gerbe de fleurs de lys, une lecture du « testament » de Louis XVI, et un prône du père jésuite Jean-François Thomas.

Aurait-il fallu ignorer ces lieux de mémoire, appropriés par des courants qui ne se reconnaissent pas dans le régime républicain et qui, pour certains d’entre eux, contestent la démocratie ? Quoique l’on pense d’eux, ces derniers font partie de l’héritage. L’histoire de la Révolution française a besoin d’un bon gommage, et non d’une gomme. Faut-il par ailleurs désespérer de la persistance des légendes noires ? Ce serait inutile et maladroit : il est aussi inefficace de lutter en force contre les imaginaires collectifs que contre le courant qui vous emporte loin du rivage. Comme le montrent une série de recherches en didactique de l’histoire, les représentations, les stéréotypes comme les anachronismes sont parfois de formidables occasions pour renouveler le récit du passé sans recourir à la « déconstruction » ni au discours frontal. Il est en effet possible, et généralement plus efficace, de chercher à comprendre ce que ces faussetés transportent de sincère, et en quoi elles peuvent nous aider à retisser des récits communs, ainsi que des liens avec des publics qui ne sont a priori pas acquis. S’attarder sur le triste sort de Louis-Charles de France, le fils cadet de Marie-Antoinette et de Louis XVI, que les révolutionnaires laissent littéralement mourir en prison à l’âge de dix ans, était, dans cette perspective, plus que nécessaire.

Si les sites ou événements aussi importants que le Temple, l’emplacement de la guillotine ou l’exécution de Louis XVI se nichent dans les plis de la ville-mémoire, c’est bien parce que leur histoire n’a, pour le moins, pas été jugée prioritaire par les institutions publiques, qu’elles soient politiques ou scientifiques. Or la politique de l’autruche n’arrange rien : elle fait en général prospérer les foyers narratifs les plus réactionnaires dont le Puy du Fou. Profitant du complotisme ambiant et de la suspicion d’une histoire officielle, ceux-ci fourbissent les armes de sombres combats culturels. Il est temps de mettre sur la place publique toutes les zones d’ombres de la Révolution française.

Plutôt que de chercher à « convertir » le public, mieux vaut par ailleurs multiplier les détours et les situations de contrepoint. Dans le Parcours, l’évocation de la guillotine sur la place de la Concorde n’est pas seulement l’occasion d’évoquer la mémoire des figures importantes de Danton ou de Marie-Antoinette : c’est aussi le moment parfait pour parler des « Tricoteuses », ces femmes qui, parce qu’elles assistaient aux exécutions publiques tout en continuant leurs travaux d’aiguille, sont devenues l’incarnation de la monstruosité et de l’inconséquence politique des femmes révolutionnaires. 

Ce ne sont certes là que de modestes détours : la politique de l’offre apparaît bien fragile par rapport à la « demande sociale » de passé. L’intense fréquentation des points d’intérêt consacrés à Louis XVI, à Marie-Antoinette, au comte d’Artois, à Louis XVII, au duc d’Orléans et à la comtesse Du Barry atteste de l’empathie du public pour les « victimes » de la Révolution, pour la noblesse et pour le sort du roi et de la famille royale. Les imaginaires macabres et victimaires suivent une continuité de long terme, en particulier entretenus dans les pays à régime et à culture monarchique (Royaume-Uni et Espagne en particulier). Les efforts pour tenter de s’adresser à tout le monde, en sincérité, se heurtent à de puissantes méfiances, comme en témoignent certaines réactions très négatives et quelques procès d’intention. Sur le forum Marie-Antoinette, en 2021, une certaine « Marie-Jeanne » a ainsi élégamment mis en doute la qualité du comité scientifique du Parcours Révolution :

Il faut tout de même essayer de convaincre. La manière dont nous avons configuré le Parcours Révolution, la mutation des imaginaires et l’évolution des programmes scolaires font en effet émerger de nouvelles figures comme Olympe de Gouges, Madame Roland, Louise-Reine Audu, Louise de Kéralio, Pauline Léon ou même Vincent Ogé. La présence de ce dernier en 25e position (sur 251) des points d’intérêt les plus consultés, et qui « devance » des figures pourtant a priori bien plus célèbres, est plus surprenante. N’écartons pas le rôle que le dispositif numérique joue dans les préférences des utilisateurs, comme le gameplay peut, dans les jeux vidéo, donner une illusion excessive de liberté d’action. En réalité, comme le montre le document de travail ci-dessous, l’arborescence de l’application traduit des choix qui privilégient les « points d’intérêt » (POI). Or Vincent Ogé dispose d’un point d’intérêt spécifique, qui invite les usagers à s’y arrêter, ce qui n’est pas le cas d’autres « grands acteurs » de la Révolution, même si toutes les figures du Parcours sont évoquées par une fiche biographique dédiée. 

La mise en visibilité de Vincent Ogé correspond à ma volonté assumée de proposer un autre récit de la Révolution française. Un récit plus équilibré qu’auparavant, moins exclusivement masculin, blanc et national. Un récit dont il a fallu peser, sous-peser les enjeux scientifiques et sociétaux, en discutant du meilleur lexique de médiation possible, afin de ne pas prêter le flanc aux accusations ou, je l’avoue, à la tentation, d’un militantisme qui aurait été nuisible à la qualité ainsi qu’au crédit social du contenu. Ainsi au terme d’« afro-descendant », que j’avais d’abord utilisé pour qualifier Julien Raimond ou Vincent Ogé, j’ai préféré, sur les conseils avisés de Jean-Gabriel De Mons (chef du Département de l’histoire, de la mémoire et des musées associatifs ) et de Marie Aynié (secrétaire générale du Comité d’histoire de la Ville de Paris), le qualificatif de « libre de couleur » : non seulement celui-ci évitait l’assignation identitaire unique de l’origine africaine de ces individus métissés, mais il permettait de mieux expliquer les contradictions politiques, juridiques et sociales dans lesquels ceux-ci était plongés, entre une liberté de droit et des discriminations de fait. Les usages de l’application donnent en tout cas un peu d’espoir sur l’évolution possible des grands récits : les minorités (que l’on appelait « mineurs » à la fin du XVIIIe siècle) font partie de l’histoire que les usagers du Parcours se racontent désormais de la Révolution française : c’est plutôt une bonne nouvelle. 

Le succès, relatif, des points d’intérêt consacré aux classes populaires (« les émeutes Réveillon », « Un fameux sans-culotte : le brasseur Santerre », « Claire Lacombe », « Pauline Léon »), autant qu’il puisse être mesuré par l’algorithme, confirme ce rééquilibrage : même si les « grands hommes » et leurs lieux (« la statue de Danton », « L’Assassinat de Jean-Paul Marat », « le Comité de Salut Public », « Le dernier logement de Robespierre », « Aux grands hommes la patrie reconnaissante ») continuent d’avoir la préférence, ils ne la monopolisent pas.  

Du guidage numérique aux visites scolaires et guidées

Si je n’ai que peu d’informations supplémentaires sur la manière dont les visiteurs utilisent l’application et surtout sur ce qu’ils en retiennent, le second type d’usage du Parcours nous renseigne bien mieux sur la composition du public, ainsi que sur ses réactions. Ce second mode d’utilisation est en effet plus encadré, lors de visites scolaires ou de visites guidées, animées par moi-même tout au long de l’année. 

Les usages scolaires font partie d’une des réussites possibles du Parcours, ainsi qu’un de ses usages probablement les plus pérennes. La rubrique « ressources pédagogiques » est la 16e la plus consultée de l’application. Sur internet, différents blogs d’établissements scolaires ont mis en ligne le compte-rendu de visites organisées par les enseignantes et enseignants. Les institutions scolaires se sont d’ailleurs elles-mêmes saisies de l’outil, présenté sur Eduscol, sur le site de l’académie de Créteil, mais aussi lors des journées de formation à la pédagogie numérique de l’académie de Paris, ou, lors de journées de formation organisées dans l’académie de Versailles auxquelles je participe moi-même depuis deux ans à destination des collègues de l’enseignement professionnel.

Dans les programmes scolaires, la Révolution française continue d’occuper une place de choix, depuis le CM1 jusqu’à la classe de Première, que ce soit dans les filières professionnelles, technologiques ou générales. Afin de ne pas faire d’erreur et d’adapter mes contenus, j’ai consulté des collègues qui enseignent à des classes concernées, en particulier les membres du collectif aggiornamento histoire-géo, depuis longtemps engagés dans la réflexion et l’action pédagogique1.

Une rubrique propose d’ailleurs des parcours en fonction de ces programmes, ainsi que des ressources pédagogiques. Ces sorties scolaires, adaptées aux grandes lignes des programmes qui, dans leur diversité, s’attachent néanmoins aux « grandes figures », à l’expérience des événements ainsi qu’aux variations d’échelles, permettent d’incarner un peu plus les textes et les connaissances apprises dans la salle de classe. Elle permet aussi aux élèves parisiens de mieux s’approprier le territoire de la ville ou même de leur établissement : en ma compagnie, les élèves d’une classe du lycée Hélène-Boucher emmenés par leur enseignante Alice Cardoso ont par exemple découvert, avec surprise, le passé semi-rural, semi-industriel et populaire de leur quartier, ainsi que de l’existence de la guillotine sur la place du Trône Renversé (place de la Nation). 

Ancien enseignant en lycée et partisan d’un approfondissement des liens entre les enseignements secondaire et supérieur, il m’arrive d’accompagner des enseignantes et enseignants avec leurs classes sur une partie du parcours, et de proposer des petits cycles intégrant préparation de la visite, expérience de visite et compte-rendu en classe. Cela n’arrive pas souvent : ces cycles prennent du temps dans des programmes traditionnellement surchargés. 

Une fois par mois, dans le cadre de la programmation culturelle de la Ville de Paris, j’organise aussi une visite dans un quartier différent. Annoncées sur plusieurs supports de communication, ces visites, en général limitées à 25 participantes et participants afin que je puisse être facilement entendu dans les rues bruyantes de Paris, ne désemplissent pas. Souvent programmées en semaine, les mercredis après-midi ou en fin de journée, ces visites qui durent environ deux heures attirent plutôt des femmes que des hommes, des retraité·e·s, des personnes en recherche d’emploi ou ne travaillant pas en journée. Là encore, le flux des inscriptions reflète la longue persistance des imaginaires collectifs : de toutes les visites, c’est celle du quartier de la Chapelle expiatoire qui a attiré le plus de demandes, confirmant l’importance de la mémoire du deuil et des violences politiques. 

Depuis 2021, j’ai donc souvent parcouru le pavé parisien sur les traces de la Révolution, par tous les temps, en compagnie d’associations, de classes, de mes propres étudiants ou lors d’événements comme la Journée internationale des droits des femmes ou encore les Journées du patrimoine. Lorsque je suis là, l’expérience de visite est bien sûr fort différente. L’application et le site internet deviennent secondaires : c’est mon récit, ce sont la rencontre et les échanges avec les promeneurs du jour, qui font la matière de la médiation. Le cadre de la rue fait autant obstacle qu’elle facilite la transmission de l’histoire : avec mon imperméable, mon parapluie, mon macaron bleu-blanc-rouge, mon smartphone dans une main et mes goodies dans l’autre, je suis souvent confondu avec les nombreux guides conférenciers qui, comme moi, donnent leurs rendez-vous en début d’après-midi au pied de la statue de Danton (métro Odéon, 6e arrt.) ou sur la place de la Bastille. 

Ma position d’autorité existe, mais elle dissuade peu les visiteurs de me poser des questions franches, de marquer des moues désapprobatrices ou de me contester plus franchement, ce qui arrive régulièrement. Il ne s’agit pas d’indifférencier les positions, ni de jouer la fiction un peu démagogique de l’horizontalité : à chaque début de visite, je décline mon identité professionnelle et je présente rapidement la manière dont le Parcours a été pensé et élaboré. Une manière de préciser que les analyses que je vais proposer ne tiennent pas du point de vue, mais proviennent de la recherche scientifique, dont je suis, certes, le passeur non neutre du jour, mais dont je suis aussi le prudent dépositaire, aussi honnête que possible.  

Avec bien d’autres expériences de médiation, ces moments sont en effet une occasion précieuse de nouer des liens actifs entre la science et ce qu’il est d’usage d’appeler le « monde social », comme si la science en était exclue. Ils sont aussi l’occasion de prendre la température des imaginaires et des usages du passé, et d’évaluer le rôle que nous pouvons y jouer. Pourquoi passer tant d’années, dépenser tant d’énergie à lire des livres, à dépouiller des archives et à écrire pour une poignée de professionnels ou d’amateurs d’histoire, si ce n’est pour essayer de tenir sa place, de rendre cette recherche visible et partageable dans l’espace public ? En me présentant comme universitaire, je suggère aussi au passage que je ne suis ni animateur du patrimoine, ni guide conférencier, qui suivent des logiques différentes.  

Contrairement à ce qui se passe sur le Freedom Trail de Boston, qui s’insère dans la tradition reconstitutive plutôt anglophone de la Living History, je ne suis pas habillé en costume du XVIIIe siècle : il s’agit, dans le cadre de cette démarche globale, de raconter l’histoire, d’attirer l’attention sur les traces du passé, y compris en utilisant l’empathie que peut provoquer la présence sur les lieux, tout en marquant les distances. 

Incapable de répondre à toutes les questions que les visiteurs ne manquent pas de poser dès lors que ces questions dépassent trop mon champ de spécialité, je ne cherche pas non plus à masquer mes limites, même si, comme tout enseignant, déconcerté après avoir commis une erreur grossière, je dois reconnaître que j’ai pu plus ou moins volontairement faire œuvre de mauvaise foi, comme le jour où mon ami Bertrand Guillot, auteur de L’Abolition des Privilèges (Les Avrils, 2022), me coinçait sur l’emplacement de tel ou tel bâtiment. Je ne suis pas spécialiste d’un circuit, ni d’un lieu, mais d’un objet qui est aussi une période. Ma différence, la confiance aussi que l’on peut m’accorder tiennent presque tout entières dans ma position d’« intellectuel spécifique », comme l’appelait Michel Foucault, et dans ma résistance devant la tentation, pourtant payante en termes de visibilité, de faire semblant d’être celui qui sait tout sur tout : ce que Gérard Noiriel nomme un « toutologue ». À côté de mes compagnons du jour, qui arrivent avec leurs convictions, leurs idées ou avec deux ou trois images en tête, je me vois bien plus souvent discuté, contesté que dans l’exercice de mon métier d’enseignant. Ces discussions sont toujours intéressantes : c’est dans ces échanges que je sens que l’expérience de médiation est bien davantage qu’un moment de simple « diffusion » à sens unique. 

En me forçant à me déplacer, mes interlocuteurs ne cessent de relancer les questions que je me pose sur la Révolution française, son histoire, mais également ce qu’elle devient aujourd’hui. Au fond, ces moments me confortent dans l’idée que mon projet plus vaste de réécriture de la Révolution française doit passer par un élargissement des territoires de l’enquête. Ces échanges sont en effet bien davantage que les « représentations » lointaines, qu’il s’agirait uniquement de déconstruire. Ils sont aussi les archives vivantes des résurgences sans fin de l’événement, et m’aident à mieux comprendre cette Révolution française, et en particulier l’année 1789, qui retient mon attention depuis plusieurs années comme mon actuel projet d’écriture de long cours.  


  1. En particulier Laetitia Benbassat, Vincent Casanova, Sabrina Camoreyt, Laurence De Cock, Servanne Marzin, et Veronique Servat.  ↩︎
Publié le 20 février 2024
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