Portraits d’archivistes : entretien avec Jéromine Gilet, archiviste polyvalente
Entre-Temps poursuit sa série de portraits de celles et de ceux qui, dans les coins et recoins du monde entier, travaillent à rendre disponibles et exploitables les archives. Sous la forme d’un entretien ou d’un texte rédigé, nous souhaitons donner à lire différentes esquisses de ce qui compose la vie et le métier d’archivistes. Florie Varitille s’est entretenue avec Jéromine Gilet, Experte archives à la Direction des Études Ile-de-France chez SNCF Réseau.
Entre-Temps : Pour commencer, pourriez-vous retracer le parcours qui a pu mener une archiviste telle que vous jusqu’à un poste si spécifique, chez SNCF Réseau ?
Jéromine Gilet : En 2013 j’ai été diplômée du Master 2 Métiers de la culture – Archives de l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines. En début de carrière j’ai fait le choix de commencer par des CDD, ce qui me permettait de voyager entre deux contrats. Pendant six ans je suis passée par plusieurs structures publiques, sur des durées plus ou moins longues. J’ai alors découvert différents types d’organisation : des fonds municipaux dans les villes de Pantin et de Chelles, des institutions culturelles comme le Quai Branly ou des institutions de recherche avec le Collège de France. J’ai même pu assouvir mon envie d’expatriation pendant un an à la photothèque de l’École française d’Athènes. Par la suite j’ai eu envie d’un peu de stabilité. Je me suis alors tournée vers le privé, où j’ai été recrutée par l’entreprise de prestation Eowin (alors Amplexor Business Services). Pendant deux ans, j’ai pu découvrir le métier d’archiviste comme un service à but commercial. J’ai été formée à la chefferie de projet et au management, à la tête de plusieurs équipes effectuant des missions de gestion documentaire (archivage, numérisation, reprographie, etc.) pour des clients dans le domaine du nucléaire. Aujourd’hui je mets à profit toutes mes expériences passées dans un poste où je suis autant dans l’opérationnel que dans la gestion de projets.
E.-T. : Quelle est exactement votre place dans cette entreprise aux ramifications multiples ?
J. G. : Je suis en poste à la Direction des Études Ile-de-France, qui fait partie de la Direction Générale de SNCF Réseau. On y réalise les études et les essais pour les projets de régénération, de maintenance et de développement pour la région. Les agents d’études et les ingénieurs sont répartis en plusieurs groupes métier spécialisés en ingénierie ferroviaire : les Ouvrages d’art, l’énergie électrique, les télécommunications, la signalisation, la traction électrique, les études générales. Concrètement, ils interviennent dans tout ce qui permet aux trains de circuler et produisent différents types de documents techniques tels que des plans et schémas, des consignes, etc.
En tant qu’experte archives, j’ai pour mission de les aider et de les accompagner dans l’application de la politique d’archivage SNCF et dans la gestion des documents produits. Allant du XIXe siècle à nos jours, ces archives présentent des enjeux de sécurité autant qu’un intérêt historique et patrimonial. Selon le niveau d’autonomie des groupes, les projets en cours et les besoins, j’interviens sur plusieurs tâches : je participe au classement et aux versements d’archives, je pilote des projets de numérisation, je fais du conseil ou j’aide à l’administration de l’outil de signature électronique. Pour mener à bien toutes ces activités, je suis entourée de huit autres archivistes dont les missions varient de la recherche à la communication des documents, à la préparation de la numérisation au classement.
E.-T. : Il existe différentes cordes au métier d’archiviste et notamment celle de la valorisation. Comment communiquer et mettre à disposition des documents si techniques ?
J. G. : Bien qu’indispensables au bon fonctionnement du trafic ferroviaire, les métiers à la Direction des Études ne sont pas vraiment ceux qui viennent en tête quand on pense à la SNCF. Or, ils nous font entrer dans les « coulisses » de la circulation des trains, ce qui peut intéresser aussi bien les passionnés que l’internaute lambda qui est déjà monté dans un train, comme tout un chacun. Pour mettre en valeur ces métiers et leurs archives, nous avons eu l’idée de réaliser une exposition virtuelle, accessible à tous sur le site de SNCF Patrimoine.
Nous avons choisi de mettre en avant un document d’archives par groupe métier, afin d’en illustrer les activités, et de faire intervenir un agent en vidéo. Chaque film fait le lien entre le document ancien et les activités telles qu’elles sont menées aujourd’hui. L’évolution des techniques et des méthodes est alors mis en lumière, et les archives en sont les témoins.
E.-T. : Il semble que le recours croissant au numérique renouvelle beaucoup votre métier. Quels sont les défis qui se posent aux archivistes à l’heure actuelle ?
J. G. : Comme partout, la dématérialisation des pratiques entraîne celle des documents produits. Aujourd’hui le cycle de vie d’un document peut se faire entièrement sous format numérique. Comme celles sur support papier, les archives électroniques répondent à des durées de conservation fixées par la réglementation et elles doivent être accessibles et organisées. Mais, contrairement au papier qui est visible et qui remplit les armoires, les documents numériques représentent souvent une masse abstraite pour leurs producteurs. Il leur est plus difficile d’appréhender les volumes créés et ils n’ont pas toujours les connaissances ou les bons réflexes pour les nommer ou organiser des arborescences. Ces lacunes entrainent la création de multiples doublons, la perte de documents, ou encore des temps de recherche disproportionnés. Avant même d’envisager les aspects concrets tels que la mise en place d’un Système d’Archivage Électronique, les archivistes se retrouvent souvent confrontés à des vracs numériques importants, dont le traitement peut s’avérer ardu et chronophage.
E.-T. : En réalité, une évolution est clairement perceptible dans votre métier. Aujourd’hui, les archivistes ne semblent plus se contenter de veiller à la sauvegarde et à la diffusion des documents mais ils participent à la création du document.
J. G. : Au quotidien je ressens cette évolution comme un défi permanent. Pendant mes études j’ai abordé ces sujets de manière théorique mais, pendant mes premières années comme archiviste, je n’y ai pas été confrontée. Or, pour pallier le risque du vrac numérique et de la perte de documents, il est indispensable d’associer les archivistes dès la conception des documents numériques, afin d’anticiper les questions d’archivage dès le début. Quand j’ai pris mon poste à la SNCF, je me suis plongée dans la signature électronique, pour m’assurer de bien la comprendre et ensuite la déployer auprès des utilisateurs. Avec les outils numériques, on peut bien souvent intégrer les métadonnées de durée de conservation et de sort final des documents, pour qu’elles soient associées dès la génération du document. Durant toute une année, à chaque nouveau cas, j’ai dû travailler avec le service juridique et avec l’administrateur de l’outil, et me former encore. Moi qui étais un peu réticente au numérique en début de carrière, maintenant j’apprécie vraiment de voir mon métier évoluer, d’étoffer mes connaissances et d’acquérir des nouvelles compétences transverses.
E.-T. : Vous semblez avoir un parcours fait d’expériences très diverses. On est loin du parcours de l’archiviste paléographe de l’École nationale des chartes. Comment se placent les archivistes dans les évolutions du monde du travail ?
J. G. : Étant localisée en Ile-de-France, je n’ai jamais eu de difficultés à trouver un emploi d’archiviste, et ce, sans passer de concours de la fonction publique. Mon parcours est loin d’être unique et il illustre assez bien le marché de l’emploi actuel pour les diplômés en archivistique. D’une part, le secteur public propose régulièrement des postes mais, pour qu’ils soient pérennes, il faut obtenir un concours qui n’a pas lieu tous les ans et où le nombre de places est limité. De plus, par manque de titulaires à recruter, les services embauchent souvent des contractuels. D’un autre côté, à l’heure où de plus en plus de fonctions sont externalisées et font l’objet de marchés de prestation, les archives en tant que fonction support ne font pas exception. Que ce soit pour répondre à un besoin ponctuel, ou pour une période plus longue mais sans accepter la charge salariale supplémentaire, de nombreuses structures publiques ou privées font appel à des prestataires. Avec des missions allant du traitement de fonds à la valorisation, en passant par la numérisation et la gestion électronique des documents, ces entreprises représentent une part de l’emploi qui semble croissante. Ici aussi, plusieurs modèles se superposent : des acteurs connus présents sur l’ensemble du territoire national, des petites entreprises familiales voire même des SCOP. D’ailleurs, je suis dans l’entre-deux de cette situation. La SNCF ne recrute plus d’archivistes, en dépit de besoins constants. Dans mon cas j’ai le statut de consultante : je ne suis pas employée directement par SNCF Réseau mais par une entreprise de portage salarial, et j’ai un contrat de deux ans avec SNCF. Le lien à mon entreprise se limite à recevoir ma paye chaque mois et je n’ai d’ailleurs jamais rencontré aucun de mes interlocuteurs.
Je ne sais pas encore si mon choix de carrière finira par s’orienter vers la fonction publique ou vers le privé, mais je sais qu’une vie professionnelle encore riche m’attend. Le métier d’archiviste est loin de l’image qu’on s’en fait, à savoir un agent travaillant seul dans un sous-sol ou un grenier, entouré de vieux papiers. Bien sûr le classement d’archives fait partie du travail, les opportunités pour se placer en véritable fonction support auprès des producteurs sont nombreuses et les sujets variés : protection des données, accompagnement au changement, signature électronique, mise en place de GED, et bien d’autres. J’ai choisi les archives parce que je suis curieuse de tout, et au départ j’appréciais de varier les thèmes des documents traités, mais finalement maintenant c’est plutôt de creuser l’organisation et le fonctionnement des structures qui m’accueillent qui m’intéresse.