Portraits d'archivistes : archiver la crise, entretien avec Heba Hage-Felder
Entre-Temps continue sa série de portraits de celles et de ceux qui, dans les coins et recoins du monde entier, travaillent à rendre disponibles et exploitables les archives. Ces entretiens sont l’occasion de donner à lire différentes esquisses de ce qui compose la vie et le cœur du métier des archivistes. Pour le second temps de cette série, Marie-Laure Archambault-Küch relate un entretien mené avec Heba Hage-Felder, directrice de la Fondation arabe pour l’image entre 2020 et septembre 2022.
Marie-Laure Archambault-Küch: Pour débuter, pourriez-vous présenter la Fondation arabe pour l’image?
Heba Hage-Felder: La Fondation arabe pour l’image (FAI) a été fondée il y a 25 ans, en 1997. Elle est issue d’abord d’une initiative d’artistes, qui souhaitaient mettre en œuvre une démarche mêlant collecte et recherche sur les images photographiques. Cette action s’intégrait dans le contexte des années 1990, période suivant la fin de la guerre du Liban qui a été marquée par une double dynamique de reconstruction et de réhabilitation sur bien des plans. Il s’agissait d’une période d’optimisme pour le pays. Une vague de jeunes artistes et d’activistes culturels, qui ne revendiquaient pas forcément le terme, ont investi l’étude du passé pour interroger celui-ci, avec un certain recul par rapport à la guerre civile mais aussi beaucoup d’incertitudes.
Cette initiative ne disposait pas de ressources publiques : la FAI a été instituée par des passionnés de photographies. La structure leur a permis de conserver les collections, puis d’attirer des fonds extérieurs. Aujourd’hui, son fonctionnement et son développement dépendent à la fois de donateurs privés, d’associations et de fonds publics étrangers. Aucun financement ne provient de l’État libanais.
M-L A-K: En quoi consiste la démarche d’archivage de photographies du monde arabe de la FAI, et quels sont les enjeux de cette initiative de collecte ?
H H-F: L’entreprise archivistique menée par la FAI a connu des évolutions depuis 1997. Il s’est agi d’abord de récolter une masse photographique conséquente, à travers tout le monde arabe, mais aussi au-delà avec des images produites par des photographes arméniens, et bientôt kurdes et amazighs, voire issues des diasporas. Cette démarche suit une logique subjective de collecte mais est surtout stratégique puisque l’objectif est d’abord de collecter une grande variété de formats, de sources et de types de clichés. La collection comprend aussi bien des albums de famille que des photographies de studio, mais aussi quelques clichés produits par des photojournalistes.
L’enjeu était, et est toujours, de se concentrer sur les clichés qui reçoivent le moins d’attention. De ce point de vue, il s’est aussi agi de parler de l’image arabe, de proposer des récits sur les photographes arabophones pour pallier l’omniprésence dans la culture visuelle de l’héritage photographique orientaliste. L’idée sous-jacente est que la mise en lumière de ces multiples histoires photographiques permet à la fois de multiplier les récits alternatifs et d’atteindre une perspective plus générale, que ce soit sur une aire géographique, un groupe ou un type de pratique photographique. Se dessine alors, à petites touches, l’histoire de la région.
Des terrains de recherche ont permis de mener différentes campagnes de collecte. De ce point de vue, les studios de photographie se révèlent souvent des nœuds au centre de réseaux visuels, et donnent à voir l’histoire d’une communauté. A travers les photographies apparaissent les personnages de la ville en question : les politiciens, les familles, les passants. Ces campagnes ont été menées par des chercheurs et les acteurs opérant au cœur de la FAI. Elles ont abouti à la constitution d’une grande collection de 500 000 images. Désormais, la collecte se perpétue, mais est menée par des proches de FAI et non plus par la Fondation elle-même.
Certaines collections conservées ici comprennent 30 000 images, et d’autres une seule. La FAI ne peut et ne souhaite viser à l’exhaustivité. Elle n’a pas l’ambition de constituer une banque de photographies, mais cherche à proposer ce que nous désignons comme des pratiques raisonnables. À but non lucratif et indépendante, la FAI est unique dans ce contexte tout en évoluant en parallèle d’autres initiatives mises en œuvre pour valoriser la photographie dans le monde arabe. La perspective est toujours celle d’une approche subjective mais qui propose une grande diversité de points de vue.
0009ya00703, Yammine, Mohsen Collection, Liban, 1935. Courtesy of the Arab Image Foundation
M-L A-K: Pourriez-vous en dire plus sur le processus de collecte et de digitalisation des photographies, mené dans un contexte tel que le connaît le Liban actuellement ? Comment l’explosion du 4 août 2020 a-t-elle influencé le processus archivistique à la Fondation arabe pour l’image ?
H H-F: Avant le 4 août, il y avait déjà au Liban un contexte politique et économique difficile. La révolution de l’automne 2019 avait suscité beaucoup d’espoir de changement. L’explosion de 2020 a constitué un événement d’une grande brutalité. Elle a touché les locaux de la FAI, qui se trouvent à 800 mètres du port de Beyrouth. Le matériel photographique n’a pas été touché grâce aux bonnes pratiques de conservation qui avaient été mises en œuvre en amont. L’explosion a cependant montré la fragilité de notre initiative.
En réponse à cette fragilité, les priorités vis-à-vis des locaux ont été revues car le lieu s’est montré très peu sécurisé ; il ne permet pas, en outre, d’agrandir l’espace consacré à la conservation des photographies. La FAI entreprend dès lors de rechercher un espace plus sûr et plus grand, adapté aux enjeux d’archivage. Elle a par ailleurs engagé un processus visant à devenir plus autonome, dans un contexte de crise économique et énergétique au Liban. Des panneaux solaires ont été mis en place afin de préserver les conditions de conservation et de digitalisation des images. Cela permet de pallier – en partie – les très fréquentes coupures d’électricité que subissent les Libanais, qui engendrent dépendance aux générateurs privés et difficultés potentielles d’approvisionnement en essence.
L’explosion et la crise conduisent à réfléchir aux motivations et aux enjeux de la Fondation arabe pour l’image. Une première dimension consiste à documenter et diffuser ses archives. En mettant par écrit les pratiques et les principes de gouvernance, l’idée est de transmettre une certaine mémoire institutionnelle. Un autre aspect concerne le rapport avec les autres associations ; la FAI cherche à insuffler une collaboration avec d’autres entités culturelles. Dans un contexte libanais où la commensalité est rare et le secteur immobilier très instable, le partage d’un espace commun avec une autre institution active est une perspective très stimulante.
M-L A-K: Pourriez-vous présenter les personnes chargées de collecter et de classer les photographies à la Fondation arabe pour l’image et leur parcours ?
H H-F: Une problématique liée au contexte libanais à laquelle l’équipe de la FAI est confrontée est le manque de formation à la conservation d’archives. Le pays compte de nombreuses universités mais celles-ci ne proposent pas toutes les spécialités. Une personne qui a suivi un cursus en photographie a peu de chance d’avoir suivi des cours relatifs à la conservation patrimoniale. En conséquence, la FAI encourage son équipe à se former dans ces domaines. Elle constitue elle-même un lieu de formation dans ce domaine. Certains membres ont ainsi commencé leur parcours à la Fondation après des études de photographie, puis sont partis se former à l’étranger. Des stagiaires sont également accueillis. L’idée est de transmettre des compétences mais aussi de permettre un approfondissement de la formation qui permettra de valoriser les différentes expériences.
M-L A-K: Avez-vous des pratiques de collaboration avec d’autres institutions archivistiques, au Liban ou ailleurs ? Peut-on parler d’une mise en réseau archivistique ?
H H-F: Une collaboration étroite est engagée avec d’autres institutions d’archivage, qui ne sont pas relatives à la photographie, mais partagent de mêmes enjeux de sensibilisation et de pratiques archivistiques. Ainsi, au début de l’année 2021, différentes institutions, universités, associatives et des collectifs libanais se sont rassemblés autour d’un plaidoyer commun : celui de l’accès à toutes sortes de documents archivistiques, quels qu’ils soient. De ce point de vue, la participation d’une association pour les kidnappés de la guerre du Liban à cette initiative met en lumière les enjeux éthiques criants de l’accessibilité des archives.
D’autres enjeux sont communs à différentes régions du monde et sont relatifs à la protection matérielle de l’objet archivistique ou encore à la protection de la vie privée. La Fondation arabe pour l’image embrasse la dimension éthique de sa sphère d’activité et la nécessité de porter un regard critique, par rapport à sa propre action et par rapport à la vie politique et sociale de la région. La demande issue de la société responsabilise.
M-L A-K: De ce point de vue, comment envisagez-vous votre rôle, en tant que lieu d’archives, dans la sphère publique ? En quelque sorte, peut-on considérer que le fait d’offrir un accès à ces photographies constitue un travail de mémoire ?
H H-F: La position de la FAI doit s’envisager vis-à-vis de l’État libanais. Au Liban, la plupart des entités culturelles ne bénéficient pas d’un budget du ministère de la culture. Le système étatique ne parvient pas à réellement regrouper un système d’archives. Dans cette situation, les universités – la plupart du temps privées – constituent les lieux principaux de sauvegarde, mais elles n’offrent qu’un accès très restreint aux archives qu’elles conservent : celles-ci sont difficilement accessibles aux chercheurs indépendants comme au public.
Dans ce contexte, la Fondation arabe pour l’image se situe continuellement dans une dialectique entre une démarche rigoureuse de conservation et une volonté forte de proposer l’accès aux collections à un public aussi large que possible. La mise par écrit des règles de conservation constitue en soi une façon de préserver la mémoire portée par les photographies : il s’agit de savoir comment prendre soin d’une collection, comment respecter l’image mais aussi les objets qui l’accompagnent comme les rouleaux de film. Enfin, il importe de respecter la variété des formats de photographies. La FAI ne se situe pas dans une perspective de correction ou d’amélioration d’un cliché donné, mais chercher à diminuer et à ralentir le plus possible sa détérioration. Le but est bien de garder l’image dans son état actuel le plus longtemps possible. L’enjeu d’une préservation de la mémoire passe aussi par la question de la digitalisation, qui permet de donner une nouvelle vie à la photographie. La conservation pousse aussi à se demander, de façon critique, quelles questions sont posées au travers de cette mémoire photographique, et par quels acteurs : les journalistes, l’État, ou encore le public.
De façon plus large, la volonté de donner à voir des pans du passé, au travers des collections, est reliée à la difficulté à parvenir à une mémoire unique ou du moins harmonieuse au Liban. Il n’existe ainsi pas de manuel d’histoire unique qui permettrait une transmission des faits selon un récit national. Les photographies sont loin de proposer un récit unique, ce qui ne serait pas forcément positif. En revanche, elles permettent de dessiner toute une série de perspectives et constituent ainsi une invitation à raconter des histoires alternatives. Cette vision permet à la fois d’assumer le fait de ne pas porter une histoire linéaire, mais aussi d’aborder des sujets sensibles. Ceux-ci ne sont pas forcément en lien avec la guerre civile et les fractures que celle-ci a laissées dans la société libanaise. Les photographies invitent aussi à envisager la pluralité des voix et des récits qui constituent la profondeur historique du Liban.
La participation à des événements culturels, ainsi que le site de la FAI, permettent de provoquer ces mises en récit, et d’avoir un impact au-delà du Liban.
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