Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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En itinérance par-delà les Alpes : rencontre d'archivistes

De nouveau sur Entre-Temps, Anne-Laure Fabre nous propose dans cet article son récit d’une rencontre. Archiviste itinérante dans le Bas-Rhin, elle est habituée à sillonner les routes, à la découverte des fonds d’archives et des lieux de leurs conservations, aussi divers les uns des autres. Cette fois, elle s’est rendue à l’Archivio di Stato de Turin pour échanger avec ses collègues par delà les Alpes, Daniela Cereia et Luisa Gentile et découvrir des Archives uniques en leur genre.

Depuis près de huit ans, j’exerce le métier d’archiviste itinérante, au sein du Centre de gestion du Bas-Rhin. Mon terrain d’intervention s’étend donc à l’ensemble du département : je me rends dans les collectivités pour aider et assister les agents à classer, trier et conserver leurs fonds d’archives.

Comme j’ai déjà été amenée à le faire remarquer ici : bien que nous tentions d’appliquer uniformément les mêmes règles archivistiques dans nos collectivités, les pratiques n’en demeurent pas moins différentes d’une commune à l’autre, selon leur histoire, leurs modes de classement et les habitudes de travail des agents et archivistes qui nous ont précédés. Et c’est bien cet aspect qui rend si passionnant et enrichissant notre métier, loin de la routine.

Cela permet, malgré la constante application d’une même formule, de confronter nos méthodes de travail, de les adapter et de les améliorer. Le métier d’archiviste est bien évolutif.

À la rencontre des confrères italiens

Aussi, lorsque l’opportunité s’est présentée de rencontrer des archivistes d’un autre pays, de découvrir leurs pratiques et leurs perceptions du métier, je l’ai bien entendu saisie ! D’autant que le lieu choisi était plein de promesses : les Archives d’État de Turin. Au vu de l’histoire de cette ville et de cette région, j’étais assurée de découvrir un fonds d’une richesse incroyable.

Je fus accueillie par deux archivistes, Daniela Cereia et Luisa Gentile, qui parlaient un français remarquable (heureusement pour moi). Ma première question fut celle que l’on me pose toujours : pourquoi ce choix du métier d’archiviste (généralement, on sous-entend « mais quelle idée saugrenue de faire ce métier ! ») ? Pour elles, cette voie s’est rapidement imposée — à les écouter parler de leur travail, je rajouterai comme une vocation —, dès leurs études en histoire médiévale. D’ailleurs Luisa est fille d’archiviste. S’ensuivit alors un long parcours…

Il faut savoir qu’en France, nous bénéficions de plusieurs voies d’accès à ce métier : École des Chartes puis Institut National du Patrimoine (INP), mais aussi Master ou Licence archivistique. En Italie, il n’existe pour l’heure qu’une filière : l’École d’Archivistique, Paléographie et Diplomatique, fondée en 1826. L’Italie en compte dix-sept réparties sur son territoire : elles forment des archivistes d’État durant deux ans. Cependant, en Italie, obtenir le concours final est une tâche ardue du fait du nombre de places très restreint ou quasi inexistant selon les années. Alors, en attendant leur tour, Luisa et Daniela ont travaillé en tant que contractuelles, pour différentes structures. Mais cette époque est évoquée avec une certaine nostalgie : une fois le statut de titulaire obtenu, le temps dédié au traitement des documents doit se réduire pour se consacrer davantage aux tâches administratives, ainsi qu’à celles de valorisation et de communication.

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Salle de lecture – Corte, Sala Studio. Crédit : Roberto Cortese

Un palais pour les Archives de Turin

La discussion se poursuit tout en visitant les locaux. À Turin, il existe deux sièges pour la conservation des archives. Le premier est appelé « Sections réunies », situé dans un bâtiment néoclassique de l’ancien hôpital Saint Louis. Il accueille depuis 1925 les anciennes archives de la Chambre des Comptes et la documentation des Bureaux Centraux de l’État datant d’avant l’unification de l’Italie en 1861, mais demeurée à Turin depuis lors. Le second siège est celui des « Archives de la Cour », que j’ai eu la chance de parcourir. Ce bâtiment, annexe du Palais Royal, fut construit entre 1731 et 1734 sur un projet de Filippo Juvarra et selon le souhait de Victor Amédée II. Ce dernier voulait concentrer la mémoire documentaire de l’État et des territoires en un siège moderne, efficace et facilement accessible depuis le Palais. Cet édifice est un témoignage inestimable : c’est l’un des bâtiments les plus anciens, conçu dès l’origine pour accueillir les archives d’État et qui en conserve encore la fonction ! D’ailleurs son importance architecturale et ses précieuses collections ont suscité l’intérêt de l’Unesco, qui a classé le site au patrimoine mondial de l’humanité.

Je n’étais donc pas au bout de mes surprises, et avouons-le, de mon émerveillement. Au détour de couloirs modernes et de portes sécurisées, nous entrons dans les magasins d’archives. Là, à la place des rayonnages métalliques que j’ai l’habitude de côtoyer, je découvre une enfilade de cinq grandes et hautes pièces (la même disposition se retrouve sur deux étages), meublées d’une immense table centrale et dont les parois sont couvertes d’armoires en bois, où sont conservées les archives. La documentation est répartie par matières (materie), c’est-à-dire selon des catégories correspondant aux fonctions institutionnelles. Ce classement simplifiait l’accès aux documents pour les réunions des ministres du roi. Par la suite, ce système a été maintenu. Nous avons par exemple les matières juridiques (textes de droit), politiques, économiques et ecclésiastiques (dont notamment des fonds abbatiaux acquis après la suppression des corporations religieuses au XVIIIe siècle). Le fonds dit « Pays » est consacré aux territoires soumis à la domination des Savoie.

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Magasin d’archives – Corte, Sale Juvarriane. Crédit : Roberto Cortese

Le principe du respect du fonds est une des pierres angulaires du métier d’archiviste. Cette notion a été mentionnée en France en 1841 dans les circulaires ministérielles où il est demandé «  de rassembler les différents documents par fonds, c’est-à-dire de former collection de tous les titres qui proviennent d’un corps, d’un établissement, d’une famille ou d’un individu ». Il devient obligatoire de conserver les documents dans leur contexte d’origine.

Les Archives d’État de Turin sont ainsi un parfait exemple du respect de cette notion, au sein de cette « Garde robe », où le classement initié par les producteurs a été conservé tout au long de ces décennies, malgré les péripéties de l’histoire italienne. De fait, le présent système a été mis en péril lorsque les archives ont été emportées à Paris, une fois le Piémont annexé à la France en 1796. Heureusement, les inventaires réalisés aux XVIIIe et XIXe siècles ont permis, au bout d’un travail de trente années, de reconstituer les fonds et de restituer la conservation par matière et par salle. Aujourd’hui encore, il est donc possible pour les chercheurs d’avoir une compréhension plus avancée des documents qu’ils consultent, grâce aux informations annexes apportées par les conditions de création des documents.

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Magasin d’archives – Corte, Sale Armadi. Crédit : Roberto Cortese

Communiquer les archives, une tradition turinoise

Notre échange aborde ensuite la question de la communication des archives : l’importance qui lui est apportée dans notre métier est bien entendu partagée entre archivistes d’un côté et de l’autre des Alpes. Nos outils sont identiques : l’accompagnement des chercheurs, l’accueil de scolaires, le développement du site internet, les ateliers pratiques… tout est fait pour donner accès aux archives au plus grand nombre.

Cette médiation n’aurait cependant pas pu se faire à Turin, sans l’aide de l’Association des amis des Archives d’État de Turin. Depuis 2007, cette association gère la coopération entre les Archives d’État de Turin et la Fondation privée Compagnia di San Paolo. Par les financements annuels significatifs de cette dernière, l’association peut réaliser les actions prévues le cadre du projet de « La maintenance de la mémoire du Territoire », en coopération avec l’institution publique. Cela se traduit notamment par l’acquisition d’un scanner de taille remarquable, offert aux Archives d’État de Turin, et la refonte du Site internet en 2011 (https://archiviodistatotorino.beniculturali.it/).

Les archives doivent toujours pouvoir être accessibles au plus grand nombre, mais pour Daniela et Luisa, ce travail doit s’accompagner d’une médiation, pour aider aussi les lecteurs à mieux comprendre les sources qu’il consulte.

Cette volonté de communiquer à un large public fut présente dès la construction de ce palais. Des pièces étaient en effet dévolues à la création d’un « Musée historique de la Maison de Savoie », qui fut pensé et réalisé par l’historien Nicomede Bianchi et l’archiviste Pietro Vayra en 1873, sur commande du gouvernement. Au premier abord, l’idée d’un musée d’archives peut sembler quelque peu saugrenue : une simple succession de documents ne garantissait certainement pas une foule de visiteurs. Mais pour Nicomede Bianchi, la construction de ce « musée » de papier avait pour but de s’adresser au citoyen, en lui inculquant une histoire « guidée » de la nouvelle nation. En effet, la toute jeune Italie était encore secouée par des difficultés, notamment par le manque de cohésion, l’absence d’ « unité nationale ». Le musée rassembla donc des traités, des autographes de princes et hommes illustres, etc. faisant parcourir au visiteur les huit siècles de l’histoire de la Maison de Savoie ; cela devait l’aider à éveiller en lui le sentiment d’unité autour de la dynastie régnante.

Aujourd’hui, ce musée n’a plus sa vocation politique, mais il fait partie de l’histoire des Archives de Turin. D’ailleurs, sa restructuration au cours des années s’est uniquement limitée à « dépoussiérer » les vitrines, en les équipant de boites pour la conservation, de pellicules de protection et d’un meilleur éclairage.

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Musée – Corte, Museo. Crédit : Roberto Cortese

Cet ensemble, qui respecte l’organisation voulue au XIXe siècle, fait toujours partie des visites guidées régulièrement ouvertes au public : ils peuvent y admirer le manuscrit enluminé des Statuts généraux publiés à Chambéry en 1430 par Amédée VIII. Le pendant de ce document est une simple feuille datée du 17 mars 1861 : c’est l’acte par lequel Victor Emmanuel II prend le titre de roi d’Italie. Cet espace si particulier est toujours apprécié par les visiteurs, qui selon les dires des archivistes, disent souvent la phrase suivante « on sent l’Histoire, ici ».

Sentir l’Histoire

J’utiliserais cette phrase en conclusion, mais quelque peu détournée… Lorsque j’interviens dans mes collectivités, généralement je dois extraire du grenier et de la cave des archives oubliées. L’« odeur de l’Histoire » est alors particulièrement présente (avec l’odeur d’humidité, de poussière), surtout si, comme cela m’est arrivé une ou deux fois, les dossiers ont été laissés dans les malles ayant servi à l’évacuation en 39-40 et n’ont été que très peu ressortis par la suite. Rien n’a été modifié, le temps a été figé, nous avons l’impression de sauter les siècles et de nous rapprocher de l’époque de production des documents. Cependant, de par notre travail, il nous faut rompre avec cette sensation, conditionner les dossiers, les ranger dans des locaux aux normes. Et c’est heureux, pour la conservation pérenne des documents, mais j’ai l’impression de perdre alors un peu de cette « odeur de l’Histoire ». Je connaissais très peu l’histoire du Piémont et de Turin, mais en visitant les Archives, en écoutant mes collègues italiennes racontaient le destin de ce Palais, son organisation et les choix actuels de « laisser en l’état » (en appliquant tout de même les normes de conservation), j’ai eu l’impression de traverser les siècles, et d’effectivement « sentir » cette Histoire, et la découvrir peut-être plus aisément par ce biais.

 

 

Publié le 4 janvier 2022
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