Entretien avec Sophie Zénon : être paysage
Sophie Zénon, artiste photographe, créé entre 2015 et 2017 un cycle dédié à son histoire familiale, intimement liée à celle de l'immigration italienne en France pendant l'entre-deux guerres. Pour Entre-Temps, elle revient en deux temps sur l'inscription de ce cycle dans son œuvre qui, depuis plus de vingt ans, travaille à rendre visible notre rapport intime et collectif au passé. Dans ce second épisode est évoquée la manière dont son travail, depuis les archives, cartographie un nouveau paysage, peuplé des visages du passé.
Entre-Temps : Parlons des archives, qui sont à la base de votre travail dans ce cycle.
Sophie Zénon : L’utilisation des archives, de sources iconographiques diverses (photographies, cartes postales, radiographies, dessins, cartes géographiques) est effectivement l’un des traits distinctifs de mon travail, et pas seulement dans ce cycle. Elles sont toujours associées et en dialogue avec des photographies que je réalise. C’est au cœur de mon dispositif. Les archives me fascinent, c’est de la matière première, brute, sans filtre. La rencontre avec elles me bouleverse. Passer d’une carte postale en pied d’un soldat de la première guerre mondiale à son visage agrandi x10 au scanner exerce une fascination et un trouble en dévoilant un regard, une expression. Je voudrais le connaître. Mon atelier est habité d’albums de famille achetés aux Puces peuplés de fantômes !
ET : Comment travaillez-vous avec ces archives ?
SZ : Je me situe dans un respect de l’archive, je ne peux/veux pas lui faire dire n’importe quoi. Ce qui ne m’empêche pas de m’accorder plus ou moins de liberté en fonction de mon propos, dans la manière dont je la mets en scène notamment. Mais au fond on retrouve cette démarche dans l’historiographie. Une même source peut être l’objet d’écritures narratives différentes qui évoluent selon les époques et la sensibilité des historiens. Je peux m’en emparer sans les travailler, ce qui est le cas dans « L’Homme-Paysage (Alexandre) ». Les manipuler – recadrage, découpage, intervention graphique – ce que j’ai fait avec « Dans le miroir des rizières (Maria) ». Je n’invente jamais aucune archive.
ET : Est-ce que quelque chose vous retient de le faire ?
SZ : Sans doute ma formation universitaire en histoire ! Quand je commence un nouveau travail, je procède à la manière d’un historien, avec méthode. Je vais commencer par tout lire sur un sujet, à réunir la documentation. Je travaille d’abord beaucoup à l’atelier. J’imagine un dispositif, réalise de petites maquettes. Puis j’effectue des prises de vues. Quand je suis sur place, le lâcher-prise est essentiel, il faut savoir accueillir la surprise, laisser la place au doute, reconsidérer les positions de départ. Le bon exemple ce sont les autoportraits du volet 2, réalisés dans une ferme rizicole en Italie, je n’avais aucunement l’intention au départ de me mettre en scène. Je jongle en permanence entre la théorie, l’approche scientifique et une approche émotionnelle qui est à mon avis tout sauf scientifique. Je suis constamment tiraillée entre ces deux dimensions.
ET : Pour le volet sur votre père, « L’Homme-Paysage (Alexandre) », quelles photos avez-vous utilisées ? Comment le choix s’est-il opéré ? Vous partez des archives mêmes pour commencer ?
SZ : Complètement. Je suis partie des albums de famille que ma mère a constitués. Ce qui est intéressant dans un album, c’est qu’il est tout autant une source de vérité que de mensonge. Il a ce qui est montré, mais aussi ce qui est omis. Ce qui m’a intéressée, c’est de trouver des indices autour de la jeunesse de mon père et de ma grand-mère. Et là, à ma grande déception – où peut-être tant mieux devrais-je dire – je n’ai pas trouvé grand chose. Je dis tant mieux parce que c’est aussi de ce manque que naît l’impulsion créatrice. Le silence de mon père, le peu de photos rendaient l’enquête propice. Je garde précieusement en moi, comme un aiguillon, cette phrase de l’historienne Sylvie Lindeperg extraite de son ouvrage La voie des images[1]: « Suivre la voie des images, c’est leur redonner l’initiative, prêter attention aux murmures et aux signes labiles dont elles sont dépositaires. Postuler qu’elles reflètent moins l’événement historique qu’elle n’en sont les témoins et en portent les coordonnées. ». L’album de famille est un territoire de fictions ! Qu’y trouve-t-on ? Qu’espérait-on y trouver et qu’on ne trouve pas ? Dans ces albums, ma mère m’a beaucoup amusée pour avoir regroupé en plusieurs doubles pages les décédés. Je ne comprenais pas au départ, je voyais partout des petits bouts de scotch à la place des photos. En fait, au fur et à mesure des décès, elle décollait les photos et les mettait avec les autres décédés, quelque fois qu’ils se seraient ennuyés tous seuls…. Un panthéon des décédés ! Inconsciente ou pas, je trouve touchante sa façon de tisser des liens entre/avec les disparus.
Pour mon père j’ai trouvé :
– une photo de classe en noir et blanc, tirée sur papier, réalisée devant la façade de son école primaire à Bussang, dans les Vosges en 1936. On le voit au deuxième rang en partant du haut, 5ème en partant de la gauche, avec un uniforme noir, un grand col blanc et un petit béret sur la tête
– une photo d’identité, dégrafée d’un passeport et qui avait été réalisée en Italie. C’était un passeport d’immigration et le visage est pris de profil. On y voit très nettement un tampon, Passaporto per l’estero (passeport pour l’étranger).
– une unique photo de lui et de ses parents, prise en 1928. Il a deux ans et est juché sur une chaise, encadré par ses parents.
Pour ma grand-mère : un portrait réalisé en studio cette fois, en noir et blanc toujours, datant de 1933, peu avant son départ pour la France. Elle nous regarde légèrement de trois quart mais on a la sensation qu’elle nous regarde sans nous voir. C’est étrange ce regard qui vous dépasse, ne sachant pas si la personne est dans le présent, dans le futur, s’il y a une nostalgie ou si elle se projette dans l’avenir. Cette photo mélancolique est devenue une image iconique.
ET : À partir de là vous décidez de déplacer ces photos, de les mettre en scène, dans la nature, dans la forêt en fait ?
SZ : Oui. Au Théâtre du Peuple à Bussang, théâtre en bois dont me parlait beaucoup mon père avec sa scène ouverte directement sur la forêt, je vois la pièce « Littoral » de Wajdi Mouawad. Le personnage principal ramène sur son dos le corps de son père, enveloppé dans un linceul, au Liban, sa terre natale, après un voyage épique. J’ai été très remuée. Mon intention n’a pas été de revenir sur les traces précises de mon père. Ce dont il me parlait souvent, c’était de son enfance dans les Vosges, de la magie des grandes forêts vosgiennes. Cela semble avoir été la seule période heureuse de sa vie, malgré la xénophobie, les tensions sociales et politiques qui n’avait pas échappé à l’enfant, puis à l’adolescent, dans ce contexte brûlant de l’entre-deux guerres. J’avais envie de parler de mon père sous cet angle. Je me suis emparée de cette photo d’identité qui déjà me posait pas mal de questions, un profil sur un passeport d’identité. Aujourd’hui, on a le visage de face, on nous demande de ne pas sourire. Ce portrait me rappelait la méthode Bertillon, le fondateur en 1882 du premier laboratoire de police d’identification criminelle et le créateur de l’anthropométrie judiciaire.
J’ai imprimé la photo sur une plaque de Plexiglas de plus d’un mètre pour pouvoir la mettre en scène en forêt et la photographier in situ. J’ai demandé conseil à un naturaliste pour m’aider à trouver des forêts « sauvages », retrouver cette magie dont me parlait mon père. En arpentant plusieurs espaces différents, j’ai pu choisir là où construire mes installations. Pour moi ce travail d’installation des plaques in situ, du déplacement du corps dans l’espace sont très importants. C’est un travail de méditation, de contemplation. Quand je prends ces photos dans la forêt je suis à plat ventre, au contact du sol.
Je faisais ces photos soit le matin très tôt, soit tard en fin d’après-midi quand le soleil n’apparaissait pas. Avez-vous remarqué, quand vous êtes en forêt un jour ensoleillé, vous ne voyez rien, tant les jeux de lumière et de contraste sont nombreux ? Dans la journée, j’attendais patiemment le coucher du soleil, je ne faisais rien d’autre qu’observer la nature. Et c’est alors que c’est devenu intéressant. J’ai commencé à observer le jeu du soleil sur la plaque, les jeux de reflets, de transparence. Le vent, les feuilles sur la plaque commençaient à animer d’une certaine manière le visage. Et je me suis dit : il est là le travail et non pas mes photographies des installations. J’ai alors re-photographié le visage avec mon téléphone, l’outil avec lequel on photographie nos familles aujourd’hui ! J’ai réalisé des cadrages du visage de profil en gros plans, changeant la plaque d’endroit, en prenant soin de garder présent et visible le tampon du passeport d’immigration. Mettre en avant tant la dimension politique que poétique de ce volet était fondamental.
ET : D’où le titre « L’Homme-Paysage ».
SZ : C’est ça. Comme dans un palimpseste, troncs, feuilles d’arbres s’entremêlent aux lignes du visage, dans un subtil jeu de transparences, de reflets d’ombres et de lumières. Le corps devient un lieu de passage, un univers en interaction avec l’espace et l’environnement. Dans une vidéo de 3 minutes, l’expressivité du visage, superposé au feuillage mouvant au vent, est accentuée.
ET : D’où la nécessité après, pour l’installation cette fois en musée, de ramener la nature dans le musée, puisque vous avez proposé une installation avec une sorte de petite forêt reconstituée.
SZ : Ramener la nature dans le musée, mais aussi évoquer les premières photos faites de l’installation. Je les trouve tellement moins fortes que la série des gros plans sur le visage. Quel intérêt à exposer désormais ces photos ? Est-ce qu’il ne serait pas plus intelligent de faire une installation comme je l’ai faite dans la forêt et qui permettrait au visiteur de comprendre les étapes par lesquelles je suis passée ?
ET : Montrer directement en fait, plutôt que les photos, le processus créatif.
SZ : Oui, les plaques qui ont servi sont mises en scène, on comprend ainsi que c’est un travail fait in situ et non pas dans un atelier. Le corps y est présent, je me mets en scène dans ce premier volet de façon invisible, derrière la caméra.
ET : Comment est-ce qu’on passe ensuite au deuxième volet, sur votre grand-mère ?
SZ : On remonte dans le temps, à la jeunesse de ma grand-mère dans les rizières, avant son départ d’Italie pour la France en 1933. Et l’on touche à la mythologie familiale ! J’avais toujours entendu parler de ces femmes des rizières, de ces fameuses mondine, sans savoir qui elles étaient. Avec ce volet, l’histoire intime rejoint l’histoire collective.
ET : Et notamment du point de vue de la documentation ?
SZ : Oui. Pour le volet autour de mon père, je me suis limitée à des photos issues de l’album familial. Ici la découverte d’archives dans une ferme rizicole m’a donné envie d’aller plus loin et de rattacher l’histoire de ma grand-mère à cette histoire des femmes des rizières qui ont porté les premières révoltes de mouvements ouvriers, au début du XXe siècle. Réintégrer ma grand-mère dans cette histoire m’a passionnée.
ET : Comment se passe justement la découverte de ces archives ?
SZ : J’avais fait un voyage de repérage en juillet 2015 dans les rizières avec ma sœur et ma nièce. Ma grand-mère nous avait à peine parlé de cette histoire, je ne savais pas dans quelle ferme elle avait travaillé. Là aussi, lecture, documentation, visionnage du film Riz amer avec Silvana Mangano tourné en 1947 qui, sous couvert d’une histoire d’amour et de vol de bijou, donne le contexte de vie et de travail de ces femmes, extrêmement difficile. Dans la région de Vercelli, je prends contact avec des propriétaires d’une ferme toujours en activité aujourd’hui, mais surtout qui ont conservé la mémoire des mondine. Imaginez une ferme immense de briques rouges, qui ressemble à une caserne militaire, une architecture typique de la plaine du Pô, rectangulaire avec une cour intérieure où séchait le riz. Au loin, le dortoir des femmes, posé au milieu de l’eau comme une île. Elles arrivaient au printemps par wagons entiers et venaient s’installer pour trois mois. Il y avait 200 à 300 femmes dans ces dortoirs, avec des lits les uns à côté des autres. Les propriétaires ont eu la brillante idée d’en faire non pas un musée, mais un conservatoire. Les anciennes ouvrières viennent apporter régulièrement des vêtements, des objets, des photographies, des revues, ces romans-photos des années 1940-50 avec en couverture des couples s’embrassant, etc. J’ai trouvé là une quantité impressionnante de photographies d’anciennes femmes des rizières, de toutes les générations, de la fin du XIXe jusqu’au milieu des années 1950, c’est-à-dire la période où la mécanisation est arrivée.
ET : Vous avez alors repris le même processus de mise en scène, en replaçant le portrait de votre grand-mère in situ, mais cette fois dans un espace déjà chargé d’histoire, qui différait beaucoup de la forêt vosgienne.
SZ : De nouveau, j’ai imprimé la photo sur une plaque de Plexiglas, et chaque pièce de la ferme a été investie comme une petite scène de théâtre. J’y ai imaginé des saynètes oniriques. J’ai mis en scène ma grand-mère. Mais au bout d’un moment, je me suis dit que ça n’allait pas, j’avais l’impression de mettre une relique sur une autre relique, une mise en abîme mortifère. Je me suis alors mise en scène avec elle, en instaurant un dialogue, un jeu, une complicité. C’est moi ici qui suis spectrale. Dans toutes les photos je suis floue, vibrée, en contours. Je voulais cette légèreté du dialogue.
Je me suis ensuite emparée des photos trouvées in situ que j’ai manipulées, recadrées, pour faire ressortir aussi bien l’âpreté de ce travail que la fierté de ces femmes de condition modeste, fierté qu’on lit dans leurs regards, dans leurs postures, dans le soin apporté à leurs vêtements. J’ai superposé ces visages à la chaux bleue des murs du dortoir, j’aime cette idée du surgissement des archives au sein de ces murs décrépis.
J’ai aussi travaillé en 2018 à un polyptyque « Méandres », réalisé à partir de cartes anciennes de géographie marouflées sur toile. Je les ai réinvesties avec ces mêmes archives en y ajoutant des interventions au lavis dans des tons gris et vert d’eau, évocation symbolique des alluvions, des sédiments se déposant au fond du lit du fleuve et, par ricochet, les strates de la mémoire, mais aussi sa fragilité et sa dilution.
ET : A l’issue de ce deuxième volet vous vous dites tout de suite qu’il va y avoir encore quelque chose ensuite ?
SZ : J’avais l’intention de créer un volet sur la Normandie, puisque mes parents et mes grands-parents y sont arrivés et installés, mais je ne savais pas encore quoi. À la suite du décès de ma mère en janvier 2017, nous avons, ma sœur, mon frère et moi, dû nous résoudre à vendre la maison familiale construite par mon père, les plans dessinés par ma mère. C’était une maison construite dans les années 1970, très moderne pour l’époque, de plain-pied avec une architecture assez contemporaine. Vider cette maison a été une plongée vertigineuse dans le passé en même temps qu’une chasse au trésor. J’ai retrouvé notamment mes petites boîtes jaune Kodak et l’appareil de projection de diapositives. Ces boîtes contenaient des diapositives Ektachrome que je prenais dans les années 1980 à chaque fois qu’on allait en vacances avec mes parents, en Italie voir la famille, des vues du lac Majeur, la région natale de mes grands-parents ; mais une photo aussi de mes parents assis sur le rebord d’une fontaine dans la ville de Saint-Étienne-du-Rouvray. C’est la ville où j’ai grandi. Mes parents posent devant de grands ensembles que mon père a construit dans les années 1960. La photo renvoie à ce contexte d’expansion des grands ensembles.
En les découvrant, je n’avais encore aucune idée de ce que je pourrai en faire. Le jour où les déménageurs sont venus, j’étais seule. Je me suis retrouvée le soir dans une maison totalement vide, les traces des meubles sur les murs. J’ai alors en un instant imaginé la projection de mes diapositives sur ces mêmes murs, et la réalisation d’autoportraits dans chaque pièce.
J’ai réalisé ce volet « Enfance » le lendemain en une seule journée, le 6 octobre 2017. Une fulgurance. Un adieu à la maison mais aussi à l’enfance et à l’adolescence. Je me suis alors dis : quelle chance de transformer ce chagrin par un acte créatif ! Dans ce troisième volet j’assume d’être visible, cette fois, d’être une « Femme-paysage ».
ET : Du coup vous prenez cette maison en photo en vous mettant en scène et vous quittez la maison pour l’exposer ailleurs, avec vous.
SZ : Je n’ai mis la série en ligne sur mon site que cette année. Le polyptyque de L’Homme- Paysage (Alexandre) a été acquis par la BnF pour ses collections permanentes. La série sur ma grand-mère, soutenue par la Fondation des Treilles, a été beaucoup vue. Ces photos ont été par exemple, montrées au salon Paris-Photo au Grand-Palais en 2017, dans le cadre d’un solo show organisé par ma galerie Thessa Herold. Les réactions du public y ont été nombreuses et les échanges passionnants. Mais ce troisième volet je l’ai montré une seule fois en Bretagne en 2019, alors que paradoxalement, je trouve que plastiquement, c’est le plus fort des trois. Je ne suis peut-être pas prête.
Exposer c’est avant tout s’exposer, c’est-à-dire prendre le risque de montrer, de se dévoiler, mais c’est aussi partager. Il n’y a aucun sens pour moi à être une artiste s’il n’y a pas ce partage. Et j’accorde autant d’importance à la conception, à la mise en œuvre de mon travail qu’à la manière de le montrer. Le dispositif général est fondamental. Ce dernier volet demande à vivre. Mon prochain défi sera de faire un livre de l’ensemble de mon travail, de la Mongolie à ce dernier cycle familial, en passant sur par mes travaux sur la mémoire du paysage. Tout me paraît fluide à présent, il y a matière à tisser, à instaurer ce dialogue avec les morts.
ET : Votre travail se poursuit, mais le cycle lui-même est-il clos ?
SZ : Provisoirement. Je n’arrive pas à répondre à cette question. Il tient comme ça pour l’instant. S’agissant de l’histoire de mon père, je me suis aussi demandé pourquoi je n’irais pas voir les communautés d’Italiens dans les Vosges pour continuer à nourrir le travail, entre documentaire et fiction. J’ai aussi réalisé en 2018 des vidéos dans les rizières que je n’ai pas encore montées. Par exemple, je suis allé filmer une des dernières mondine, la scène est magnifique. La femme pose entre ciel et terre, assise sur un tabouret fiché dans un monticule de terre, celle d’une digue permettant d’aller d’un champ inondé à un autre. Elle nous regarde face caméra, sans bouger, pendant trois minutes. Tout est dit. On imagine dans son regard et dans ses mains le poids du labeur, mais aussi les histoires vécues. On ressent la puissance des éléments. Le vent tord les roseaux, dessine des vaguelettes sur l’eau. Je me suis aussi filmée, avec l’aide de mon compagnon, dans la ferme en train de jouer avec plaques. J’ai un matériau incroyable, il faut juste que je trouve le temps et surtout l’énergie pour m’y plonger. Travailler sur ses propres fantômes épuise.
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[1] Sylvie Lindeperg, La voie des images : quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Éditions Verdier, 2013, p. 11.