Créer

Temporalités d'une oeuvre inachevée

Comment retracer la vie d'un tableau ? Peut-on déplier et distinguer les strates du temps qui s'y superposent ? En s'arrêtant sur une oeuvre inachevée, restée comme suspendue à l'histoire, l'éditrice Livia Foraison propose une réflexion sur le processus de création à partir du travail de sa sœur, Héloïse Foraison, architecte et artiste plasticienne.

De fines baguettes en bois clair encadrent une toile de film plastique. Lacérée par endroits, tantôt souple, tantôt rigidifiée par un mélange de colle et de peinture apposé en coulures sur la surface, celle-ci pend, froissée. Sa transparence première a disparu. Elle a été tachée, salie. À l’encre noire d’abord qui, telle l’eau boueuse sur une vitre, l’a maculée de petites projections et dont deux sinistres filets s’écoulent sur toute la longueur, traversant l’œuvre de part en part. L’ensemble a ensuite été recouvert de colle, jusqu’à former un corps complètement opaque sur certaines parties : un amas de matière viscérale. Sur le côté gauche, des cheveux de colle s’amoncellent en touffes sanguinolentes saturées de peinture noire et blanche. La toile tailladée forme une chair scarifiée, incurable, presque putréfiée. À droite, le traitement diffère. C’est le squelette, la cage thoracique peut-être, dont les os disloqués s’entassent en une pile déstructurée. Un ossuaire se dresse devant nous, rouge également, de la couleur de la mort. Au centre, une tache blanche attire le regard, bref moment de répit dans cette œuvre-charnier.

Fig. 1 : Sans titre, 76 cm x 142 cm, 2017.

Cette toile inachevée (Sans titre) date de 2017, deux ans après les prises d’otages et les attentats de 2015 qui firent, à Paris, 130 morts et des centaines de blessés, de tout âge. Parmi les différents quartiers ciblés par ces attaques, le 11e et le 10e arrondissements furent particulièrement touchés. Ce fut d’abord la fusillade contre la rédaction de Charlie Hebdo en début d’année, puis la prise d’otages du Bataclan et les coups de feu de la rue Bichat, de la rue de la Fontaine-au-roi, du boulevard Voltaire et de la rue de Charonne, quelques mois plus tard. Le Petit Cambodge, Le Carillon, La Bonne Bière, La Casa Nostra, La Belle Équipe et le Comptoir Voltaire, six établissements très animés et fréquentés par les habitants du Nord-Est parisien, devinrent le temps d’une chaude soirée d’automne le théâtre d’un carnage. Dès le lendemain, puis pendant des mois, des milliers de personnes vinrent se recueillir et déposer des gerbes, des dessins, des objets divers et variés sur les lieux de l’hécatombe et sur la place de la République. Longtemps, il fut impossible de se promener dans le quartier sans que le souvenir de cette soirée ne surgisse, ravivé par les mémoriaux qui rendaient hommage aux victimes.

L’artiste, Héloïse Foraison, vit à Belleville, à moins de dix minutes à pied de trois des établissements victimes des attentats. Quand on connaît ce détail, on ne peut guère contempler l’œuvre sans penser aux événements survenus quelques mois plus tôt et sans être pressé de faire un rapprochement avec cet épisode tragique. Il faut pourtant se garder d’assimiler trop hâtivement l’objet pictural quel qu’il soit et la donnée historique. Si l’on tâche d’en relever certaines traces dans chaque création, il est nécessaire avant tout de comprendre comment celle-là s’y grave avant de disparaître sous d’autres sédiments pour réapparaître transfigurée. Certes les dates concordent, certes cette œuvre lacérée, meurtrie, à vif, renvoie par certains aspects à une réalité, mais elle est également en retrait de l’immédiateté du fait historique. Pour marquer la toile, celui-ci a dû entrer en résonance avec une recherche plus profonde, pénétrer un processus créatif entamé des années auparavant et épouser les obsessions de l’artiste. Une peinture de cette taille est le fruit de plusieurs années de réflexion et de tâtonnements sur un thème qui a été exploré à maintes reprises, avec différents matériaux, sur de multiples supports de tailles variées ; elle ne peut naître qu’après des dizaines de travaux préparatoires qui l’ont lentement annoncée ; elle est faite de bonds en avant et de retours en arrière, ponctués de périodes stériles pendant lesquelles la pensée a décanté en faisant mine d’être passée à autre chose.

Une œuvre d’art est une orchestration. La déchiffrer nécessite de retrouver la tension interne qui lie les différentes composantes et de comprendre comment l’ensemble s’articule. S’il existe parfois une coïncidence entre une actualité et un imaginaire créateur, celle-ci est plus que relative. Pour naître au monde, la toile doit s’affranchir de son contexte, s’extirper de sa réalité étroite jusqu’à ce que l’événement vécu ne soit plus qu’une donnée parmi d’autres du langage plastique, jusqu’à ce que les éléments réels que l’œuvre d’art reflète se fondent en quasi-totalité dans le miroir poétique, ne surgissant de-ci de-là à la surface qu’extrêmement déformés. Sans cette transfiguration du fait historique en objet pictural, une œuvre ne peut subsister au-delà des contingences, car c’est de l’épaisseur du processus créatif et de la richesse des matériaux qui composent la fabrique du peintre que dépend sa permanence.

Sans titre prend tout d’abord place dans une série d’œuvres portant sur le corps mort, en décomposition, sur la chair à nu. L’œuvre fait suite à de nombreux petits formats représentant des cœurs dans un premier temps, puis d’autres parties de l’être humain, ainsi que des cadavres, des squelettes, etc. : un travail figuratif qui a aussi des développements plus abstraits. La toile s’inscrit également dans une recherche picturale de longue haleine sur les matériaux, qui a pour finalité de répondre à des questions concrètes que se pose Héloïse Foraison : par exemple, comment représenter la peau ? Comment rendre à la fois sa transparence et sa matérialité ? Le film alimentaire, omniprésent dans le grand format de 2017, est ainsi apparu comme une solution plastique en 2011. Pensé comme une membrane, il est dès cette période appliqué conjointement avec de la colle, une autre composante essentielle de ce travail répété autour du corps, pour créer plusieurs couches et donner un résultat qui se rapproche visuellement de l’épiderme. Mais en six ans, la route est longue. Si familiers ces matériaux soient-ils devenus à celle qui les emploie, leur utilisation varie inexorablement d’une toile à l’autre. Chaque tableau est l’occasion d’explorations inédites. Il s’agit de reconsidérer l’ordre d’exécution, de trouver de nouveaux équilibres, de réfléchir à une nouvelle gestuelle à instaurer. Chaque œuvre est à la fois l’aboutissement des travaux précédents et un recommencement.

Fig. 2 : Pied, 10 cm x 5 cm, 2015.

Tout tableau est par ailleurs sous-tendu par un ensemble de références visuelles. Pour Sans titre de 2017, il s’agit en premier lieu d’un vocabulaire technique et médical. Depuis le XVIe siècle, les planches anatomiques et les écorchés qui exposent, dans de saisissantes mises en scène, les organes et les tissus constitutifs du corps humain sont d’inépuisables sources d’inspiration pour les artistes. En France, les écorchés d’Honoré Fragonard, aujourd’hui conservés pour les plus célèbres d’entre eux à l’école vétérinaire d’Alfort, sont des réalisations fascinantes, à mi-chemin entre la production scientifique et la sculpture. Les pièces les plus réputées de l’anatomiste, le Cavalier, qui représente un homme sur un cheval, le Buste d’homme ou l’Homme à la mandibule, façonnées entre 1765 et 1770, impressionnent par la scénographie macabre dont elles font l’objet.

Mais un artiste est également pétri des tableaux qui l’ont marqué, sa peinture étant la représentation d’un imaginaire à l’œuvre, la formalisation d’un regard. Dans le cas d’Héloïse Foraison, les danses macabres comme celle de l’abbaye de La Chaise-Dieu et autres memento mori de la fin du Moyen Âge sont essentiels pour appréhender le grand format de 2017. Plusieurs petits tableaux réalisés de 2010 à 2018 en témoignent.

Fig. 3 : Danse macabre, La Chaise-Dieu, XVe siècle.
Fig. 4 : La mort et ses pantins, 33 cm x 23 cm, 2018.
Fig. 5 : Danse macabre, 15 cm x 25 cm, 2011.

L’iconographie contemporaine est également une mine d’or pour qui s’intéresse à la condition humaine. Le travail proposé par exemple par Christian Boltanski à la Maison rouge en 2008 dans le cadre de l’exposition « Les archives du cœur », représentatif de cette réflexion sur le caractère inéluctable de la mort, est sans conteste l’un des points de départ de ce cheminement intellectuel et plastique sur la thématique du corps mort qui a conduit à la réalisation de Sans titre. Les pulsations cardiaques diffusées dans la salle d’exposition et la collecte de battements de cœur menée auprès du public pendant près d’un mois ont inspiré les premiers travaux d’Héloïse Foraison sur les organes en 2008.

L’œuvre de 2017 est enfin et surtout travaillée par le motif du « bœuf écorché », omniprésent en histoire de l’art depuis Rembrandt. Le tableau de 1655 avait déjà inspiré un petit format en 2015 : Hommage à Rembrandt. La série de Chaïm Soutine en 1925 sur le thème, de même que les propositions de Marc Chagall en 1947, de Bernard Buffet en 1950 et 1954 et de Francis Bacon en 1954 sont autant de versions de ce motif célèbre que l’œuvre de 2017 décline à son tour, en ne s’inspirant de ces fameux prédécesseurs que pour mieux s’en éloigner.

Fig. 6 : Rembrandt, Le Bœuf écorché, 1655. Photographie de Martin Beek, licence CC BY-NC-ND 2.0.
Fig. 7 : Hommage à Rembrandt, 11 cm x 5 cm, 2015.

Le peintre, qui fait feu de tout bois, doit veiller, tout comme le compositeur avec les instruments, à équilibrer la distribution pour que l’ensemble des matériaux qui figurent dans sa palette participe à créer une forme homogène et entièrement autonome. L’aspect achronique de Sans titre (2017), et plus généralement de toute œuvre d’art, prime donc. Si au début du processus créatif, un artiste a puisé dans la réalité quelques intuitions, la toile, une fois terminée, répond avant tout à une logique interne et possède sa propre temporalité. Elle s’inscrit dans un cheminement intellectuel et une réflexion plastique de longue durée. Elle abonde également en intertextualités, en citations plus ou moins conscientes qu’il s’agit de démêler et regorge de références artistiques tacites. Après des années de recherches et d’explorations en tout genre, l’œuvre d’art n’est achevée que lorsqu’elle a définitivement abandonné l’idée de ressembler au monde et qu’elle se suffit à elle-même grâce à la tension interne qui unit ses différents éléments.

https://www.heloiseforaison.com

Publié le 2 mars 2021
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