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Carlo Ginzburg, le détail et l’abyme

Peut-on deviner le passé comme un philologue devine les textes ? Peut-on lire dans la poussière des traces comme un devin conjecture l’avenir ? Ces questions sont à l'origine du dossier consacré aux travaux de Carlo Ginzburg par Muriel Pic dans la revue "Incidence", le mois dernier, dossier qui fera l'objet d'une rencontre à la Maison de la Poésie ce samedi 17 octobre autour des deux termes de son titre : le détail, et l'abyme. Muriel Pic partage pour l'occasion sur Entre-Temps l'introduction du dossier et explore en images le rapprochement qu'y dessine Carlo Ginzburg entre Buster Keaton et Dante.

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Les contributeurs du dossier dialogueront à la Maison de la Poésie samedi 17 octobre à 15h : voir les informations pratiques sur le site de la Maison de la Poésie.

 

Le détail 

Le détail ne peut être compris qu’à travers l’ensemble et l’explication d’un détail présuppose toujours la compréhension de la totalité. Telle est, dans les grandes lignes, la définition de ce que les philologues nomment le cercle herméneutique, méthodologie dont le présent dossier voudrait, à partir des travaux de l’historien Carlo Ginzburg, mesurer la pertinence et l’actualité pour penser vrai et dire juste en sciences humaines.

Le point de départ de l’enquête est une note en bas de page de « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire » (1979), essai de Ginzburg mondialement traduit, qui révolutionna la discipline historique en légitimant une approche conjecturale où le détail, même le plus insignifiant, est potentiellement un indice révélateur. Le manicule pointé sur la note 48 dans la contribution qui ouvre le présent dossier, « Lire dans la poussière. Carlo Ginzburg et l’actualité de la philologie », outre qu’il met sciemment en abyme son propos et sa démarche, entend discuter et définir la place de la philologie dans la méthode conjecturale (ou divinatoire) chez Ginzburg, et, plus largement, chez un ensemble d’auteurs qui lui sont familiers (notamment Aby Warburg, Siegfried Kracauer, Antonio Gramsci, Walter Benjamin, mais il ne sera question dans le texte présenté ici que des deux derniers). Il s’agit d’une recherche en cours, dont une première version a paru en octobre 2018 dans la revue Psiche sous le titre « Indovinare il passato. A propositto di una lettura di Carlo Ginzburg[1] (Deviner le passé. À propos d’une lecture de Carlo Ginzburg) ». Après avoir lu mon essai, Ginzburg me confirma ne pas avoir oublié la note 48 : elle lui avait probablement coûté l’amitié du grand philologue marxiste Sebastiano Timpanaro (1923-2000), qui fut une référence capitale dans sa formation intellectuelle. Leur correspondance, dont l’historien a publié en 2005, sous le titre « Lettres à propos de Freud », un choix de onze lettres (1971-1995) dans un volume d’hommage au philologue[2], restitue la discussion épistémologique remarquable qui sous-tend la note 48. Nous publions aujourd’hui ces lettres (quatre de Timpanaro, sept de Ginzburg) dans une traduction de Martin Rueff, annotée par ce dernier et moi-même, précédées de la note éditoriale d’origine de Ginzburg.

Timpanaro est une figure singulière dans le paysage intellectuel italien. À commencer par le fait que, malgré sa renommée et l’importance de ses travaux, il n’a jamais eu de poste à l’université ou dans une quelconque haute école. Il travaillait comme correcteur chez un éditeur florentin, La Nuova Italia, ce qui a toujours rendu sa situation matérielle précaire. Fils d’un intellectuel sicilien engagé, exégète de Galilée, et d’une spécialiste de Proclus et Phytagore, Timpanaro a étudié la philologie classique à l’université de Florence pendant la Seconde guerre mondiale sous la direction du maître en la matière, Giorgio Pasquali[3]. Homme du détail capable de penser en grand, il est une figure d’autorité pour une génération qui veut échapper à l’historicisme dominant, et cherche pour cela un refuge dans la philologie. Au sein de cette discipline, il est d’abord le spécialiste de Giacomo Leopardi, et apporta la preuve en 1966 que trois esquisses du poème L’Infinito, publiées en 1940, étaient des faux. Pour cela, Timpanaro appliqua une technique rigoureuse, dont il avait fait auparavant l’histoire dans son ouvrage désormais classique pour les philologues, La Genèse de la méthode de Lachmann (1963), le seul opus paru à l’heure actuelle en français (Les Belles Lettres, 2016). Mais le philologue est aussi un intellectuel engagé dans la gauche marxiste italienne au sein du Parti socialiste et du Parti socialiste italien de l’unité prolétarienne. Son engagement militant s’est traduit par une réflexion théorique sur les fondements du marxisme, dont l’ouvrage de 1970, Sur le matérialisme, est l’un des points d’orgue. La première lettre de Ginzburg porte sur cet ouvrage et ouvre une discussion de premier ordre sur l’approche matérialiste de la connaissance. Pour Timpanaro, cette dernière est nécessairement fondée sur le détail et le particulier, mais doit prendre garde de ne pas se perdre dans les explications individualisantes que propose la psychanalyse. Cette dernière, fléau du XXe siècle pour le philologue, relève moins à ses yeux de la science que de la magie.

L’attaque de Timpanaro à l’égard de Freud est aussi féroce dans son œuvre que dans ses lettres, d’autant que Ginzburg s’oppose à ses arguments, estimant que la psychanalyse concourt à une approche matérialiste de la connaissance en vertu de son attention au détail insignifiant et dans le cadre d’un paradigme indiciaire qu’il défendra dans « Traces ». Les échanges avec Timpanaro constituent donc l’un des prémisses de l’essai de 1979, tout comme la réponse du philologue à Ginzburg annonce quelques-unes des plus belles et des plus virulentes pages de Le Lapsus freudien, psychanalyse et technique textuelle (1975). Dans cet ouvrage important, Timpanaro remet brillamment en question du point de vue philologique la pertinence de la découverte freudienne du lapsus psychique. La suite de la correspondance va se nouer autour de cet ouvrage au cours de l’année 1975, le philologue précisant d’ailleurs dans les remerciements du Lapsus freudien que Ginzburg a encouragé la rédaction de l’ouvrage malgré les divergences de leurs points de vue. L’échange épistolaire va finalement tourner court après la parution de « Traces », hormis quelques reprises sporadiques, qui ne retrouvent pas la fermeté de ton et d’argumentation des années antérieures. À l’occasion d’une lettre du 23 avril 1985, Ginzburg fait remarquer à Timpanaro son silence sur l’essai de 1979, non sans préciser à Timpanaro qu’il est pourtant donné comme un interlocuteur implicite de sa réflexion dans une note qui mentionne son ouvrage sur Freud, la note 48 que voici :

« Le conjector est le devin. Ici et ailleurs je reprends quelques observations de S. Timpanaro, Il lapsus freudiano. Psicanalisi e critica testuale, Florence, 1974, mais en renversant pour ainsi dire le sens. Brièvement (et en simplifiant), alors que pour Timpanaro, la psychanalyse est à rejeter parce qu’intrinsèquement proche de la magie, je cherche à démontrer que non seulement la psychanalyse, mais aussi la majeure partie de ce que l’on appelle les sciences humaines, s’inspirent d’une épistémologie de type divinatoire (sur les implications de cette thèse, voir la dernière partie de l’essai). Timpanaro avait déjà mentionné les explications individualisantes de la magie et les caractéristiques individualisantes de deux sciences comme la médecine et la philologie dans Il lapsus, op. cit., p. 71-72. »

Le lecteur aura donc compris que cet ensemble épistolaire est un document inestimable pour penser les frontières entre ratio positiviste et rationalité divinatoire, matérialisme historique et science du concret. Ils donnent aussi un autre éclairage sur la polémique de Ginzburg avec Hayden White et les tenants du new historicism et de la metahistory, dont il refuse les conséquences relativistes découlant d’une approche déconstructionniste (rhétorique, poétique) du discours historique. La question du matérialisme, dans son rapport à différents régimes de rationalité, offre un autre accès épistémologique et politique aux relations entre science et fiction, qui occupent le devant de la scène depuis plusieurs décennies, avec l’éviction de l’historiographie au profit du récit historique, mentionnée à l’instant, mais aussi en raison des conflits entre histoire et mémoire, de la mise en doute de la fiabilité des sources par la prise en considération du traumatisme individuel et collectif, et de l’émergence d’une poétique du témoignage dans la littérature.

L’article inédit en français que Ginzburg présente pour clore ce dossier, traduit par Pierre-Antoine Fabre, prend justement en considération ces questions relatives au partage entre le vrai et le faux. Le texte porte sur la stratégie littéraire et picturale de la « mise en abyme », dont Ginzburg trouve les racines dans l’interprétation figurative (on se souvient de l’analyse philologique par Erich Auerbach de la notion de Figura), et poursuit l’analyse vers la technique du décadrage cinématographique. Ce parcours, qui passe aussi par Dante et Proust, permet à l’historien de prouver historiquement et philologiquement la pertinence de la mise en abyme comme outil interprétatif pour les sciences humaines. Cet essai, « Mise en abyme. Un recadrage », donne à l’ensemble une puissance fractale : entre la partie et le tout, une analogie formelle montre un fragment de vérité et rend compte d’une herméneutique. Pour les philologues, on l’a dit, il s’agit du cercle dans lequel est pris tout procès cognitif qui cherche à rendre lisible la vérité d’un texte, son origine et sa signification. Pour Ginzburg (et quelques autres, donc), il s’agit d’une méthode qui défie les fictionnalisations politiques et historiographiques (et on ne s’étonne pas de l’intérêt critique récent de l’historien pour les Fake News) en trouvant une vérité concrète dans le rapport du détail et de l’abyme. C’est de cette philologie élargie ou philologie vivante, pour reprendre une expression d’Antonio Gramsci, dont le présent dossier propose de rendre compte.

Muriel Pic, Introduction, « Carlo Ginzburg, le détail et l’abyme », dans Incidence n°15, Vérité, fiction. Faire vrai, dire juste, dir. Bernard Vouilloux, septembre 2020.p. 266[4].

 

L’abyme

Dans l’article qu’il donne pour le dossier, Carlo Ginzburg s’intéresse à la mise en abyme de Dante à Buster Keaton, en rapprochant l’image d’un manuscrit de La Divine comédie avec une séquence du film Sherlock Junior (1924) : « Buster, le cameraman, s’endort dès qu’il commence à regarder un film. Il commence à rêver  ; et dans son rêve il tente d’entrer dans le film qu’il était en train de voir ; […] Pour nous résumer : un film inachevé encadré par un autre film, encadré par un rêve, encadré par le film qu’il était en train de voir. Une série de mises en abyme. L’image du double de Buster quittant son corps endormi évoque indéniablement le double de Dante quittant son corps tel que le dépeint la miniature de Priamo della Quercia »

 

[1] Muriel Pic, « Indovinare il passato. A proposito di una lettura di Carlo Ginzburg », trad. Aurore Gentile, Psiche. Rivista di cultura psichoanalitica, 2/2018 (novembre), Une sapere conjecturale ?, pp. 339-360.

[2] Carlo Ginzburg/Sebastiano Timpanaro, Lettere intorno a Freud (1971-1995) (con una nota di C. G.), in Sebastiano Timpanaro  nella cultura  del secondo Novecento, ed. by Enrico  Ghidetti and Alessandro Pagnini,  Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2005, pp. 317-45.

[3] Je paraphrase en traduisant quelques lignes de Perry Anderson, « Philologist extraordinary. Sebastiano Timpanaro », Spectrum, London/New York, Verso, 2005, p. 188-209.

[4] Contenu du dossier « Carlo Ginzburg, le détail et l’abyme » : Muriel Pic, « Lire dans la poussière. Sur l’actualité de la philologie à partir d’une note de lecture de Carlo Ginzburg », pp. 269-306, suivi de la trad. (par Martin Rueff, annotée avec Muriel Pic) de « Correspondance autour de Freud (1971-1995) », pp. 307-348 ; et « Carlo Ginzburg, « La mise en abyme. Un recadrage » (trad. Pierre-Antoine Fabre), pp. 348-367.

 

Publié le 13 octobre 2020
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