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Roger Tallon, Archives en Mouvement (1)

En novembre 2018, à l’occasion de l’ouverture de son nouveau parcours d’exposition, le Musée des Arts décoratifs de Paris collabore avec l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne et l’École Cantonale d’Art de Lausanne pour présenter le fonds d’archives Roger Tallon en réalité virtuelle. Roger Tallon est une figure majeure du design industriel français, l’installation prend place dans la salle du musée qui lui est dédiée. Elise Migraine, étudiante de master au sein du centre de recherche en charge du projet, raconte, pour Entre-Temps, la réalisation de ce parcours de réalité virtuelle dans les archives, des prémices du projet à sa forme finale. Épisode 1 : le musée et ses archives.

Dans le train Intercité – anciennement Corail – Paris-Le Havre, sur mon ordinateur, je parcours le fonds d’archive Roger Tallon, à la recherche des images de ce même train. C’est lui qui en a dessiné les moindres détails, de la moquette à la forme de la poubelle en passant par la signalétique.

Il n’a pas beaucoup changé ce train.

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Intérieur de voiture 2nde classe non fumeurs. Crédits: Programme Corail, Design Programmes S.A., 1976

Roger Tallon est peu connu. Il a pourtant dessiné bon nombre d’objets de notre quotidien – de nos transports notamment. Et, s’il ne les a pas dessinés, il a sûrement sa part d’influence dans leur design. Il a participé à l’essor de ce corps de métier, si populaire aujourd’hui, qui en était encore au stade du balbutiement dans les années 1960. C’est lui qui a créé la première section design à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD) en 1963. C’est mû par cette volonté de transmission, qui l’avait habité pendant toute sa carrière, qu’il a légué ses archives au Musée des arts décoratifs de Paris.

Ses archives ne sont pas une collection d’œuvres. Ce sont tous ses documents de recherches, ses croquis, ses plans, ses photographies de maquettes, et ses projets avortés. Tout ce qui permet de comprendre les dessous, les ratures de l’objet fini que l’on a devant soi. Ces documents permettent de retracer les influences d’une forme qui peut nous paraitre si simple et évidente – comme ce fameux train Corail – mais qui ne l’était pas au départ.

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Capture d’écran du fonds d’archives Roger Tallon

Je suis, moi aussi, designer. Je pense et je cherche les formes, je tente de comprendre les usages. Mon objet ce ne sont plus les trains qui roulent mais les données qui circulent, je suis designer digital. Si je parcours ce fonds d’archives c’est parce que j’ai été chargée de penser une installation de réalité virtuelle pour la salle d’exposition Roger Tallon au Musée des arts décoratifs de Paris, dans le cadre de mon master à l’EPFL+ECAL lab (laboratoire réunissant l’École Polytechnique de Lausanne et l’École cantonale d’art de Lausanne). C’est la construction de cette installation, à partir de ces archives, qui constitue l’objet de ce témoignage pour Entre-Temps.

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« Roger Tallon, Archives en mouvement – installation de réalité virtuelle ». Crédits : EPFL+ECAL Lab

La réalité virtuelle ce sont des jumelles qui offrent une vision à 360 degrés sur un monde numérique. Elle a souvent pour effet de produire un « wouahou » à double tranchant dans le musée, motivant un public jeune ennuyé des cartels, et crispant l’aristocratie de la culture qui y voit l’entrée du gag technologique dans leur sacrosainte institution. Nous avions l’ambition de se confronter à cette difficulté, afin de réunir les publics, en établissant le potentiel de la réalité virtuelle comme un véritable allié de la médiation culturelle.

Rapidement, nous avons abandonné l’idée de réaliser un film d’animation en 360 degrés ou de reconstituer de toutes pièces un lieu ou un objet que Roger Tallon aurait réalisé. Ces solutions demandent d’importants moyens pour produire une matière spécifique. Cela est mis en place pour de grands fonds d’archives iconiques comme en témoigne le travail réalisé pour l’expérience de réalité virtuelle Modigliani VR : The Ochre Atelier à la Tate Modern en 2017-2018. Les archives avaient été interprétées pour recréer le studio de l’artiste. N’ayant pas accès à de tels moyens de production – et ayant quelques réticences liées au respect de l’historicité associée à cette technologie hautement immersive –  il nous fallait trouver une autre solution : utiliser la base de données des archives. Si les sujets iconiques trouvent des financements pour valoriser leurs archives auprès du public, c’est rarement le cas pour de plus petits fonds, moins connus.

Nous cherchions un concept dont le principe serait adaptable à d’autres fonds. Un projet de recherche avait déjà été amorcé à l’EPFL+ECAL Lab avec la réalisation d’une expérience virtuelle des archives de Vacheron Constantin. Il s’agissait alors de représenter les archives telles quelles, sans avoir à modifier ou à travailler les fichiers de la database d’archives. À nous de le poursuivre.

Je me suis d’abord plongée dans l’univers des archives, la face cachée du musée, le dessous de l’iceberg. Grâce au sésame d’un badge électronique, bip, j’activais les ascenseurs et les escaliers secrets, bip, j’ouvrais les portes sécurisées, et j’empruntais les longs couloirs sombres des sous-sols avec la sensation d’être une enfant dans une chasse au trésor.

Dans la salle d’archives, face aux grandes étagères, face à tous les cartons remplis de croquis de dessins d’images, j’étais témoin de la patience qu’il avait fallu avoir pour répertorier, classer des dizaines de documents, carton par carton. La numérisation des archives, on m’en avait souvent parlé, mais je ne m’étais jamais rendu compte des heures qu’il fallait passer, mains gantées, pour scanner, annoter, légender chacune des images. Tous ces efforts afin de rendre ces archives disponibles.

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La salle d’archives du Musée des Arts décoratifs de Paris Crédits: EPFL+ECAL Lab

Dans leurs cartons, derrière les portes sécurisées, les documents ne peuvent être déballés à toutes les demandes, ni présentés, dans leur intégralité, dans la salle d’exposition. Pour les rendre disponibles à tous, mais aussi pour prévenir de la destruction des originaux, ils sont en cours de numérisation. Comprendre le travail fournit par le musée, tant pour la conservation des œuvres que pour leur accès, renforce le besoin de les valoriser, pas seulement pour un public érudit habitué à la recherche, mais aussi pour un public néophyte, qui se balade dans le parcours d’exposition.

Si, auparavant, je n’étais pas familière des salles d’archives, je l’étais des sites web de documentation en ligne, proposés par la plupart des musées. Ils n’avaient jamais fait naître un élan de curiosité particulier chez moi. Ils proposent de découvrir l’archive numérique à coup de mot-clé. La barre de recherche me demande de mettre en mots ma requête, qui est le plus souvent assez vague. Je ne sais pas ce que je cherche, à tâtons sur un sujet nouveau, j’attends la bienheureuse découverte. Je veux parcourir l’archive, par sérendipité, et – alors que je la découvre seulement – la balade intuitive entre les grandes étagères me semble bien plus propice que la barre de recherche.

Les boites pleines de poussières destinées à rester dans l’ombre attisent davantage ma curiosité et pourtant elles ne me sont pas adressées.

Certes, la représentation d’un document ne peut rivaliser avec la force de l’original et de l’authentique, qui porte la trace du geste créateur. Néanmoins ma curiosité n’émerge pas seulement de cela. C’est toute la mise en scène qui m’a guidée jusqu’aux cartons ; le long couloir, l’attente, l’exclusivité, le lieu, la poussière, le clair-obscur de la salle qui l’ont éveillée. Les archives physiques se caractérisent par l’expérience sensorielle d’un lieu, et par l’indisponibilité et l’exclusivité de celui-ci, c’est cela aussi qui les rend séduisantes pour moi. Ces caractéristiques de l’expérience des archives disparaissent lors de la numérisation. Depuis l’interface, à partir d’un mot-clé, clic, une image apparait sur mon écran. Elle n’a plus d’épaisseur ou de texture, ce n’est plus qu’une surface, en haute définition.

Sur mon écran, il y a aussi dix onglets de vidéos YouTube, une recette de cuisine, ma boîte mail. J’ai vite fait de me déconcentrer et de passer à autre chose. Je pourrais bien y revenir plus tard. Dans l’océan internet déjà saturé d’informations, l’archive numérique est disponible auprès de tous, et à n’importe quel instant, elle n’est plus un pèlerinage. En les réintégrant au cœur du parcours d’exposition, cela permet de leur donner un espace, et une temporalité opportune pour les découvrir. L’archive digitale impalpable, mais interactive se complète avec l’exposition physique, mais statique et pas seulement réservée aux chercheurs.

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Salle Roger Tallon du musée arts decoratif de Paris. Crédits: EPFL+ECAL Lab

 

Le projet de réalité virtuelle des archives Roger Tallon est à retrouver au Musée des Arts décoratifs de Paris.

Publié le 23 juin 2020
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