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Pérégrinations doctorales - Épisode 2 : Prendre la route pour contourner le regard

Que l’on parle de « mission » ou de « terrain », les mots employés pour désigner ces petits ou grands voyages que font les jeunes chercheurs en histoire recouvrent une réalité très diverse, et qu’il faut envisager à de multiples échelles : il y a le train-train presque quotidien de ceux qui sont voisins de leurs fonds, il y a ces allers-retours dans la journée, voire ces deux ou trois jours passés dans les Archives Départementales ; et puis il y a ces semaines passées dans une ville étrangère à prendre des photos par milliers ; il y a celles ou ceux, enfin, qui vont aux Archives en vacances – ou en vacances aux Archives… En fonction des lieux, des sujets, des jeunes chercheuses et chercheurs, la pérégrination doctorale est plurielle, dans le temps comme dans l’espace. Cette série invite à raconter, dans un court texte et sur un ton libre, quelques bribes de ces pérégrinations, quelle que soit la forme qu’elles aient pu prendre ou prennent encore au cours de la recherche. Ce peut être le récit d’une rencontre avec un lieu, une personne, un document, d’une trouvaille, révélation ou réflexion particulière au cours d’un voyage, d’une anecdote… seule obligation : illustrer son texte d’au moins une photo, laquelle, bien sûr, peut être (ou non) une photo d’archive. Après Clermont-Ferrand, le deuxième épisode nous conduit à Lancaster.

J’ai tracé autour de ma thèse les contours de différentes images. L’une d’entre elle est celle d’un chemin.

Un chemin sur lequel on avance page à page.

Certaines mènent vers des impasses, une berge, un quai, une falaise. On trouve un mur, on y observe les lézardes, parfois pendant longtemps, et puis on se décide à faire demi-tour. D’autres mènent à des croisements, parfois inquiétants. Certaines directions interdisent de faire marche arrière. Si la route est pavée de plantes vivaces, elles ont tendance à se propager à toute allure. Tourner la tête vers l’endroit d’où l’on vient c’est découvrir un buisson de ronces épineuses qui empêchent de rebrousser chemin. Au risque de se faire envahir, il faut se dépêcher, ne pas s’attarder trop longtemps en bordure, chercher la clairière la plus proche. Chercher de l’espace, pour que les idées circulent, qu’elles puissent sédimenter dans la mémoire et que l’une ne vienne pas recouvrir la précédente à la manière d’un lierre rampant. De cet endroit-là on peut explorer les environs et y dresser une carte ou un plan pour se diriger jusque dans les talus ou les sillons les plus exigus, prendre son temps, y établir domicile.

Sur ce chemin, il y a comme des barrières douanières.

Sur les premiers kilomètres, ce sont des grands rayonnages de bibliothèques qu’il s’agit d’arpenter. On se munit d’une cote. Ce sont ensuite des cartons qu’il faut identifier, ouvrir, déchiffrer, retranscrire. À la cote s’ajoutent les gants et la mousse. On troque l’encre au vestiaire contre une mallette transparente et un crayon carbone. Un peu plus loin c’est le temps des écrans, des photos, des zooms. Parfois c’est flou. Il existe des itinéraires de substitution, ce sera plus long mais moins coûteux. On part en vacances, souvent, longtemps.

Certains embranchements rebutent.

Ils sont là, bien localisés sur la carte, aucun doute sur leur praticabilité, on sait même à l’avance qu’il y aura pas mal de choses à glaner en chemin. Mais ils sont bien trop goudronnés, ils ne se prêtent pas à l’aventure.

Il y a quelques mois, je ne pouvais plus continuer d’ignorer celui qui était juste devant moi depuis déjà plus de deux ans et sur lequel je n’avais même pas avancé un orteil. Novembre dernier, je m’y engage.

« Lancaster » c’est d’abord – si l’on suit Google – une marque de sacs. C’est aussi la maison de Lancastre, branche de la dynastie Plantagenêt qui donne trois rois à l’Angleterre au XVe siècle : Henri IV, Henri V, Henri VI. Et puis c’est le nom d’une ville, du nord-ouest de l’Angleterre.

Depuis les années 1960, Lancaster a son campus universitaire, à plusieurs kilomètres de la ville historique, celle qui entoure le château médiéval des Lancastre. Pour accéder au campus, en sortant de la gare, il faut prendre l’un des nombreux bus qui affichent l’Université comme terminus. Sur le trajet, après les maisons en pierre du centre-ville, on traverse quelques avenues pavillonnaires puis on emprunte une grosse artère bordée par des grandes pelouses bien vertes – l’herbe est toujours très verte en Angleterre – de laquelle, après quelques kilomètres, on commence à apercevoir les premiers bâtiments en verre de l’Université. À gauche, le complexe sportif. Quelques mètres plus loin, je la vois, la Ruskin Library, la bibliothèque pour laquelle j’ai fait le voyage. Impossible de la louper, elle est complètement isolée, comme posée-là, bien écartée du reste des pavillons universitaires.

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La Ruskin Library de Lancaster (photographies de l’auteur)

Elle a des allures de soucoupe volante, son ponton est comme une grande rampe d’embarquement.

Cela fait plusieurs semaines que j’ai réservé ma place. J’ai déjà échangé des dizaines de mails avec Nick Smith, archiviste en charge des opérations de la bibliothèque. Je lui ai donné mon heure d’arrivée, je sais qu’il s’attend à ce que je passe la porte d’une minute à l’autre. Il m’a écrit la veille au soir pour me dire qu’il avait trouvé les documents que je souhaitais consulter.

J’entre. Il m’accueille, m’invite à déposer mes affaires au sous-sol, dans une salle qui fait office à la fois de vestiaire et d’entrepôt. On y trouve les brochures de toutes les précédentes expositions organisées par la bibliothèque ainsi que des tas de cartes postales. Je reconnais le portrait de John Ruskin sur l’une d’elles. La bibliothèque lui est entièrement dédiée. Les rayonnages hébergent ses archives, sa bibliothèque, ses dessins, une partie de sa collection de photos. J’ai demandé à pouvoir avoir accès aux exemplaires de certains de ses livres, pour y lire ses annotations. Je sais qu’il les annotait au crayon, dans les marges.

Nick m’emmène à la salle de consultation. Elle est coincée entre deux pièces symétriques – tout est symétrique dans cet ovale – où se trouve l’accrochage de l’exposition qui a été inaugurée en septembre, intitulée « Ruskin : Museum of the near future ». Y sont exposés ses croquis, ses diagrammes, certains de ses objets. Dans un coin, je croise le regard d’une femme assise qui griffonne un bout de papier et qui surveille.

Une énorme porte à pousser et je pénètre dans la salle où je vais pouvoir avoir accès aux archives commandées. En un éclair, je comprends pourquoi la bibliothèque avait refusé ma visite au printemps dernier et pourquoi, dans ses mails, Nick avait tant besoin de savoir – très précisément – le nombre de jours et d’heures que je comptais passer à consulter les documents : face au bureau de l’archiviste, on ne compte que deux tables, l’une derrière l’autre, à côté desquelles sont positionnés des chariots chargés d’ouvrages. La bibliothèque ne peut accueillir que deux visiteurs à la fois.

Après avoir salué l’étudiante qui occupe la première table, je m’assois à celle qui m’a été réservée pour les prochains jours. Nick me fournit des gants et un plateau de mousse pour que je puisse disposer les documents et tourner soigneusement leurs pages. Méticulosité que je me dois de respecter, sous l’œil attentif de l’archiviste. Ce regard posé sur mes gestes et mes manières entrave la lecture. Je m’inquiète de ne pas manipuler les ouvrages avec suffisamment de soin. Si, après avoir feuilleté rapidement quelques pages, je me rends compte que ça ne m’intéresse pas vraiment et que je ferais mieux de reposer le livre, je suis prise de scrupules et je me force à continuer ma lecture, distraite par cet œil qui ne cesse de scruter mes mouvements. Ces journées passées dans cette salle confinée sont des épreuves, lointains échos – très lointains bien sûr – du regard du contremaître.

Je dors dans l’une des chambres réservées pour les visiteurs occasionnels de l’Université. Moquette bleu nuit, lumière abrasive, bruit de l’extracteur et odeur de cantine. Pendant trois jours je me contente de faire le trajet quotidien entre cette chambre et ma table de bibliothèque. Le campus n’offre pas vraiment de distractions, le café ferme ses portes à 18h et l’épicerie un peu plus tard. Il y a un bar qui ouvre à partir du jeudi mais le prospectus pour le championnat de beer pong du vendredi soir que j’ai trouvé affiché dans les toilettes a fini par me convaincre qu’il fallait mieux que je passe mon chemin.  Je pourrais aller dans le centre-ville mais j’en ai pour 30 minutes aller et 30 minutes retour en bus et ils se font moins fréquents le soir.

Au bout de trois jours, je prends la décision de réserver une voiture de location pour le lendemain. Au réveil, je prends la route.

Si la Ruskin Library est implantée dans cet étrange bâtiment de Lancaster c’est qu’à quelques dizaines de kilomètres de là, dans ce qu’on appelle le Lake District, se trouve la maison que John Ruskin a occupée durant les dernières années de sa vie, juste à côté de la ville de Coniston. La maison s’appelle Brantwood, il l’a achetée en 1871. Les années suivantes, il y a réalisé tout un tas d’extensions, dont la jolie tourelle en bois qui accroche le regard en arrivant.

Sur la route qui m’y mène, c’est une nouvelle image de chemin qui commence à se dessiner.

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Prendre la route (1)

D’abord des reliefs au loin.

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Prendre la route (2)

Des moutons, beaucoup de moutons.

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Prendre la route (3)

Je me rapproche des hauteurs.

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Prendre la route (4)

Dernier virage, j’aperçois le lac de Coniston.

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Prendre la route (5)

Encore quelques kilomètres au bord du lac et je suis arrivée à Brantwood. Rien à voir avec la maison photographiée sous tous les angles sur le site internet.

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Crédits: visitcumbria.com

 

 

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Crédits: visitcumbria.com

Quelques heures après avoir quitté le campus de l’Université, je m’attendais à trouver un environnement aseptisé, de l’herbe coupée à ras et des routes bien goudronnées. Je suis surprise – émue – par ce rivage inattendu.

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Le rivage

Je pénètre dans la maison, je n’entends personne et puis un vieux monsieur m’accueille, je lui dis que je travaille sur Ruskin, que je viens de France et que j’ai passé les derniers jours à la Ruskin Library. Il me propose d’aller écouter le film d’une quinzaine de minutes qui présente la vie de Ruskin dans une petite salle sombre à côté de l’entrée. Il me dit que le film passe en boucle et qu’un visionnage vient d’être lancé, il m’appellera à l’aide d’une petite cloche une fois que cette session-là sera terminée. « Make yourself at home » finit-il par me dire.

La maison sent le bois et le parquet craque, je suis attirée par un papier peint blanc et bleu, c’est le bureau.

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Contourner le regard (1)

Juste derrière, une reproduction d’un fragment de la fresque du bon gouvernement, par un élève de Ruskin, Charles Fairfax Murray.

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Contourner le regard (2)

Sur le mur, à droite, une affichette sur laquelle sont inscrits les horaires des repas.

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Contourner le regard (3)

À gauche, la vue, celle qu’on voit lorsqu’on est assis à son bureau.

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Contourner le regard (4)

Il n’y a pas un bruit dans la maison. Pour la première fois depuis ces deux années passées à travailler à ses côtés, je rencontre Ruskin.

Je sais que je n’en ai pas le droit mais je tire le fauteuil du bureau et je m’y assois.

Cette fois-ci aucun œil ne m’observe, j’ouvre les tiroirs qui se trouvent devant moi. On ne me dira rien.

Je reste là, assise à son fauteuil, le regard tourné vers la fenêtre, le rivage.

Le son de la petite cloche vient m’extirper de mon songe.

J’abandonne ce fantôme, troublée d’avoir fait enfin sa connaissance.

 

Retrouvez ici le premier épisode des Pérégrinations doctorales : Fermer l’œil à Clermont-Ferrand.

Publié le 9 juin 2020
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