Façonner

La ville privée de communs

La crise que nous traversons actuellement, si exceptionnelle soit-elle, dit peut être et au-delà d'elle-même quelque chose de notre condition urbaine contemporaine. Au croisement de l'histoire, de la géographie et de la pensée politique, Dimitris Fasfalis ébauche pour Entre-Temps un portrait théorique de nos villes privées de communs.

3_3_26_fermeture_du_café_de_[...]Agence_Rol_btv1b531584132_1
« Fermeture du café de la Paix » [Agence Rol]

 

“Paris montre toujours les dents; quand il ne gronde pas, il rit.”

Victor Hugo, Les Misérables, 1862.

 

La ville comme façon d’habiter le monde n’a pas toujours existé. Bien au contraire. La majeure partie de la longue histoire de notre espèce s’est même déroulée en dehors de tout cadre urbain. Le triomphe planétaire de la ville à notre époque cache paradoxalement sa disparition en tant qu’espace commun d’échanges et de relations habité par ceux et celles qui se l’approprient librement, de manière autonome. Les paysages urbains vides de la crise actuelle suggèrent à notre regard, au-delà d’une tonalité apocalyptique nourrie par la peur, l’attente du « retour à la normale ». En prenant pour point de départ ces paysages urbains du vide, il est possible de montrer que leur caractère exceptionnel fait écran aux liens multiples qu’ils partagent avec les traits de l’urbanisation telle qu’elle s’est réalisée depuis le milieu du XXe siècle . Ces images de villes à l’arrêt, de rues désertes et silencieuses, s’insèrent ainsi dans une longue durée de dynamiques profondes au lieu d’être des exceptions dans l’histoire du fait urbain. Faire usage de la crise actuelle comme focale d’analyse non pas des discontinuités mais plutôt de ses continuités avec la géographie et l’expérience de la ville de notre époque : tel est le pari des réflexions sur notre condition urbaine aujourd’hui, situées à l’intersection de la géographie, de l’histoire et de la théorie politique[1].

Dépossession

Notre expérience de la ville aujourd’hui est faite non seulement d’un confinement mais aussi d’une dépossession. La ville comme « commun », telle que définie par David Harvey et d’autres, c’est-à-dire comme espace public fait d’échanges, de relations et de ressources appropriées librement par les habitants de la ville, a actuellement disparu complètement dans l’expérience vécue qu’on peut en avoir[2]. Cette dépossession en cours présente plusieurs traits qui sont autant de corollaires de la géographie de la ville telle qu’elle émerge des « Trente glorieuses ».

La crise pandémique actuelle semble donc avoir porté à leur paroxysme toutes les dynamiques affectant le monde urbain dans le dernier demi-siècle, aboutissant à la naissance d’une nouvelle centralité qu’on serait tenté d’appeler « post-urbaine » : le foyer, la résidence privée de chaque habitant. Le confinement actuel de la moitié de la population mondiale (début avril) matérialise cette existence séparée dans la même ville. Dans cette nouvelle expérience de la ville, l’espace commun n’existe plus : mobilités et flux sont réduits au strict minimum.

L’expérience esthétique de la ville – ses places, ses gares, ses stations de métro, ses monuments emblématiques, ses lieux publics – se fait surtout  par la médiation d’images-écrans. La relation aux autres habitants doit être évitée. Les rapports sociaux  qui structuraient chaque rue, chaque quartier de la ville s’évanouissent, faisant de la ville et de son bâti une coquille vide, sans contenu, sans relations.

Cette ville absente, faite de rues désertes parce que désertées de ses habitants, rappelle le vide public des rues de Paris suite aux attentats terroristes de 2015. Dans les jours suivants ces attentats, au moment de la sidération collective, la ville semblait comme aujourd’hui se dérober littéralement sous nos pieds, ne laissant subsister que l’espace privé de l’appartement ou de la maison comme façon d’habiter le monde. Ce confinement contraint, par la peur, et les paysages qu’il avait produits dans la ville, reviennent aujourd’hui à notre conscience après un oubli.

Le déconfinement aura lieu d’ici quelque temps et nous reviendrons sans doute à une certaine « normalité » que nous connaissions avant la mi-mars. Mais le sentiment de dépossession et de perte d’un commun que nous ressentons tragiquement aujourd’hui est peut-être bien appelé à se pérenniser. Car le commun qu’est la ville comme milieu de vie est détruit de toute part depuis au moins un demi-siècle. C’est peut-être ce sentiment de dépossession qui résonne en nous et qui nous fait aimer la mélancolie des Rolling Stones dans Living In A Ghost Town.

La centralité post-urbaine de l’espace privé du domicile que nous vivons aujourd’hui semble, quant à lui, avoir un bel avenir. Avant même la crise actuelle, le télétravail était une organisation du travail à distance qui avait le vent en poupe. Il a toutes les chances de devenir une nouvelle norme managériale pour intensifier l’exploitation des travailleurs dans le cadre de « la phase cognitive du capitalisme », au moyen du panopticon numérique[3].

Les crises environnementales, comme les pics de pollution aux particules fines en période hivernale que nous avons vécus récemment, de même que les violences croissantes du désordre mondial, y compris celles du terrorisme, risquent fort de nous faire connaître d’autres confinements dans les temps qui viennent. L’expérience de la ville que nous connaissons aujourd’hui, caractérisée par l’absence du commun, semble donc moins exceptionnelle qu’elle pourrait nous paraître au premier regard. Elle risque fort de s’inscrire dans la durée tant le commun qu’est la ville est menacé de toute part et tant les crises s’accumulent et se succèdent sans répit. Marx constatait dans Le Manifeste communiste (1848) que le mode de production capitaliste « ne peut exister sans révolutionner constamment (…) l’ensemble des conditions sociales ». Cela signifie entre autres que les crises que traversent le monde n’ont rien d’une anomalie ; au contraire, elles en sont la norme, comme le soulignent Michael Hardt et Toni Negri dans Empire où le système-monde capitaliste « se définit par la crise[4] ». La répétition de crises nourrit alors la disparition des communs urbains.

Cette dépossession collective vient pourtant de loin. Elle est inscrite dans les logiques de la géographie urbaine du dernier demi-siècle.

Éclatement

Ce quotidien étrange que nous vivons confinés dans nos villes aujourd’hui entre en résonance avec la lente corrosion des communs urbains à l’échelle du monde. Ces villes qui ne ressemblent plus qu’à l’ombre d’elles-mêmes, sans monuments, sans espaces communs, sans centralités multifonctionnelles, sans la diversité de la multitude,  nous ramènent de manière surprenante à notre quotidien étrange dans nos villes confinées, en crise.

Henri Lefebvre est l’un des premiers à s’être intéressé aux processus destructeurs du commun de la ville. En même temps qu’étaient construits de grands ensembles en banlieue dans les années 1950 et 1960 en Europe, les villes connaissaient un processus d’étalement  qui s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui. Au-delà de la banlieue, des zones pavillonnaires et des lotissements matérialisaient l’idéal bourgeois de la maison individuelle et d’une nation de propriétaires. Maison individuelle, automobile, consommation de masse et ségrégation fonctionnelle devinrent ainsi autant de caractères spécifiques d’une nouvelle façon d’habiter la ville qui s’est traduit à la fois par l’étalement de la ville, mais aussi par l’éclatement du commun de la ville.

Ce processus de longue durée est toujours à l’œuvre et se combine avec d’autres processus puissants. Aux aires urbaines métropolitaines polarisant et englobant des régions entières font écho la métropolisation des réseaux urbains et l’intensification des flux qui traversent la ville. La métropolisation participe donc aussi à la destruction des communs urbains. Dans le nouveau paradigme des métropoles, les flux et les mobilités deviennent le nouvel horizon politique du gouvernement de la ville : les capter, les canaliser, les trier, les contrôler, les émettre, les attirer, etc. La ville se veut ainsi un flux continu, intense et massif, d’objets-marchandises, de personnes, de capitaux, de services-marchandises et d’images-écrans. Ces flux matériels et immatériels sont difficilement compatibles avec les ancrages fragiles des sociabilités, les sédimentations symboliques des cultures urbaines et la lenteur flâneuse des habitants dans les communs de la ville. Soit les flux, soit les communs : la ville ne peut appartenir aux deux à la fois.

A l’étalement et la métropolisation s’ajoutent les ségrégations sociales et ethniques qui contribuent fortement à faire éclater le commun de la ville. Paradoxalement, la ville ultra-mobile implique des frontières sociales et ethniques qui font barrière entre les classes et les groupes socioculturels habitant la ville. Hyper-mobilité des uns, sédentarité contrainte des autres : la ségrégation résidentielle des habitants se prolonge dans leurs mobilités au sein de la ville[5]. Cette dernière renvoie donc de moins en moins à des expériences communes et partagées de ses habitants, suivant que l’on est riche ou pauvre, immigré ou non, jeune ou pas, homme ou femme, etc.

Enfin, un quatrième processus rompt symboliquement le commun de la ville : la remise en cause de la monumentalité urbaine. Alors que les statues équestres des monarques, les arcs de triomphe impériaux et les monuments aux morts traduisaient symboliquement le sentiment d’appartenance commun dans les villes, force est de constater aujourd’hui une difficulté de « réinvention de la tradition » monumentale dans les villes. Au lieu d’une telle réinvention, nous assistons le plus souvent à la patrimonialisation et la mise en tourisme de leurs centres historiques. Le folklore kitch, standardisé et jetable de l’industrie touristique cherche à attirer dans les centres anciens les flux touristiques, lissant ainsi les singularités culturelles du patrimoine des villes en autant de « produits » plus ou moins homogènes. Le monde urbain semble donc être orphelin aujourd’hui d’un commun symbolique et affectif, comme s’il ne parvenait plus à afficher un horizon d’attente partagé par ses habitants.

La seule monumentalité que produisent ces villes privées de commun présente un caractère postmoderne : elle est par définition éphémère, elle-même marchandise et marque commerciale à la fois, comme les grands centres commerciaux, les grands magasins IKEA ou bien les gratte-ciels des centres-villes. Ces monuments-marchandises se présentent au regard des habitants sans passé et sans avenir : ils ne véhiculent aucun « champ d’expérience » et ne projettent aucun « horizon d’attente » suivant les catégories de Reinhart Koselleck. Emprisonnés dans le « présentisme » contemporain (François Hartog), ils emprisonnent à leur tour le regard des habitants : le présent marchand est représenté comme une durée sans origine et sans fin, mettant un terme aux différentes articulations du temps passé/présent/avenir des modernités. Les gratte-ciels de verre et d’acier présentent ainsi une transparence qui semble renvoyer tout autant à la plasticité extrême du capitalisme qu’au vide symbolique et idéologique collectif. Villes sans rêves, villes sans horizons partagés, villes fragmentées et marchandises. Les conditions de possibilité de la monumentalité urbaine « classique » ou moderne semblent ainsi avoir disparu.

*

Pour autant, la fin annoncée des communs urbains n’est pas écrite d’avance. Elle n’a rien d’inéluctable. Si le commun qu’est la ville nous a été légué comme construction historique antérieure au capitalisme, sa captation et sa destruction par ce dernier n’empêchent en rien sa réinvention post-capitaliste aujourd’hui sur de nouvelles bases. Le commun de la ville partage donc le destin d’autres communs – comme les retraites ou les services publics – et dépend également des mêmes rapports de force sociaux et politiques.

Les brèches ouvertes par l’événement planétaire de la pandémie que nous vivons aujourd’hui sont en ce sens des brèches dans le champ des possibles. « L’histoire n’est rien que la succession des générations » explique le jeune Marx dans L’Idéologie allemande (1845-1846). Processus ouvert dans lequel la politique prime sur l’histoire, le présent sur le passé. Le « droit à la ville » d’Henri Lefebvre et ses déclinaisons sont un programme politique d’une actualité brûlante, comme a su le montrer David Harvey ainsi que plusieurs collectifs militants contre la gentrification des grandes métropoles du monde.

Pour défendre le commun de la ville qui est menacé aujourd’hui, il serait peut-être utile de s’inspirer aussi de la défense d’autres communs dans le monde. L’anthropologue Philippe Descola propose en ce sens pour les communs de la Terre, comme les fleuves ou les forêts, d’inverser la démarche et de partir non pas du droit de leurs habitants à l’usage libre de ces communs, mais plutôt des communs eux-mêmes afin d’en faire des milieux de vie protégés par le droit. « [C]ontre l’idée que les humains ont pour vocation l’appropriation du monde, des droits conférés à des milieux de vie – et non pas à la nature qui est une abstraction dangereuse, ou à des humains prédateurs – sont des droits dont les humains qui occupent ces milieux dépendent, et ce ne sont plus alors ces humains qui sont la source de ces droits. Cela change complètement la donne, ce sont les humains qui sont appropriés par le milieu de vie, et non plus l’inverse. Cela me semble fondamental si l’on veut aller à l’encontre du mouvement multiséculaire de dévastation de la planète[6].» Les communs urbains prennent dans ce contexte un air de slogan révolutionnaire et d’appel au combat.

[1] L’interprétation proposée dans le présent article est en grande partie inspirée de l’article de l’architecte Jean Harari, « Le capitalisme contre la ville », Contretemps. Revue de critique communiste, no. 44, janvier 2020, p. 8-17. Lui-même situe ses analyses de la ville aujourd’hui dans le sillage des travaux d’Henri Lefebvre, David Harvey et Mike Davis.

[2] « In this way it is possible even to view “the metropolis as a factory for the production of the common.” The human qualities of the city emerge from our practices in the diverse spaces of the city, even as those spaces are subject to enclosure both by private and public state ownership, as well as by social control, appropriation, and countermoves to assert what Henri Lefebvre called “the right to the city” on the part of the inhabitants. Through their daily activities and struggles, individuals and social groups create the social world of the city and, in doing so, create something common as a framework within which we all can dwell. While this culturally creative common cannot be destroyed through use, it can be degraded and banalized through excessive abuse. » David Harvey, “The Future of the Commons”, Radical History Review, no. 109, winter 2011, p. 103-104.

[3] Michael Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, Exils/10-18, 2000.

[4] Ibid., p. 465.

[5] John Urry, « Les systèmes de la mobilité », Cahiers internationaux de sociologie, no. 118, 2005/1, p. 23-35.

[6] « L’Amazonie et les « zones à défendre ». Entretien avec Philippe Descola », Contretemps. Revue de critique communiste, no. 42, juillet 2019, p. 142.

Publié le 4 mai 2020
Tous les contenus de la rubrique "Façonner"