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Le temps de l'image : "Histoire d'un regard" de Mariana Otero

Il y a quelques semaines, on pouvait se rendre au cinéma. On pouvait y voir "Histoire d'un regard" de Mariana Otero. Sous la forme documentaire, le film remonte le fil de la mise en image des photographies de Gilles Caron. C'est le récit d'une d'enquête, menée avec passion et travail, des yeux du photographe vers ceux de la réalisatrice.

Émeutes du Bogside. Août 1969, Irlande du nord, Ulster, Londonderry. Crédits: Fondation Gilles Caron / Clermes

Il était une fois les photographies de Gilles Caron – disparu brutalement à trente ans au Cambodge, en 1970 – redécouvertes par Mariana Otero qui reçoit en cadeau une édition de sa biographie.

L’ « histoire » du titre, c’est le récit embrassé de son émotion, de sa curiosité, de son approche précise du travail de ce photojournaliste qui fut l’un des témoins majeurs de son époque, couvrant, pour les plus grands magazines, la guerre des Six Jours, mai 68, la guerre du Vietnam ou encore le conflit nord-irlandais.

Le « regard », c’est celui de Gilles Caron qu’elle approche en posant le sien sur les 100 000 photographies sous forme de planches-contact scannées dans un disque dur que lui confie sa famille.

« Comme dans mes films précédents, il s’agissait pour moi de comprendre l’autre en me plongeant dans son regard et sa manière de voir le monde. Mais ce qui s’est peut-être modifié au fil de mes réalisations et qui influe de plus en plus sur mon mode de narration, c’est l’envie de mettre en évidence par la mise en scène ce déplacement du regard vers l’autre. Car c’est au fond ce déplacement, ce travail du regard qui me semblent être l’expérience artistique et politique essentielle à faire partager à chacun d’entre nous. C’est pourquoi dans mes films, depuis Histoire d’un secret, je suis de plus en plus présente à l’image ou par la voix. C’est aussi pour cette raison que j’ai eu envie que ma subjectivité et mon enquête sur Caron soient présentes dans le film à travers des scènes et à travers mon récit. Je ne pouvais tout simplement pas imaginer un film qui aurait ignoré mon propre regard cherchant le sien. Et six mois de travail et de côtoiement des images m’ont amenée tout naturellement à m’adresser directement à Gilles Caron et à le tutoyer. » [1]

Si la trajectoire de Gilles Caron l’émeut, c’est aussi qu’il disparaît en laissant derrière lui des images, faibles et fortes présences de son absence, tout comme Clotilde Vautier, peintre et mère de Mariana Otero, qui décède lors d’un avortement clandestin en 1968. Mariana Otero réalise ainsi le film-frère de son Histoire d’un secret (2003). Ce parallélisme des destins, évoqués dans le film, est un point de départ discret qui explique sa première curiosité pour l’œuvre de Gilles Caron.

Le film est ensuite le récit d’une enquête, Mariana Otero nous convie à suivre ses démarches, à observer ses gestes, à comprendre la chronologie de ses hésitations, à témoigner – finalement – du travail à l’œuvre.

Le sérieux des images

Il faut prendre au sérieux les images, puisqu’ils ne restent presque plus qu’elles pour témoigner de l’homme.

« Déchiffrer des images pour révéler au travers d’elles la présence de celui ou de celle qui les avait faites, était une démarche que j’avais déjà explorée dans le film sur ma mère Histoire d’un secret (2003). Ce nouveau film Histoire d’un regard est né de ce même désir: faire revivre un artiste à partir des images qu’il laisse et exclusivement à partir d’elles. »

Histoire d’un regard est un film d’investigation à la première personne. Ce film enseigne à prendre le temps du regard, à questionner les hors-champs, les cadrages. Il interroge la démarche photographique en rappelant son histoire récente avant que n’apparaisse le numérique : l’existence et la matérialité de la pellicule, des objectifs et la temporalité du développement.

« Et puis, très vite la famille a accepté de mettre à ma disposition sous leur forme numérique les 100 000 photos prises par Caron au cours de sa fulgurante carrière. Face à cette quantité gigantesque d’images, j’ai commencé par m’intéresser au reportage d’où est issue la célèbre photo représentant Cohn-Bendit face à un policier en 1968. Je voulais comprendre et reconstituer le trajet de Caron dans les quelques mètres carrés qu’il avait arpentés ce jour-là. C’est à ce moment- là,, pendant le temps de cette recherche, alors que j’avais l’impression d’accompagner le photographe derrière son épaule que le désir du film est devenu évident, impérieux. »

Les clichés reprennent leur ordre de prise de vue, après que la réalisatrice ait partagé ses hésitations, ses questions, se soit reprise dans le puzzle. Elle détecte les mouvements de foule, réintègre la logique des déplacements. Elle déroule les instants qui précède la prise de vue, questionne l’angle de vue, la plongée, la contre-plongée, la juste distance. Les planches-contact façonnent le film du trajet de Gilles Caron.

En se penchant sur les planches-contacts, avec la patience requise à leur remise dans un ordre chronologique, Mariana Otero, sans en avoir l’air, éduque à l’analyse d’image, au temps que chaque image requiert pour être pleinement comprise.

« J’ai commencé le travail de « repérages » en observant les planches-contacts de tous les reportages de Gilles Caron. Je me suis alors rendu compte qu’elles n’avaient jamais été classées dans l’ordre où elles avaient été prises et que leur numérotation était aléatoire. Pour reconstituer les déplacements de Gilles Caron et comprendre son regard, il fallait donc avant toute chose remettre en ordre les rouleaux de chacun des reportages. Je me suis alors engagée dans un long travail d’enquête: je me suis documentée sur chacun des événements et des personnages pris en photo, je me suis plongée dans les cartes des villes que Caron avait parcourues ou, quand les villes avaient changé, je suis allée jusqu’à reconstituer leur plan ; j’ai comparé les rouleaux faits au même moment avec différentes focales ; je me suis concentrée sur de menus détails qui devenaient de véritables indices: des ombres sur le sol, une tâche sur un mur, un objet dans la main d’un des personnages… Ce travail obsessionnel et quasi archéologique a duré plusieurs mois. Il m’a permis d’aiguiser peu à peu mon regard sur les photos et de comprendre les cheminements à la fois physiques et intérieurs de Gilles Caron. Par cette immersion intense, j’ai eu l’impression d’être à ses côtés, de revivre avec lui. »

Une séquence du film remonte son trajet à Jérusalem pendant la guerre de Six Jours. Vincent Lemire, directeur du CRFJ (Centre de recherche français à Jérusalem), aide Mariana Otero à reconstituer, dans son atelier, à l’aide de grandes cartes, le parcours du photographe par les rues, les ruelles. L’on s’émeut de comprendre qu’il est le dernier photographe à témoigner du quartier maghrébin de Jérusalem. L’on apprend au détour d’une image que les soldats israéliens portent les uniformes réemployés des soldats de la guerre d’Algérie, que Gilles Caron a sûrement reconnu cette tenue qu’il avait dû porter pendant ses vingt-deux mois malheureux en tant qu’appelé.

Il est indispensable de prendre le temps de l’image et non celui de l’obturateur ou encore du défilement mécanique, d’un doigt paresseux sur un écran, pour déployer l’histoire et ses intrications douloureuses.

D’un dispositif à l’autre

Mariana Otero, en nous racontant le parcours de Gilles Caron, nous promène au cœur de conflits à des points opposés de la planète, liés par son regard sur l’histoire, en variant les dispositifs.

« Dès l’écriture du scénario, je voulais que la manière de rencontrer le photographe et ses photos varie selon les reportages et les émotions qu’ils suscitaient en moi. C’est pourquoi les dispositifs narratifs et visuels changent au cours du film. Par exemple, j’ai décidé de me rendre en Irlande du Nord pour rencontrer celles et ceux que Caron avait photographiés, car j’avais eu la sensation que, lors de ce reportage à Derry, Caron s’était senti, plus que d’autres fois peut-être, en accord avec cette lutte. Jamais il n’avait fait autant de photos en si peu de temps. Alors, toujours dans cette idée de me mettre dans ses pas, je suis allée vers celles et ceux dont cinquante ans plus tôt il avait tenté de s’approcher. » 

Ces variations témoignent de la singularité de chaque enquête, de chaque terrain et de chaque histoire. La liberté formelle qui, dans le film, associe à chaque nouvelle série de planches-contacts un nouveau dispositif, n’est pas le recouvrement, par le travail de la réalisatrice, de celui du photographe. La forme naît de la conjonction des deux regards.

La mise en récit des images se fait par le montage et la chronologie. Ce ne sont pas des mots – il en existe d’ailleurs très peu, des mots, de Gilles Caron – mais ces photographies constituent, au même titre que les documents écrits de l’historien ou de l’historienne, les archives qu’il s’agit de faire parler. Comme on s’applique, en histoire, à retracer les formes de la mise par écrit, Mariana Otero montre la manière – sa manière – de remonter le fil de la mise en image. C’est un travail d’enquête qu’ont en partage le photographe, la réalisatrice et l’historien.ne.

Crédits: Fondation Gilles Caron / Clermes

 

[1] Toutes les citations de Mariana Otero sont issues du dossier de presse : http://diaphana.fr/wp-content/uploads/2019/04/histoire-dun-regard-dp-web.pdf

 

Publié le 24 mars 2020
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