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Archive(s), mémoire, art : entretien avec Anne Klein

Dans son livre intitulé "Archives(s), mémoire art", Anne Klein développe une réflexion renouvelée sur l'archivistique, en revenant sur l'histoire de cette discipline et surtout en s'intéressant aux usages contemporains - notamment artistiques - des archives. Pour Entre-Temps, elle revient sur sa démarche qui invite à repenser les archives comme objet social.

Le Roman 03
Photographies Michel Belisle – belisssle.com

 

Rémy Besson : Comme son sous-titre l’indique, Archive(s), mémoire, art propose des éléments pour une archivistique critique. Votre perspective s’inscrit dans un mouvement plus général de bascule entre une archivistique dite traditionnelle et une archivistique postmoderne. Pouvez-vous nous expliquer les principaux enjeux de ce passage d’une perspective à l’autre?

Anne Klein : En essayant de comprendre les présupposés épistémologiques de l’émergence et de l’évolution de la discipline, il est apparu que l’archivistique est sous-tendue par deux courants. Le premier, que j’ai appelé « traditionnel », trouve ses fondements dans la pensée rationaliste du XIXe siècle et se caractérise par son ancrage dans le passé du geste producteur des documents qui détermine la pratique archivistique dans son ensemble. Le second, se réclame de la pensée postmoderne de la fin du XXe siècle et met en lumière la position centrale de l’archiviste dont les préoccupations sont tournées vers l’avenir. De ce fait, les conceptions des archives développées au sein de ces deux courants diffèrent sur deux points principaux que sont la nature des archives et la manière dont elles font sens.

D’abord, là où l’archivistique traditionnelle considère les archives comme matériel documentaire physique et comme résultat d’un processus d’accumulation organique, la pensée postmoderne permet à certains archivistes d’affirmer la nature construite et dynamique des archives. Ces derniers revendiquent la constitution des archives par le geste archivistique, s’opposant à la fois à la conception traditionnelle de l’archiviste comme gardien des documents dont il a la charge et aux prétentions des historiens relatives à une certaine forme de paternité en matière de représentation du passé. Ainsi, là où les archivistes traditionnels revendiquent une position extérieure, objective, impartiale et neutre, les archivistes postmodernes se positionnent comme le premier maillon de la chaîne interprétative qui permet l’écriture de l’histoire. Dans la conception postmoderne de l’archivistique, les archives ne sont plus composées d’objets accumulés naturellement et fixant le passé dont ils sont issus, mais elles sont la fabrique même d’un passé toujours en devenir. L’archiviste devient donc un agent de l’écriture de l’histoire aux prises avec des responsabilités d’ordre politique et un médiateur détenteur d’un pouvoir sur la transmission d’un héritage.

La seconde caractéristique des archives discutée par les archivistes s’inspirant de la pensée postmoderne relève de l’idée de complétude. Selon eux, les archives sont ouvertes à une infinité d’interprétations et d’appropriations. Là où l’archivistique traditionnelle considère les archives comme une totalité contenant un moment du passé que l’utilisateur viendra exhumer, l’archivistique postmoderne affirme qu’elles ne sont jamais complètes, leur signification n’est ni stable, ni unique, mais relative aux subjectivités qui interrogent les documents. De ce fait les archives, plutôt que d’être ancrées dans le passé, sont un objet en devenir.

En termes de temporalité, les archivistes postmodernes inversent la relation des archives au temps. En effet, la question de l’archivistique traditionnelle est de trouver les moyens de maintenir, dans le présent, le passé porté par les documents. Celle de l’archivistique postmoderne est de transmettre une représentation de la société présente aux générations qui suivront. Bien que le point central des deux courants soit toujours le présent du geste archivistique, qui reste le moteur de toute réflexion, la première est largement préoccupée par le passé – l’origine des documents – alors que la seconde, dans une sorte de miroir, est tournée vers ce qui vient.

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Rémy Besson : Plus précisément, dans votre ouvrage, vous faites appel aux écrits de Walter Benjamin pour réfléchir aux différentes fonctions des archives. Pouvez-vous nous expliquer succinctement en quoi, selon vous, les travaux de cet outsider[1] peuvent aider à repenser l’archivistique contemporaine?

Anne Klein : La pensée de Walter Benjamin relative à l’histoire comme mémoire ouvre une voie pour penser le rapport des archives au temps de manière tout à fait différente. Les idées d’un temps non linéaire, de la mémoire comme surgissement du passé dans le présent et de la transmission du passé comme établissement d’une tradition fondée sur la sédimentation des expériences permettent de revoir notre rapport au passé et de comprendre les archives comme des objets historiques marqués par les gestes qui les ont forgées, maintenues dans le temps et interprétées.

C’est en incluant la production administrative (archivistique traditionnelle), la constitution des archives (archivistique postmoderne) et l’exploitation (absente des deux visions) que l’on peut penser les archives dans leurs différents temps et comprendre la manière dont elles peuvent faire mémoire.

Le concept qui permet de penser ces trois temps de manière concomitante est l’image dialectique, moment singulier capable de contenir le passé et le présent tout en ouvrant sur l’avenir. Grâce à ce concept, on peut se représenter la manière dont les archives, dans le geste de leur exploitation, permettent le surgissement du passé dans le présent plutôt qu’un retour en arrière comme le suggère la pensée du temps chronologique. Le temps ne se présente plus sous forme d’une ligne sur laquelle les éléments prennent place et la pensée se déplace dans un sens (rétrospectif) ou dans l’autre (prospectif), mais plutôt comme un espace au sein duquel les éléments fusionnent, s’entremêlent, s’entrechoquent.

Dans cette perspective, l’archivistique appelle donc d’être pensée depuis le moment de l’exploitation des archives comme potentielle rencontre d’un document et d’un utilisateur, plutôt que depuis celui de la production des documents ou de la constitution des archives. La notion de rencontre impose de penser dans le même mouvement la production des documents, la constitution des archives et l’utilisation. Cette rencontre est le point de convergence des temps, point auquel surgit la possibilité de connaissance du passé. Le temps dialectique benjaminien, articulé autour du passé comme latence (l’Autrefois) et d’un présent réminiscent (le Maintenant), éclaire aussi ce que pourrait être l’archive : une modalité d’inscription de soi dans le temps.

La question du lien des archives à la mémoire a été soulevée par l’archivistique postmoderne qui, en réaction à la conception des archives comme lieu de stockage du passé, ont établi une proximité entre des archives comprises comme une construction sociale ouverte à l’interprétation et dynamique, d’une part, et une mémoire envisagée comme construction toujours en devenir du passé, d’autre part. Cependant, les archivistes ne prennent pas en compte un élément essentiel au regard de la question de la mémoire : elle se manifeste sous deux formes, volontaire et involontaire. Benjamin, en s’appuyant sur Bergson, Proust et Freud, propose que la mémoire involontaire relève d’un processus inconscient, rendant ainsi possible l’articulation entre archives (ensemble documentaire) comme mémoire volontaire – puisqu’elles sont le fruit du geste de sélection de l’archiviste – à l’archive comme mémoire involontaire – celle qui peut surgir du manque inhérent aux archives dans le geste de l’exploitation – et, dans le même mouvement, de mieux comprendre la manière dont les archives peuvent participer de la transmission du passé.

La question des archives comme héritage (à préserver ou à constituer) n’est jamais vraiment explicitée par l’archivistique. La pensée de Walter Benjamin offre, là encore, une possibilité de compréhension de ce statut grâce à la manière dont il envisage la transmission du passé comme transmission de l’expérience par la mise en récit. Cette transmission est effectuée tant par le geste archivistique que par les pratiques qui forment l’archive – la mémoire – par sédimentation autour de l’objet – les archives – pour les inscrire chaque fois dans une nouvelle configuration – une constellation, nous dit Benjamin. Cette sédimentation fonde une tradition qui repose sur la mémoire collective tout autant qu’elle la forge. En effet, les gestes et les images posés dans un Maintenant entrent en résonnance avec ceux de l’Autrefois, laissant une trace pour l’avenir. Ainsi, il ne s’agit plus d’un héritage, qui implique l’idée de la transmission de quelque chose d’achevé, mais plutôt d’une survivance maintenue dans le récit qui est reconstruit à chaque utilisation.

Rémy Besson : Cela vous conduit, notamment, à proposer la notion d’exploitation comme clé d’entrée pertinente afin de repenser la place des archives dans l’espace social contemporain. Pouvez-vous nous expliquer cela?

Anne Klein : L’archivistique, quelle qu’elle soit, envisage sa relation à la société à travers les notions de diffusion (ou mise en valeur) et d’usagers (ou chercheurs). Si la diffusion est, pour l’archivistique traditionnelle, une finalité – conserver pour diffuser –, les archivistes postmodernes s’y arrêtent peu. La diffusion est le plus souvent appréhendée sur un mode utilitariste (connaître les usagers pour répondre à leurs besoins) et statistique (nombre de demandes, nombre de pages numérisées, nombre de fonds traités, etc.)

L’exploitation des archives désigne finalement moins un moment qu’une perspective depuis laquelle appréhender les archives elles-mêmes. Depuis plusieurs décennies, les archives sont un peu partout et de nombreux champs du savoir se sont emparés tant de l’objet que du mot « archives », dont l’appropriation se manifeste souvent par son passage au singulier, pour déployer des réflexions très variées. L’archivistique ne peut pas se contenter de réaffirmer sans cesse sa spécificité et sa compétence en la matière sans tenir compte des changements induits par la circulation des archives dans l’espace social et par les déplacements que connaît le sens du mot qui les désigne.

Le fait de prendre pour objet d’étude les pratiques qui mettent en œuvre des archives hors des institutions archivistiques permet de revoir les assises de la discipline : la manière d’envisager les archives (leur définition) tout autant que les fonctions qui leur sont assignées et qui fondent les pratiques. L’étude des archives dans l’espace social, c’est-à-dire de l’exploitation, révèle la manière dont la société les comprend et se les approprie.

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Rémy Besson : Pouvez-vous nous préciser en quoi cette perspective est critique vis-à-vis des autres courants de l’archivistique contemporaine?

Anne Klein : La critique vise autant, sinon plus, les archives et l’archivistique elles-mêmes que les autres courants. Là où l’archivistique traditionnelle pense les archives du point de vue du producteur et où les archivistes postmodernes les pensent du point de vue de l’archiviste, je propose des éléments pour les penser depuis la société et les rapports de force qui la travaillent. La perspective de l’exploitation consiste donc moins à améliorer ou à faire évoluer des pratiques archivistiques qui devraient s’adapter à des utilisateurs divers qu’à fournir une base pour mettre en lumière la fonction politique des archives – et donc des archivistes.

Rémy Besson : Afin de développer votre argumentation, vous mobilisez un certain nombre de cas issus des pratiques en art contemporain de Christian Boltanski à Gerhard Richter, en passant par Melvin Charney, Rondepierre ou encore Angela Grauerholz. Pouvez-vous nous expliquer quels aspects des archives les intéressent en particulier?

L’étude de l’exploitation artistique des archives montre qu’elles sont susceptibles de remplir d’autres fonctions que celles qui leur sont assignées par les archivistes, à savoir la preuve, l’information et le témoignage. Il s’agit moins, pour moi, de comprendre ce qui motive les démarches artistiques – ce qui relèverait plutôt de l’histoire de l’art – que de constater que ces démarches, qui mettent les archives en œuvre, révèlent clairement et permettent d’expliquer certaines caractéristiques que les archivistes ne prennent pas en charge. L’archivistique, en s’appuyant sur des définitions peu ou pas renouvelées depuis le 19e siècle se prive de moyens pour comprendre son objet. Et, même les archivistes postmodernes, qui ont ouvert une voie pour penser différemment les archives, restaient souvent limités dans leur réflexion par le cantonnement des archives à leurs fonctions traditionnelles.

Les artistes étudiés, en interrogeant les archives au regard de l’authenticité et du rapport à la mémoire, soulignent ou révèlent des caractéristiques que l’on pourrait qualifier de négatives (la lacune et l’opacité). Ainsi, l’un des aspects majeurs des archives saisies par l’art est leur caractère lacunaire qui permet de rendre compte de la manière dont elles peuvent faire mémoire. Si cet aspect semble banal étant donné que les archives résultent d’une sélection et qu’elles ne sont jamais « tout ce qui a été », l’intérêt des démarches artistiques travaillant à partir du manque est qu’elles permettent de comprendre ce manque comme fondamental, sans lui les archives n’existeraient pas. Si le manque inhérent aux archives permet aux archivistes postmodernes de les concevoir comme un objet construit et ouvert à l’interprétation et de proposer des réflexions quant au rapport entre archives et pouvoir – qui se manifeste par l’absence d’archives des classes sociales et des groupes dominés –, il n’est jamais envisagé comme une caractéristique essentielle des archives, mais plutôt comme un état de fait qu’il s’agit de faire évoluer pour rendre les archives plus représentatives de la société. Ce que l’exploitation artistique des archives analysée au prisme de la pensée de l’histoire de Benjamin révèle, c’est que ce caractère est au fondement même de la notion d’archives. Il n’est pas le corollaire d’un problème archivistique, mais plutôt une figure de l’oubli ou du refoulement qui permet la mémoire. En ce sens, les lacunes à partir desquelles certains artistes travaillent existeront tant qu’il y aura des archives, même si elles se déplacent.

Par ailleurs, cette forme d’exploitation permet de mieux comprendre le rapport que les archives entretiennent avec le réel et, par là même, la manière dont elles peuvent ou non être qualifiées d’authentiques en fonction du contexte dans lequel elles sont mises en jeu plutôt qu’en fonction du lien direct avec le producteur des documents. C’est ici un aspect qui se trouve au cœur de l’archivistique traditionnelle qui peut être interrogé. L’authenticité est définie de manière très précise en archivistique et elle lie les archives au réel par le biais de l’activité par laquelle les documents sont produits. L’authenticité est alors définie en fonction du degré de contrôle des conditions de production des documents. En retour, c’est parce que les documents d’archives sont réputés authentiques qu’on est en mesure d’affirmer que les archives fixent le passé et en permettent une connaissance hors de doute. Pourtant, ce qui apparaît à l’étude d’œuvres mettant des archives en jeu, c’est que l’authenticité des documents n’est pas garante de la fiabilité de l’information qu’ils contiennent qui, elle, est fonction du contexte d’utilisation. Si les conditions de production des documents (organicité) déterminent la qualité de témoin des archives, leur actualisation dans un discours qui les dépasse leur assigne une fonction toujours particulière. L’authenticité des archives et leur rapport au réel sont alors toujours établis par l’utilisateur à partir du contexte d’utilisation. Les archives ne constituent donc en rien un lien direct avec le passé, mais constituent plutôt une forme de filtre dont l’opacité mérite d’être prise en charge.

Rémy Besson :  Vous insistez aussi sur le fait que les artistes contemporains font ressortir une fonction trop souvent ignorée des archives, leur capacité à être la source d’émotion chez ceux qui les consultent. En quoi cela est important de votre point de vue?

Anne Klein : La question de l’émotion m’intéresse parce qu’elle est liée aux archives en tant que lieu de sédimentation des temps et en tant qu’elles sont porteuses, par le biais du manque, d’une part de mystère. En ce sens, c’est moins l’émotion en tant que telle que la capacité d’évocation des archives et la manière dont elles sont susceptibles de susciter la connaissance du passé par un autre moyen que la raison qui m’intéresse. Évidemment, le point de départ de cette réflexion se trouve dans les réflexions d’historiens à ce propos, Arlette Farge et Carlo Ginzburg au premier chef.

La stupeur comme élément déclencheur d’une recherche, la fascination que continuent d’exercer les archives sur les personnes qui en sont les plus familières, archivistes et historiens, me semble devoir être interrogées ou du moins considérées par les archivistes. L’importance de ce phénomène réside sans doute dans le fait que la capacité d’évocation est ce qui rend les archives vivantes. Elle les éloigne de la conception informationnelle et utilitariste qui tend à réduire les archives à des ressources, à des extrants de processus dont la valeur tient au fait qu’elles servent à quelque chose (prouver, témoigner, informer).

Reconnaitre que les archives peuvent susciter des émotions est une manière d’appréhender le rapport au passé autrement qu’en termes purement intellectuels. L’émotion suscitée par les archives relève de la rencontre en ce qu’elle manifeste le fait que quelque chose (se) passe entre les documents et la personne, entre le passé et le présent. Ce quelque chose qui (se) passe reste difficilement définissable, mais on peut l’identifier avec une modalité de l’archive. Au fond, ce qui me semble essentiel est de comprendre que ce qui rend cette expérience possible est l’opacité des archives : quel que soit l’état et l’ampleur de nos connaissances, la part de mystère dont les archives sont porteuses demeure.

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[1] Sur cette notion lire François Hartog, Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, EHESS, 2006 et Édouard Arnoldy, « Le cinéma, outsider de l’histoire ? Propositions en vue d’une histoire en cinéma », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 55 | 2008.

Publié le 10 mars 2020
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