Façonner

Pérégrinations doctorales - Épisode 1 : fermer l'oeil à Clermont-Ferrand

Que l’on parle de « mission » ou de « terrain », les mots employés pour désigner ces petits ou grands voyages que font les jeunes chercheurs en histoire recouvrent une réalité très diverse, et qu’il faut envisager à de multiples échelles : il y a le train-train presque quotidien de ceux qui sont voisins de leurs fonds, il y a ces allers-retours dans la journée, voire ces deux ou trois jours passés dans les Archives Départementales ; et puis il y a ces semaines passées dans une ville étrangère à prendre des photos par milliers ; il y a celles ou ceux, enfin, qui vont aux Archives en vacances – ou en vacances aux Archives… En fonction des lieux, des sujets, des jeunes chercheuses et chercheurs, la pérégrination doctorale est plurielle, dans le temps comme dans l’espace. Cette série invite à raconter, dans un court texte et sur un ton libre, quelques bribes de ces pérégrinations, quelle que soit la forme qu’elles aient pu prendre ou prennent encore au cours de la recherche. Ce peut être le récit d’une rencontre avec un lieu, une personne, un document, d’une trouvaille, révélation ou réflexion particulière au cours d’un voyage, d’une anecdote… seule obligation : illustrer son texte d’au moins une photo, laquelle, bien sûr, peut être (ou non) une photo d’archive. Le premier épisode nous conduit à Clermont-Ferrand.

Au commencement de ma thèse, il y a un registre – un registre judiciaire que mon directeur de thèse m’avait, pour commencer mon année de Master et parce que j’avais « de bons yeux » d’apprentie paléographe, envoyée regarder aux Archives Nationales. Ce registre rendait compte de l’activité des « grands jours » du Parlement de Paris, tenus en Poitou au milieu du XVe siècle. Les grands jours du Parlement sont un tribunal exceptionnel car ponctuel et temporaire : il est composé par une partie des juges du Parlement – la cour d’appel souveraine du royaume – qui séjournent quelques semaines dans une ville choisie par le gouvernement royal, pour y juger sur place, plutôt qu’à Paris, des procès en appel. Je n’en savais pas plus, lorsque je consultai pour la première fois le registre.

registre
Le registre X1A 9210, conservé aux Archives Nationales, ici reposant sur un futon (toutes les photographies sont de l’auteure)

Presque incompréhensible les premiers temps, je l’avais ensuite, pendant ces deux premières années de recherche, peu à peu apprivoisé, appris à en déchiffrer les mentions marginales et compris l’articulation des différents cahiers qui le composaient. Je m’en suis ensuite un peu détachée pour mieux y revenir, explorant le reste du tout petit fonds dans lequel il s’inscrivait, puis je me suis aventurée un peu plus largement dans les archives du Parlement et, lors d’un bref séjour à Poitiers, j’essayai d’articuler mes registres parisiens à ceux du gouvernement urbain – mais au fond, ces excursions documentaires devaient toujours me permettre de mieux le comprendre, lui, le registre originel.

Et puis au début de la thèse il est devenu nécessaire de faire un peu plus que lever le nez, pour essayer de tendre franchement le cou et sortir des registres du parlement de Paris bien connus et dont la graphie, le poids, l’odeur m’étaient si familiers et devenus presque confortables. Il fallait envisager dans leur contexte, aussi, les grands jours tenus au même moment à Bordeaux, et en Auvergne. Ce dernier cas était le plus délicat : des grands jours qui auraient été tenus à Montferrand, il ne restait nulle trace dans les fonds du Parlement. Il me fallait bien déterminer avec certitude, cependant, s’ils avaient été tenus, et si oui, quand. Quoique j’étais presque sûre de n’y rien trouver en consultant les inventaires, je décidai, au mois d’avril 2014, d’aller à Clermont-Ferrand, à la recherche des grands jours fantômes. En achevant lentement la rédaction de ma thèse, cinq ans plus tard, j’ai replongé dans le dossier « Montferrand » de mon ordinateur, pour m’apercevoir qu’il ne contenait pas que des photos d’archives. C’est à partir de ce dossier que je me propose, aujourd’hui, de retracer brièvement mon petit séjour clermontois. Non parce qu’il s’y passa quelque chose d’extraordinaire, mais plutôt parce qu’il eut l’étrangeté propre à ce type d’expéditions. Cette étrangeté, c’est celle des voyages vers une destination qui ne nous est connue que par une bribe de passé si floue, si lointaine et en même temps si étroitement circonscrite qu’il est presque impossible de la rattacher au présent de ce lieu dans lequel on se rend. Ce décalage était ici rendu palpable par le nom même de la ville : c’est bien à Montferrand, non encore unie à Clermont, que devait me transporter le train.

Il faut d’abord confesser que partir à Clermont-Ferrand me parut le comble de l’exotisme, pour moi qui allais aux Archives Nationales presque en voisine, plusieurs fois par semaine, à pied ou en bus, en descendant la rue du faubourg du Temple, puis en passant par la place de la République avant d’emprunter la rue Charlot, droit vers le Caran. Le voyage de Clermont, lui, commença bien sûr par l’un de ces trajets en train, très matinaux et en pleine semaine, dont je découvrirai trois ans plus tard, allant enseigner à Besançon comme ATER chaque semaine, toutes les arcanes : le code vestimentaire – costumes et tailleurs –, le langage spécifique – les appels sont des calls, les briefings sont récurrents et il y est beaucoup question de réunions – et les immanquables ordinateurs qui ne sont pas du tout les mêmes que ceux des chercheurs puisqu’ils sont, en un mot, à la fois plus sombres et plus épais, même si parfois et de loin, l’apparence des tableaux excel qu’ils recèlent n’a rien à envier à celle des relevés de certains historiens très méticuleux.

À l’arrivée à la gare de Clermont, je pris sans traîner le tramway dans lequel je dévorai quoiqu’il ne soit qu’à peine plus de 10h du matin un énorme sandwich, pensant travailler aux Archives sans m’interrompre jusqu’à leur fermeture à 16h30. Rapidement, le tramway se mit à grimper. Lorsque j’en descendis, le temps était magnifique et le paysage diablement plus vert – et plus désert – que celui de la rue Charlot.

AD1
La rue des Clos, non loin des Archives Départementales

Blanches, les Archives étaient juchées là, au bout d’une rue pavillonnaire. On entendait des oiseaux.

 

IMG_20140424_084242
Les Archives Départementales du Puy-de-Dôme

Les habitués des Archives Départementales savent que ce lieu possède sa propre temporalité. Outre leur fermeture précoce dans l’après-midi, on n’y peut, souvent, commander qu’un petit nombre de documents à la fois et par heure. Il y a donc un rythme à attraper, sachant qu’il est coutume – mais ici interviennent les manies propres à chaque chercheur, sans compter de probables et importantes différences générationnelles – de profiter d’un court séjour en Archives pour prendre un grand nombre de photographies, sur lesquelles on revient ensuite, plus tard, naviguant pour certains entre plusieurs milliers de clichés qui peuvent s’avérer utiles – ou non, finalement – au regard de la thèse. La pratique évolue aussi au cours de la recherche elle-même. On apprend progressivement à photographier mieux, peut-être moins, en tout cas plus efficacement. J’ai bien tenu mon rythme, lors de cette première journée clermontoise, sans temps mort, comme en témoignent mes notes prises successivement le long de la liste de cotes à consulter avec laquelle j’étais arrivée. Au milieu de l’après-midi, je trouvai enfin ma preuve : un acte donné sous le sceau des grands jours tenus à Montferrand en 1456.

GJ
Le sceau des grands jours

L’existence des grands jours de Montferrand était ainsi avérée et même scellée. En fin d’après-midi, après un saut à l’hôtel où je devais passer la nuit et un nouveau sandwich, je décidai d’aller au cinéma. Chose étrange, je n’ai absolument aucun souvenir du film que j’étais allée voir, mais je me souviens nettement d’avoir été seule dans la grande salle : vraiment, absolument, rigoureusement seule. Sensation étrange, presque angoissante. Peut-être était-ce l’horaire – un tout début de soirée de semaine – ou le film – mais quel était-il ? Il n’est pas impossible que j’aie dormi. Je me rappelle la sortie du cinéma sur la place de Jaude, qui elle était très remplie, car il faisait très doux. Il devait être 20h, et je me souviens avoir marché un peu au hasard des rues autour de la place, avant de rentrer à l’hôtel dans l’idée d’y travailler. Je ne pense pas avoir mis ce projet à exécution. J’ai plus probablement lu avant de me coucher tôt.

Ce dont je me souviens parfaitement, en revanche, c’est de m’être éveillée avec l’œil mi-clos – le droit. Je n’avais pas mal, j’avais seulement une drôle de sensation de pli. Avais-je été piquée par un vilain moustique auvergnat ? Mon œil enflé n’était pourtant pas douloureux en un point précis, ni ne portait trace d’une nette piqûre. La peau semblait seulement vouloir couvrir la pupille, pour qu’elle ne pût plus voir. Étrangement, de ma seconde journée clermontoise j’ai comme un souvenir en miroir de la première. Le ciel était, cette fois, d’une épaisseur blanche, et puis la mécanique des réservations de documents s’est enrayée, entraînant plusieurs temps morts, pendant lesquels je me repliais toute entière, instinctivement, dans mon œil un peu fermé. Cette absurde idée de rentabiliser le temps passé en Archives pour prendre des photos est si forte qu’elle empêche presque, alors qu’on en a parfois le temps et le loisir, de lire les documents aux Archives, comme s’il fallait nécessairement attendre la version numérisée.

La journée s’est ainsi étirée, et au milieu des photos de manuscrits j’ai retrouvé plus tard ce drôle de mauvais œil, pris en photo à quatre reprises dans ma journée : ne disposant d’aucun miroir de poche, j’avais dû par ces selfies répétés vérifier l’évolution du repli – ou l’envoyer, dans l’instant, à quelque correspondant ? De la succession des quatre mauvais clichés, les deux premières prises au réveil puis à l’hôtel, la troisième dans la rue, la dernière dans le train du retour en fin d’après-midi, il ressort une amélioration progressive.

oeil

Ce n’était donc vraiment rien, en somme, cette histoire d’œil, qui s’est rouvert alors que se fermait la parenthèse clermontoise. Œil oublié jusqu’à retomber sur ce dossier – dans lesquelles les photos avaient été scrupuleusement rangées. Œil oublié, œil classé, œil archivé en une petite série. C’est pour cela, au fond, qu’il méritait peut être, comme les innombrables photos d’archives, une modeste mise en récit.

Publié le 26 novembre 2019
Tous les contenus de la rubrique "Façonner"