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« Data Mossoul » : entretien avec Joséphine Serre

Œuvre protéiforme et magistrale, la pièce « Data Mossoul » de la jeune metteuse en scène Joséphine Serre, jouée au théâtre national de La Colline en octobre 2019, interpelle directement le contemporain tout en puisant ses racines dans des récits proches et lointains, enfouis, passés – voire oubliés. En plaçant sa narration dans un futur proche où des ingénieurs du web pourraient supprimer les données comme on brûle des archives, Joséphine Serre et ses comédiennes et comédiens balaient les couches temporelles et les images pour mieux poser la question de la conjugaison des temps de l’histoire. Pour s’approcher de sa création et pour ouvrir la discussion à toutes les thématiques qui traversent la pièce, Entre-Temps est allé à la rencontre de Joséphine Serre.

Résumé de la pièce :

À la façon d’un kaléidoscope, Data Mossoul met en scène une ingénieure du web privée d’une partie de sa mémoire, un bibliothécaire collectant les écrits d’anonymes, une archéologue à Mossoul sauvant des tablettes d’argile millénaires des destructions de Daesh et le roi-scribe assyrien Assurbanipal. Évoluant dans ces strates de géographies, d’époques et de civilisations, ces quatre personnages sont liés par la notion de conservation des récits et de transmission de l’Histoire. Avec, en filigrane, la figure de Gilgamesh, roi mythique sumérien dévoré par le désir de trouver l’immortalité et héros du premier récit de l’histoire de l’humanité.

(Texte publié par le Théâtre de la Colline)

 

Data Mossoul de Josphine Serre Tuong-Vi Nguyen (15)
© Tuong-Vi Ngyen

 

Adrien Genoudet : La pièce est traversée, de bout en bout, par la question de l’archive, de sa conservation et de sa destruction, mais aussi par les couches temporelles qui s’interpénètrent au fil de l’histoire. J’aimerais que vous reveniez, dans un premier temps, sur la genèse du projet de « Data Mossoul » et sur la place des archives dans l’élaboration du projet et dans le processus d’écriture, de création…

Joséphine Serre : Le processus d’écriture est très imbriqué au processus de la genèse, les deux cohabitent et évoluent de manière très serrée, et je me pose moi-même toujours la question de comment je vais me décoller du travail de documentation, ce qui finit par se faire. Au tout début, j’avais simplement en tête que je voulais questionner les « data », les supports du savoir, de l’archivage, leur potentielle obsolescence, l’illusion de leur exhaustivité, et surtout les questions que ça soulève lorsqu’on sait que ces savoirs appartiennent à de grands groupes privés. Et par extension aussi, nos données personnelles, qui ne nous appartiennent pas et qui finissent par leur appartenir.

C’était le point de départ, et je me suis demandé plusieurs fois si c’était un bon point de départ, parce que quand on en parle c’est tellement énorme, c’est un tel sujet de philosophie, de société, que tu te demandes comment tu peux en faire en récit. J’ai à cœur de raconter une histoire, j’ai l’impression que les questions parfois énormes que j’ai envie de soulever doivent passer par des récits pour être entendues.

Très vite, je me suis rappelée d’une histoire que je connaissais et que j’avais apprise lorsque j’étais à l’École du Louvre : l’histoire d’Assurbanipal et de la « première » bibliothèque, qui correspondait à la démarche impulsive de cet empereur qui a fait saisir dans les quatre coins de son empire toutes les tablettes qui comportaient quelque écriture que ce soit. Il y avait ce souci d’exhaustivité, de réunir dans un même lieu l’histoire, sans volonté de classement – on y retrouvait aussi bien des récits, des contrats, des documents administratifs, des oracles… C’est très divers. J’ai tout de suite eu envie de faire la boucle entre la plus ancienne bibliothèque que l’on connait, et la plus récente, les data, qui peuvent s’apparenter à une forme de bibliothèque.

J’avais mes deux pôles et à partir de là je me suis dit que je pouvais faire naviguer un personnage entre ces deux pôles. Je me suis mise à chercher qui pourrait être ce personnage, donc j’ai commencé à me dire qu’il pourrait être ingénieur du web, confronté à la question de l’archivage, de l’obsolescence. Je suis passée par plein de questions, j’ai rempli des cahiers de notes d’options possibles que je n’ai pas forcément retenues. Et puis très rapidement, le fait que la bibliothèque d’Assurbanipal se trouve dans ses palais à Ninive, qui est la cité antique de Mossoul, ça ouvrait une troisième fenêtre vers un endroit du monde où ce questionnement était à vif avec la destruction par l’État Islamique des artefacts, des sites archéologiques, des textes. Et puis avec la question de la création des récits, de la propagande, on avait une nouvelle porte d’entrée sur cette même thématique. À partir de là j’ai commencé à avoir le personnage de l’archéologue qui est arrivé, et avec lui la question de ce que ce serait de sauver des objets ou des textes de la destruction de l’EI. Donc je l’ai mis assez vite en regard du personnage d’ingénieure du web que j’avais inventé, et qui pour moi devait être confronté à la même question. Ensuite, j’ai voulu raccrocher avec l’intime, j’ai eu le sentiment qu’il fallait que ce personnage principal de l’ingénieure soit mû par une perte intime, celle de sa propre identité, de sa propre mémoire. Les choses ont commencé à s’articuler comme ça, et ça a pris un temps très très long.

Et puis est arrivée toute la question du hacking. Une fois qu’on a posé ces mondes très forts, avec une forme d’oppression dans les trois, chacun à leur manière, se posait la question de notre endroit de résistance, de notre possibilité de lutter avec des entreprises qui nous semblent tentaculaires et face auxquelles on se sent tout petits. Évidemment la figure des lanceurs d’alerte, des hackers, est venue se greffer, et j’ai inventé toute cette histoire de motel paumé, de clandestinité, où se trouve la quatrième bibliothèque qui est celle de George Smith.

Je me demande, avec le temps, si je n’ai pas rêvé cette chose-là. Au départ j’ai été convaincue que cette personne, dont j’ignore le nom, existait, que j’en avais entendu parler dans un documentaire un peu abscons, qui avait dû passer très tard (quand on joue au théâtre on rentre souvent tard et on soupe devant les programmes de la nuit). Mais il me semble que ce documentaire parlait d’un type qui recueillait des écrits au hasard : des brocantes, des vide-greniers, des héritages, dont personne ne voulait, ou même par terre dans la rue, dans des cafés, dans le métro, enfin partout, et qu’il les avait réunis dans un seul et même endroit. Et ça faisait tout de suite écho à la bibliothèque d’Assurbanipal. Après, j’ai tout inventé. J’ai essayé de retrouver sa trace, parce que j’étais persuadée qu’il existait, j’avais envie de le rencontrer, d’aller aux États-Unis, et je ne l’ai jamais retrouvé. Du coup je l’ai appelé George Smith, du nom de cet assyriologue qui avait traduit les fragments de la bibliothèque d’Assurbanipal ramenés au British Museum.

C’est comme si chaque point est un point de départ vers une petite arborescence, comme si c’était un rhizome où tout était toujours interconnecté. C’est vrai que j’avais déjà fait ça dans mon précédent spectacle, peut-être à une moindre échelle, mais ça m’avait donné envie de creuser cette dramaturgie du kaléidoscope qui forme une image à la fin, comme un tableau pointilliste. Et là j’ai poussé le truc vraiment loin car chaque chose a une ramification. Et on en a beaucoup parlé en répétition, je me rendais compte que j’étais un peu psychopathe car rien n’était laissé au hasard, tous les noms étaient une clé, un code signifiant.

 

Adrien Genoudet : Cette manière de structurer l’ensemble et de jouer avec les « textures » temporelles et les espaces géographiques témoigne d’un désir de mettre au travail la discipline historique, ses pratiques, ses méthodes, ses codes, ses impasses aussi. Quel est votre rapport à la discipline historique, en général ?

Joséphine Serre : Je vais le dire avec des mots très simples… D’autant que je m’en souvienne, c’est une discipline que j’ai toujours aimée – il y a quelque chose du rapport au récit, et à l’enfance pour moi. J’ai des sensations et des souvenirs de l’enfance, de cours d’histoire du collège, qui font profondément travailler mon imaginaire en terme de fiction, de rêverie, de poétique. Et puis il y a quelque chose de l’ordre de la mise en abyme de nos propres sociétés, on peut soi-même voyager, se transplanter soi-même ailleurs, pour se questionner sur qui on aurait été, ce qu’on aurait été si… Il y a toujours des « si », et ce sont les « si » qui font rêver, qui font sans doute que moi j’ai envie d’écrire. Et c’est vrai que je me rends compte que dans tout ce que j’écris il y a toujours un rapport à l’histoire, une dimension qui traverse l’espace et le temps, mais aussi parce que les humains qui sont passés avant nous nous questionnent en permanence. Le regard qu’on porte sur eux, avec des siècles ou simplement des décennies de distance, vient nous questionner au plus intime de nos engagements, de nos doutes, de nos peurs, de notre courage ou pas, ça nous remet très fort en question.

Adrien Genoudet : Quand vous dites « le rapport à l’enfance », et que vous parlez des récits, de la poétique… J’aimerais savoir quelle place vous donnez au visuel dans ce lien au temps passé, est-ce qu’il y a une force des images, de l’imaginaire, comme engrenage narratif, comme support à la création théâtrale ?

Joséphine Serre : Oui absolument. J’ai des souvenirs de visites qu’on a fait avec l’école, où tu prends le car, c’est un peu l’aventure. Et puis mon père a un rapport à l’histoire hyper fort, c’est quelqu’un d’hyper cultivé, impressionnant, on a l’impression qu’il sait toujours tout. Du coup, quand on était petits (parce que j’ai des frères et sœurs), la moindre chose qu’on voyait, il l’inscrivait toujours dans un rapport au temps, à la distance au temps aussi, du temps qui a passé, ce qui a changé, ce qui est resté, ce qui s’est transformé, on était toujours avec beaucoup de repères. Et c’est vrai que c’est quelqu’un qui raconte merveilleusement bien les histoires aussi. Il n’est pas historien, il est généticien, donc c’est aussi un certain rapport à la transmission, à la mémoire. Il suffit vraiment de rien pour voyager.

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© Véronique Caye

Adrien Genoudet : Est-ce qu’il a toujours été clair, évident, pour vous, de mettre en scène le passé ? Dans Data Mossoul, outre les images d’archives, vous mettez directement en scène des « figures » et des événements antiques. Cela arrive d’ailleurs assez tardivement dans la pièce : tout d’un coup on est dans l’Antiquité, dans une dimension extrêmement présente, où les temps se chevauchent, s’interpénètrent. Est-ce que c’est quelque chose vers quoi vous êtes allée facilement, que vous souhaitiez, ou est-ce que vous y êtes allée à tâtons ? Qu’avez-vous cherché dans ces jeux de mise en scène ?

Joséphine Serre : Alors c’est marrant parce que là, il y a comme deux étapes. Cette scène dont on parle (où tous les ministres sont autour de la table), quand je l’ai écrite, j’ai eu besoin d’imaginer un conseil politique qui pourrait presque être de l’ordre de l’OTAN, quelque chose de très contemporain. Parce que, et ça rejoint ce qu’on vient de se dire, la chute de l’empire assyrien est extrêmement violente et brève, à tel point qu’on n’a pas encore exactement toutes les clés pour comprendre ce qui s’est passé, et comment en 15 ans on est passé d’un apogée à un effondrement et qu’il n’en restait plus rien. Cette chute venait alors questionner l’effondrement des empires mais aussi le sentiment collectif d’un imaginaire partagé, que notre « civilisation » est au bord de l’effondrement.

Ça soulevait ces questions-là, et j’en avais besoin, et donc de parler aussi d’une politique impérialiste qui a réellement été celle de l’empire assyrien (qui s’est étendu, qui a essayé de décentraliser les pouvoirs tellement il était énorme, et c’est cette énormité qui les a précipité dans l’oubli puis dans l’effondrement). Et j’avais directement envie que ces questions-là ressurgissent sur nous aujourd’hui, avec l’illusion d’avoir 2000 ans de recul, alors qu’en fait on fait les mêmes conneries. En l’écrivant j’avais vraiment en tête, au contraire, des gens en costard avec des petits micros.

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© Véronique Caye

Mais par contre après j’ai évacué cette idée-là, parce que j’avais envie de la dimension presque peplum, à cause de ce qu’on disait, du désir d’être dans des récits, dans l’imaginaire, qu’on puisse avoir un rapport ludique, une envie de plonger visuellement dans les choses. Et je pense que c’est aussi grâce à ça qu’il y a des collégiens, des lycéens qui viennent, qui parfois ne sont jamais allés au théâtre, et on est hyper heureux parce qu’ils écoutent tout, ça dure quand même 2h30, et ils sont hyper contents. Et je pense que c’est aussi parce qu’il y a cette dimension d’assumer des costumes, etc.

Adrien Genoudet : Votre rapport au passé est entièrement noué de présent. C’est, finalement, le contemporain qui va vous amener à créer une image d’une époque révolue. Et dans le même temps vos références iconographiques, pour donner à voir ce passé-là, sont aussi finalement très contemporaines : vous parlez du peplum. On est loin de ce qu’on appelle de la reconstitution – et c’est ça qui est central, et qui rend ces scènes si réussies.

Joséphine Serre : En fait on n’a pas vraiment pu. Là je parle de peplum, parce que c’est les références qui nous sont venues en travaillant, et aussi parce que le créateur sonore (on avait échangé, je lui avais envoyé des références sur ce que les archéologues avaient trouvé, ce que pouvaient être les instruments d’époque), qui a eu assez peu d’informations, a été chercher dans ses références, et trouver ce que ça pouvait évoquer. Il a fait cette musique de cors superposés, je ne sais pas si ça correspond à quoi que ce soit qui pouvait exister, je pense qu’il y avait aussi pas mal de cordes, des choses qui pouvaient ressembler à de l’oud, ou de la flûte (il y a une flûte à un moment dans le spectacle), mais ce n’est pas très « réaliste » effectivement.

Il y a aussi eu ces tiares, ces plastrons, etc. Au départ, j’aurais eu envie de reconstituer les génies et les rois assyriens qu’on voit au Louvre. Comme je savais qu’on allait projeter des images de ces bas-reliefs, j’avais envie qu’on puisse retrouver sur les acteurs quelque chose qu’on aurait vu. Mais en fait ça n’aurait tout simplement pas fonctionné. On a essayé, mais c’était artificiel, ridicule, ça ne fonctionnait pas. Là on est sur une ligne de crête, et on a dû réinventer, pour que ça fonctionne avec la lumière, avec le budget qu’on avait. Mais par contre il y a cette tête, qui est la seule chose en terme de scénographie qui a été conservée…

 

Adrien Genoudet : Qui est une réplique.

Joséphine Serre : Oui, hyper bien faite, à partir de photos. Ensuite, Lou, la stagiaire scénographie, l’a dessinée, elle a fait un moulage, puis un moule, et ensuite un tirage. Il y a ça et les frises qui sont sur la table, qui sont des photographies que j’ai prises au Louvre.

Adrien Genoudet : Et que vous ensablez, petit à petit, c’est bien ça ? Comme un sablier.

Joséphine Serre : Comme les strates du temps.

Adrien Genoudet : Strates qu’on retrouve sur le plateau avec ces jeux impressionnants de surimpressions d’images. Parfois, j’ai l’impression qu’au théâtre la place de l’écran devient totalitaire, fait oublier le plateau, les acteurs, alors que justement votre pièce met vraiment toutes ces images et ces écrans en scène. Ma question est plutôt formelle : comment avez-vous voulu mettre en scène les images, les projections, les écrans, comment s’est construit ce jeu de « multicouches » et cette manière d’intégrer les personnages dans ces écrans ?

Joséphine Serre : C’est passé tout de suite par la superposition. Comme j’avais des temps superposés, et ces deux personnages (Mila Shegg et l’archéologue) qui sont comme un double et un miroir, j’avais le désir de pouvoir les intégrer ensemble dans certaines vues, et de jouer sur les transparences : ce qui est caché, ce qui se dévoile en fonction d’une source, d’une découverte archéologique, d’un récit. Ensuite il y a un élément beaucoup plus concret qui est que la salle du théâtre ne fait que 6 mètres de profondeur, donc j’ai eu à imaginer le format paysage, le même que celui des bas-reliefs du Louvre. Du coup, il y avait pour moi une première partie très calibrée, très cadrée, avec tout ce qui est data, monde de l’informatique ; et à partir du moment où Mila décide de partir vers le motel il y a un souffle, quelque chose qui s’ouvre, qui se libère, de beaucoup plus artisanal, sensible. Ça a été un travail entre moi, la scénographe, la vidéaste, pour voir comment articuler au mieux les contraintes.

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© Véronique Caye

Mon idée de départ c’était vraiment qu’il y avait ce tulle qui venait faire comme un proscenium, avec les premières scènes qui se passent devant, où rien n’est dévoilé ; et qu’ensuite, par jeu de transparence, on puisse entrer sur Mossoul. Et que la projection puisse englober aussi bien Mila que l’archéologue, que chacune puisse se retrouver dans tous les lieux (Mossoul, le cerveau de Mila qui est projeté), que tout ça puisse leur créer des espaces communs. Ensuite, Véronique Caye qui fait l’image, sait très bien ce qu’est la narration, et à quel point son geste en tant que créatrice vidéo est une narration, une écriture. Du coup il n’y a aucun problème, quand il y a redondance entre une image et le plateau, pour faire un choix afin que ça ne vampirise pas le reste.

Après, il y a des choses que je savais à force de me documenter, j’avais glané plein d’images. Par exemple, je savais que la ville de Mossoul ressemblait au dessin d’un cerveau, que je voulais superposer. Je savais qu’il y avait les prises de vues de Mossoul par drones que je voulais retrouver à un moment, qu’il y avait le traitement des cahiers (là c’est Guillaume, un comédien qui a fait les Arts Décoratifs, qui a dessiné plein de choses, qu’on a refilmées et qui sont projetées à un moment). Et puis le code informatique, qui est une écriture à part entière. À un moment je souhaitais projeter du cunéiforme, mais ça marchait pas, c’était pas intéressant, on n’a pas forcément trouvé les bonnes typographies. Il y avait plein de choses qui étaient déjà là, après on a articulé tout ça, et puis Véronique a apporté une image d’une route qui défile et qu’on retrouve plusieurs fois, et qui est très belle.

Adrien Genoudet : Si on revient à la question de la « crête du temps », vous parlez beaucoup de ce rapport au passé et au présent, mais, finalement, le récit se place dans une sorte de futur proche.

Joséphine Serre : Oui, mais pour des raisons très pragmatiques aussi. J’avais besoin que mon personnage (Mila Shegg, l’informaticienne, interprétée par Edith Proust) ait une amnésie dans sa vie, et que cette amnésie coïncide avec les années d’occupation de l’EI à Mossoul, pour que les deux personnages de l’archéologue et de Mila puissent se répondre et puissent être comme un face-à-face se questionnant sur le double, sur l’âme sœur. Du coup, si je plaçais le présent de la pièce (que j’ai commencé à écrire en 2016) juste après ces années-là (2014-2016), je trouvais que je manquais de recul sur la construction du personnage pour qu’il puisse y avoir cette digestion, que Mila se soit contentée pendant des années de ce trou de mémoire, et finisse pas être rattrapée et hantée. S’il y avait peu d’années, ça n’aurait pas été les mêmes questions.

Il y avait l’informatique quantique aussi, qui est quelque chose qui est en train de se développer en ce moment mais qui en est aux balbutiements. Et là, dans la pièce, le personnage maîtrise cette écriture, et ça a l’air d’être quelque chose qui est certes à la pointe de la pointe, mais qui est quand même admis, ce qui n’est pas une réalité aujourd’hui, mais qui en sera très certainement une dans dix ans, il n’y a aucun doute.

Et puis après, évidemment, le fait de mettre quatre, cinq ans, à l’échelle de l’histoire c’est presque comme si c’était du présent, et symboliquement pour les gens ça permet d’accepter un certain nombre de choses, et notamment ce qui était hyper important pour moi, une des choses fondatrices : qu’il y ait une amnésie collective autour du conflit international de l’Irak et potentiellement de la Syrie, que plus personne ne se souvienne de l’Irak, de Mossoul.

Adrien Genoudet : Pourquoi avoir voulu, justement, donner une telle place à la question des trous de mémoires, des amnésies collectives ?

Joséphine Serre : Déjà il y avait les cercles concentriques de la mémoire intime de Mila, qui elle a des réminiscences de ça mais ne s’en souvient pas vraiment, et qui quelque part est là seule à avoir des réminiscences dans une société où tout le monde, y compris elle, a oublié. Et puis surtout j’avais envie de parler de cette possibilité – qui est évidemment une fiction totale, presque une métaphore ou une parabole, ça n’a rien de réaliste – où une information en chasse une autre, et où quelque chose qui prend toute la place médiatique, dans les cœurs et les têtes des gens, est balayé une semaine après par autre chose, et dont on ne se rappelle pas. Moi je suis d’une génération où, adolescente, je n’avais pas internet, donc mon cerveau est façonné autrement ; mais je suis déjà très sujette à ce renouvellement du rapport au temps et à l’information. Du coup ça me questionne beaucoup sur les générations qui arrivent et qui dès tout petits sont avec internet. J’avais vraiment envie de poser cette hypothèse-là, grossière, grossie : est-ce que ça pourrait être possible d’oublier de si grands événements ?

Adrien Genoudet : Vous dites que c’est une fiction – et c’en est une, évidemment – mais c’est aussi une vérité.  L’Antiquité, dont vous parlez dans la pièce, est justement traversée et habitée de ces milliers de récits qui ont complètement disparus, qui sont complètement enfouis, ou que l’on a complétement oublié, faute de traces, de sources d’archives. Et cela pose en effet la question du pouvoir qui, comme les GAFA aujourd’hui, structure la mémoire, l’ordonne et la produit – ou l’efface…

Joséphine Serre : Ça vient questionner le rapport au récit et donc aux récits de l’histoire et à ceux qui les construisent, aux récits des vaincus, des perdants ou au contraire des gagnants. Mais il y a aussi – c’est évoqué à un petit moment de la pièce, mais pour moi ça l’expliquait et ça m’intéressait aussi – les histoires de géopolitique et de ce qu’on raconte à partir de cette géopolitique. À un moment un personnage dit que l’Irak a été partagé entre l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite : du coup le pays n’existe plus. Et le fait qu’il n’y ait plus d’accès à ces informations car les pages internet sont obsolètes, ou ont été déréférencées, fait qu’on n’en parle plus et qu’à force on ne s’en souvient plus. Donc évidemment j’extrapole, mais en même temps il y a fondamentalement quelque chose qui me semble « possible ».

Adrien Genoudet : On sent que la pièce est traversée de beaucoup de textes contemporains, de pensées contemporaines, tout ça est assez constitutif à la fois de notre contemporanéité, de ce que nous sommes aujourd’hui. J’aimerais savoir – nous sommes de la même génération – simplement, quel est votre rapport au présent, à notre présent ? Est-ce que cette pièce, même si elle se situe dans un futur proche, est travaillée par la volonté de conjurer des craintes présentes ?

Joséphine Serre : Oui, c’est toujours un peu le cas. Quand on écrit ou qu’on crée quelque chose, j’ai l’impression que ça vient d’un sentiment diffus, d’une intuition, d’une réflexion aussi. Mais en même temps il y a toujours quelque chose d’un peu superstitieux de se dire « pourvu que je me trompe », c’est ce que dit l’empereur à un moment dans le spectacle, il y a quelque chose de cet ordre-là.

Adrien Genoudet : Parce que le dernier discours du personnage est quand même assez clair – vous terminez la pièce sur la désormais fameuse « timidité des arbres », qui ouvre le champ à la question écologique…

Joséphine Serre : Comment expliquer… J’ai l’intuition de quelque chose, mais je pense qu’elle est partagée par beaucoup, qui est celle d’être au bord de quelque chose d’autre. Sans parler de collapsologie ou d’effondrement, parce que ça circonscrit la chose dans un domaine très spécifique, mais en tout cas le fait qu’on soit face à un problème vital d’écosystème, de biodiversité, face à des enjeux géopolitiques qui font que le baril de pétrole se vend en Yen directement, que les banques aux États-Unis sont de nouveau en train de crouler… Il y a quand même des choses qui donnent une sensation qu’on est au bout d’un système qu’il faut à tout prix remettre en question. La question c’est : qu’est-ce qu’on développe, à quoi est-ce qu’on réfléchit pour préparer quelque chose d’autre, pour qu’on ne soit pas juste pris dans un espèce de tourbillon ? C’est vrai que j’ai cette sensation.

Après j’ai toujours peur parce que j’ai pas du tout envie d’alimenter une espèce de paranoïa, et j’ai souvent eu peur en écrivant la pièce de faire une espèce de blockbuster post-apocalyptique, ce qui n’était pas du tout le but. C’est pour ça que j’ai choisi aussi des espaces-temps qui ont en commun d’être au bord du gouffre, parce que ça soulève ces questions. Et nous, peut-être qu’on n’y est pas, mais on est traversé par ces questions, et il faut bien les mettre en jeu, en scène, en récit, pour qu’on puisse aussi s’en parler autrement qu’avec des chiffres.

Adrien Genoudet : Et là l’histoire est extrêmement utile selon vous ? Les récits, les fait, les récits anciens, qui nous précèdent…

Joséphine Serre : Oui voilà… D’ailleurs, il y a des gens qui m’en ont parlé et ça m’a fait très plaisir, parce que c’est pour ça que c’est là, en regard aussi. D’avoir conscience que là, sur scène, ceux dont on parle dans la fiction ont vécu au VIIè siècle avant J-C, et tiennent un discours qui pourrait avoir des liens avec des discours d’aujourd’hui, fait prendre conscience que dans 600, 1000, 1500 ans, peut-être qu’on aura tout oublié de nous. Ça c’est un truc avec lequel je vis en permanence, mais aussi du fait de mon rapport à l’histoire, au temps, de ma manière de m’y inscrire (dans le temps court, le temps long), c’est quelque chose qui m’est très familier et qui ressort dans la pièce parce que j’écris avec ce que je suis profondément. Du coup c’était étonnant d’avoir des retours de gens qui n’ont pas forcément le même rapport au temps ou la même grille de lecture des choses, et qui tout d’un coup avaient une conscience et un ressenti charnel que toute notre réalité, au regard de l’histoire, c’est rien. Tout disparaît.

Adrien Genoudet : Est-ce que vous avez l’impression que ça peut disparaître d’autant plus vite, d’autant plus radicalement, qu’on a dématérialisé nos archives ? C’est un peu ce que porte la pièce, en un sens.

Joséphine Serre : Oui, j’ai cette sensation. L’interrogation est venue de là aussi au départ. À partir du moment où on commence à réfléchir aux bouleversements climatiques, à la fin des ressources pétrolières, la question de l’énergie se pose immédiatement. Et nos archives ont besoin d’énergie : s’il n’y a plus d’énergie, il n’y a plus rien. Donc ça pose quand même question. Et ce que je trouve vertigineux, c’est qu’on est dans une société de l’archivage, d’un souci exhaustif où tout le monde veut garder, conserver, fait un archivage du présent en permanence, filme, prend des photos, en plus en postant sur les réseaux sociaux, c’est comme si on faisait tout le temps au présent des récits de nos vies, ce qui change le rapport au temps. Et donc cette société où on a l’impression que tout est conservé, ce sera peut-être le laps de temps où les historiens auront le moins de matériel pour travailler : si on ne met pas à jour les supports, s’il n’y a plus d’électricité… On ne se doute pas que si ça se trouve on sera le plus gros point d’interrogation pour les historiens de demain.

Je trouve ça assez vertigineux aussi sur la manière dont on s’illusionne de la pérennité de nos sociétés, sur l’arrogance qu’on peut avoir de nos civilisations les plus intelligentes… Je crois qu’il y a aussi ça dans la dimension de remettre les choses au regard de l’histoire, à quel point on est tout petits. C’est pour ça qu’en comparant avec l’Empire assyrien, qui était le plus grand, plus grand que l’Empire romain ne l’a été, et en prenant les plus puissants, ça fait écho à notre arrogance d’Occidentaux…

Publié le 29 octobre 2019
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