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Archéologie de la véhémence - brève histoire de la colère à la télévision

En avril 2018, dans le cadre du cycle "Rencontrer l'histoire" au Théâtre National de Bretagne, le philosophe Matthieu Potte-Bonneville entreprenait une archéologie de la véhémence – remontant ainsi, par strates, aux origines du clash télévisuel. Nous en publions aujourd'hui l'amorce.

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« La reprise du travail aux usines Wonder », réal. J. Willemont

 

Chapitre I – Clash.

Je ne sais plus exactement quand m’est venue la question, ou le faisceau de questions, que j’aimerais examiner avec vous ce soir – était-ce à ce moment-ci ? Ou ce jour là, ou celui-là ?

Le fait est là : mon fil Twitter m’informe régulièrement qu’une émission de télévision, au nom ici réduit à un acronyme (qui renforce l’effet de répétition mécanique) propose à un rythme hebdomadaire des scènes de prise de bec, suffisamment formalisées et répétitives pour donner lieu à une désignation générique dont tout le monde saisit immédiatement le sens (on parlera de « clash ») et mettant aux prises des intervenant·e·s interchangeables (pour certains, récurrents), qui tempêtent, s’insultent, menacent de quitter le plateau, reviennent ou non, etc, toutes actions susceptibles d’être isolées du fil de la discussion pour être en quelques sorte serties, montées en épingle au sens joailler du mot et mises en circulation  – soit que les chaines mettent à disposition des extraits pour que ceux-ci soient visionnés en replay, soit que d’autres média existant essentiellement ou exclusivement en ligne capitalisent sur ces séquences et en proposent un montage vidéo, etc.

La question que cela me posait, j’ai un peu hésité sur la forme à lui donner. Je me suis d’abord demandé si ce qui me gênait tenait à cette multiplication, à cette mécanisation du conflit dont j’étais tenu indirectement informé ; si ce qu’il fallait penser, c’était cela – l’inflation des scènes, des prises de bec et des mille relais gourmands qui nous en rendent compte. Penser cela, ce serait sans doute s’orienter, d’une part, vers une réflexion sur les stratégies d’audience, d’autre part vers une interrogation sur l’état du débat public (sur la question de savoir si nous sommes bel et bien entrés dans une “culture de l’insulte”, pour reprendre une formule d’H.Archambaud). Ce serait aussi se demander quel rapport entretiennent ces deux phénomènes – les stratégies d’audience et le débat public – avec la question au fond difficilement décidable de savoir si ces éclats de voix reflètent ou renforcent ou déforment une réalité sociale, si l’on assiste à une exaspération mesurable des affects, une plus grande violence de l’expression, et par rapport à quand, etc. Ce sont là des questions légitimes et sérieuses, mais je ne me sentais pas armé pour y répondre – cela nécessiterait des enquêtes empiriques, sous peine de formuler, plutôt que des réponses, des jugements péremptoires donnant inévitablement lieu à de nouveaux clashs ;

Mon embarras, en fait, était un peu différent. Mon problème n’était pas de savoir si l’on se disputait de plus en plus, si on levait la voix plus volontiers qu’avant (quand ?), mais pourquoi et depuis quand j’avais cessé d’y prêter attention. Je me trouvais dans une situation paradoxale – je n’avais plus la télévision depuis quelques temps déjà, n’avais même auparavant jamais ouvert le poste à l’heure de cette émission-là (heure où, démentant son titre, je suis généralement couché)  et je me voyais donc informé avec une régularité d’horloge d’éclats qui ne me concernaient en rien, dont me parvenait seulement une façon de murmure morne, suscitant le genre d’indifférence endurcie par l’habitude, maussade et malheureuse de l’être, que l’on développe lorsque les voisins se disputent tout le temps et que les cloisons sont minces. Il y avait là une piste pour poser une question plus intéressante, non pas : “s’écharpe-t-on de plus en plus sur les scènes du débat d’opinion ?” mais “depuis quand au juste avons-nous cessé d’écouter, et que perdons-nous à ne plus y prendre garde, comme un bruit de fond, une fréquence que notre oreille aurait relégué d’elle-même dans l’inaudible ?”. Que perdons-nous à n’être plus capables de prêter attention aux éclats de voix tant leur répétition a suscité en nous, par réflexe de défense sans doute, une forme d’exaspération ironique ?

Je souligne qu’ainsi posée, cette question soulève des enjeux en quelque sorte inverses de la précédente formulation : parler de “culture de l’insulte” c’est s’alarmer, devant la multiplication des clashs, de la manière dont les débats font une place accrue à la violence ; mais on peut aussi s’inquiéter d’être de plus en plus indifférents à des stratégies qui, jusque-là, offraient avec le fait de parler plus fort une alternative à la violence. Car c’est bien cela aussi, ou ce devrait être cela, crier, interpeller, lever la voix, repousser sa chaise en arrière, se dresser à demi, sortir des codes policés de l’échange : une alternative au corps-à-corps, aux batailles où l’on ne parle plus du tout. Accomplir de tels gestes, au fond, c’est toujours faire trois choses en même temps : c’est, premièrement, convoquer un certain genre de violence qui fait rupture vis-à-vis des règles implicites qui gouvernaient la conversation ; c’est aussi, deuxièmement, dénoncer (comme on dénonce un contrat, mais aussi comme on dénonce une injustice) le couvercle que ces règles faisaient peser sur ce que l’on estime important d’être dit, c’est donc rendre visible par l’intensité du refus qu’on lui oppose une violence dont on s’estime la victime (si l’on crie, c’est que la parole entendait nous faire taire) ; mais c’est encore, troisièmement, dans le même mouvement, faire de cette violence l’objet et le ton d’une parole, autrement dit la porter à l’expression, estimer qu’elle vaut d’être entendue (c’est à dire d’être écoutée et comprise) plutôt que d’être exercée, c’est donc croire au moment même où l’on se fâche qu’un discours est et demeure possible, et c’est témoigner de cette foi. C’est cela un éclat : une violence qui surgit dans la parole, une dénonciation de la violence de la parole, une manière de porter la violence à la parole, donc de tenter de parler encore, de parler malgré tout à l’autre, aux autres, avec les autres – acte de foi furieux dont le “taisez-vous” d’Alain Finkielkraut opère en quelque sorte l’inversion puisque lui tente plutôt d’obtenir que les autres se taisent de manière à pouvoir continuer de parler tout seul, et c’est peut-être ce qui suscite l’ironie vis-à-vis de cette séquence).

J’avais l’impression de tenir là un problème intéressant : plutôt que de les laisser se noyer dans la répétition, ou disparaître dans le bruit, trouver une voie pour prêter de nouveau attention à ces gestes, à la fois ambigus et précieux, auxquels certain·e·s se risquent quand le silence ou le bavardage courtois leur fait violence, quand la parole les a mis en colère, pour tenter de mettre la colère en parole ; et (plutôt que de simplement déplorer que la courtoisie ait perdu du terrain) se remémorer la manière dont ces gestes ont contribué à modeler notre espace public, notre culture du débat et de l’échange. J’insiste : “mettre la colère en parole” – je veux dire à l’oral, plutôt qu’à l’écrit. Car me frappait aussi le fait que ces clashs télévisés, ces paroles verbales comme on dit parfois pour s’en moquer, de même d’ailleurs que d’autres voix urgentes, nombreuses, féminines, dénonçant des violences et des humiliations trop longtemps tues, tout cela me parvenait par l’écriture – au travers d’un réseau social qui bien entendu donne à voir et à entendre, mais en donnant d’abord à lire, et en ayant même développé une graphie symbolique si spécifique que la restituer à l’oral oblige à quelques contorsions : de même que les mathématiques ou la logique ne sont pas exactement des langues, mais des idéographies (essayez d’énoncer à haute voix une équation mathématique comprenant des parenthèses, des crochets et une barre de fraction, et vous verrez) de même on a bien senti que les journalistes de la presse parlée étaient mal à l’aise à l’instant de devoir prononcer “hashtag metoo”, “hashtag balance ton porc”. Je ne veux pas dire, évidemment, que la question de l’éloquence ait disparu de notre horizon collectif ; mais le fait est qu’un certain rapport de la parole à la colère, une certaine manière de faire effraction dans le discours pour faire entendre ce que l’on a sur le cœur, se sont au moins partiellement déplacés sur le terrain de l’écriture – au point de changer l’écriture elle-même : par exemple, de renouveler les conventions typographiques, car il a fallu trouver des manières spécifiques de rendre dans l’écriture la façon dont la parole peut se précipiter, forcir, s’érailler dans le cri : en majuscules par exemple, pour le meilleur et pour le pire.

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Ces derniers temps, qu’il vienne des voix minoritaires ou qu’il tonne du haut du pouvoir, qu’il monte de femmes furieuses maltraitées ou d’un Président brusquement saisi d’un tel féminisme qu’il s’identifie à une sorcière (!), le cri a glissé vers l’écrit. Du coup, ce déplacement récent me permet de vous expliquer pourquoi j’ai introduit, dans le titre de cette rencontre, le mot bizarre d’archéologie – alors même que je ne prévois ni vieilles pierres, ni petits pinceaux. Ce que le philosophe Michel Foucault appelle l’archéologie, c’est l’étude d’une zone de temps qui est encore presque la nôtre – mais plus tout à fait : Foucault appelle cela “notre plus actuel passé” ; un écart s’est introduit entre ce temps tout proche et nous, qui le rend disponible pour l’examen, et s’il est intéressant de se pencher sur les problèmes que nous nous posions alors, il y a peu, c’est qu’ils nous sont encore familiers, nous en reprenons même le vocabulaire avec l’impression d’une continuité parfaite alors même qu’en réalité, nous avons changé sans bien le percevoir. À l’heure où, par exemple, l’expression “libération de la parole des femmes” est directement empruntée au vocabulaire des années 1970 mais pour désigner un événement qui a d’abord eu pour scène et pour vecteur le témoignage écrit ; du coup, il peut être intéressant de faire l’archéologie de cette question – de voir comment, il y a peu, la manière dont la colère peut faire effraction dans le discours mettait en question l’économie de la parole, et d’une façon qui déjà n’allait nullement de soi.

Chapitre II – Véhémence

Donnons un nom à notre affaire, un nom qui ne soit pas “clash”, parce que nous cherchons à nommer non une chose, mais un problème. Je propose :  “véhémence”, non parce que c’est plus précieux, ou relevé, mais parce que c’est plus précis et compliqué. À l’entrée “véhémence”, la 8e édition du Dictionnaire de l’Encyclopédie donne :

« Impétuosité, mouvement violent. Il veut avec véhémence tout ce qu’il veut. Parler, agir avec trop de véhémence. La véhémence de ses passions, de sa colère, de son amour, de ses désirs. Il a de la véhémence dans la voix, dans les gestes. Le vent souffle avec véhémence. Cet orateur a de la véhémence, il a une éloquence mâle, vigoureuse, accompagnée d’une action vive. »

La définition m’intéresse par la manière dont y alternent les références au mouvement spontané et violent de ce qui se manifeste directement, brisant les digues dans l’absolu et dans l’excès (la volonté, l’action, la passion, le vent même), et des références à la parole qui viennent s’intercaler de manière presque lancinante (“parler”, “la voix”, “l’orateur” – cas que la définition finit par détailler tant il semble poser un problème spécial (ce qui nous vaut quelques accents de virilité, mâle et vigoureuse, sur laquelle il faudra sans doute en rabattre tout à l’heure). C’est qu’en effet, la véhémence est à la fois une catégorie de la force – qu’elle soit volontaire, passionnelle ou physique – d’une force donc étrangère et extérieure au souci de se représenter et de s’adresser qui font le propre de la parole (pour représenter une chose en mots, pour s’adresser à l’autre en parole, il faut une distance de soi à soi qui n’est pas la qualité première de la volonté excessive, de la passion débordante ou de la tempête qui souffle) ; et la véhémence est aussi une catégorie de l’éloquence, une certaine façon d’investir son propre propos, de l’habiter et de l’accélérer, d’y témoigner de la ferveur sans doute, mais une ferveur adressée au public, cherchant à persuader ou à convaincre, cherchant à l’emporter. La véhémence, c’est si vous voulez l’emportement, mais entendu tantôt comme rage irrésistible, comme le fait de s’emporter, tantôt comme objectif et stratégie de discours, comme ressource possible dans l’art de l’emporter.

Je disais tout à l’heure que faire un éclat (quand ce n’est pas seulement faire du bruit) c’est à la fois rendre une certaine violence manifeste dans la parole et tenter de la conjurer, en témoignant du souci de parler encore, de parler tout de même, à la limite du point de rupture. On pourrait dire maintenant, autre tension : être véhément, faire preuve de véhémence dans le débat, c’est à la fois crever la surface de la bienséance, pour y faire entendre ce que l’on veut, ce que l’on ressent, ce que l’on juge urgent de faire ; mais c’est aussi rendre audibles ces forces excessives, ce qui implique de les apprivoiser et d’une certaine façon de les amener à servir les objectifs de la parole, pour conquérir son public.

À définir les choses ainsi, on peut aborder le problème à différentes échelles. On pourrait, par exemple, retracer dans toute l’histoire de la réflexion sur l’art oratoire, sur l’éloquence (d’Aristote à ONPC, gare aux élongations), la difficulté présentée par ces discours où l’orateur semble abandonner, justement, le souci des règles du discours et même la posture de maîtrise de soi que l’éloquence exige, tout en trouvant dans cette transgression une forme de conviction particulière ou supérieure : lâcher la bride, est-ce oublier complètement l’art du discours éloquent, ou est-ce encore l’exercer ? Dans cette hypothèse, si l’on n’a pas affaire à un simple dérapage mais bien à un choix, il faudrait aménager, dans la classification des manières de bien parler, une catégorie spéciale pour ces moments où la passion l’emporte sur la parole – mais la porte en même temps au-delà d’elle-même. C’est ainsi qu’au IIIe siècle avant notre ère, un théoricien du nom de Démétrios de Phalère introduisit dans son étude rhétorique des styles un style spécial, le style véhément (deinos) qu’il définit par une alliance d’obscurité, de puissance et de laconisme (“il est même souvent plus véhément de se taire” précise-t-il). Ce qui complique, toutefois, le fait d’admettre un “style véhément” parmi d’autres, c’est que l’idée même de style implique une stratégie, pour obtenir certains effets ; là où la véhémence, telle que Démétrios la décrit, correspond à ces moments où on abandonne toute considération de stratégie, pour laisser parler la part obscure de son souci dans les termes les plus directs – et advienne que pourra. Dans le traité de Démétrios de Phalère, cette tension est perceptible au fait que, lorsqu’il en vient à décrire le style véhément, Démétrios substitue à l’énoncé des règles générales l’examen d’un exemple, celui de l’orateur Démade, lequel multiplie les transgressions. Pierre Chiron, auteur de Un rhéteur méconnu : Démétrios de Phalère (sous-titré Essai sur les mutations de la théorie du style à l’époque héllénistique), commente ainsi ce changement de méthode : “Ces abus semblent acceptés par Démétrios : pourquoi, si ce n’est parce que l’individualité grossière, imaginative et brutale de Démade lui semble autoriser de telles trangressions, et parce que l’effet produit est indiscutable ?” (p.304-305). Et plus bas : “Avec Démade, Démétrios va encore plus loin, il semble que le style tienne son unité de la personnalité de l’auteur, en tout cas du dehors de la technique”. Du dehors de la technique – mais aussi bien du dehors comme technique, puisqu’il y a là un style – voilà au fond, dans cette hésitation ou ce balancement, notre problème.

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Écouter le podcast de l’émission Matières à penser sur le site de France Culture.

 

 

Publié le 15 octobre 2019
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