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Avec Bouzid - Histoires croisées de deux maçons qui ont bâti Paris

Ludivine Bantigny

Ludivine Bantigny

Ludivine Bantigny est historienne, maîtresse de conférences à l’université de Rouen Normandie et chercheuse associée au Centre d’histoire de Sciences Po Paris. Elle a travaillé sur la jeunesse, les générations, les formes de socialisation et d’engagement au XXe siècle et notamment de la guerre d’Algérie à nos jours. Ces dernières années, sa recherche a été consacrée à l’événement 1968 et aux différentes mobilisations qui l’ont suivi (féminismes, « révolution sexuelle », cultures politiques). Elle s’intéresse actuellement à l’histoire des projets de société et des futurs imaginés. Son travail est aussi tourné vers la conscience historique, les temporalités et l’historicité. Elle a entre autres publié 1968, de grands soirs en petits matins (Seuil, 2018), La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours (Seuil, 2013, rééd. 2018), « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chausssettes ? ». Le genre de l’engagement dans les années 1968 (PUR, 2017, codirigé avec Fanny Bugnon et Fanny Gallot), Une histoire des journaux lycéens, avec une préface de Cabu, (Les Arènes, 2014), Hériter en politique. Filiations, générations et transmissions politiques (Allemagne-France-Italie XIXe-XXIe siècles) (PUF, 2011, codirigé avec Arnaud Baubérot), Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France (XIXe-XXIe siècles) (PUF, 2009, codirigé avec Ivan Jablonka) et Le Plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des Trente Glorieuses à la guerre d’Algérie (Fayard, 2007).

Dans le récit d'Omar Benlaala, "Tu n’habiteras jamais Paris", le destin du père de l'auteur, immigré kabyle, se superpose à celui de Martin Nadaud, maçon venu de la Creuse et élu député en 1849. Pour Entre-Temps, Ludivine Bantigny explore l'articulation de ces histoires croisées.

Avec Bouzid

 

D’emblée, l’exergue nous prend, qui dit tant, comme dans un souffle ou dans un chuchotement : « Qui a construit Thèbes aux sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? » : « questions que se pose un ouvrier qui lit ». C’est de Brecht. Rien n’est expliqué encore et, pourtant, on comprend : dans ce récit, il s’agira de donner parole et vie à ceux qui bâtissent les villes mais restent dans l’ombre ou dans l’oubli. Omar Benlaâla va évoquer son père, venu d’Algérie, qui a traîné les blocs de pierre – et reconstruit Paris.

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Aux premières pages, le titre s’éclaire. Nous sommes dans l’après-guerre. L’assistante sociale que rencontre Bouzid à son arrivée en France se montre froide, implacable et austère, à la manière de ce pouvoir que la fonction lui confère. Le Général est là, au-dessus d’elle, dans son portrait sévère. « Aulnay-sous-Bois, Garges-lès-Gonesse, le Blanc-Mesnil ; c’est là que j’ai envoyé tes cousins : tu y seras comme chez toi. » « Comme chez toi » : aussitôt l’expression interroge et, plus encore, blesse. Qu’est-ce que cela signifie? On est chez soi ou on ne l’est pas. Mais en tout cas, reprend la dame, « tu n’habiteras jamais Paris ». Ce verdict et ce tutoiement… Bouzid y voit un défi. Il sent et sait combien les mots comptent, combien la langue pèse. Les expressions posent des questions et ne laissent jamais en paix. Bouzid est bien déterminé à ne pas faire glisser les mots comme s’ils lui échappaient. Il fera tout pour maîtriser cette langue française venue comme une greffe dans ses phrases kabyles : pour en faire une force et refuser les destins tout tracés. Et il habitera Paris, cette ville dans laquelle il travaille désormais, sur les chantiers.

Omar Benlaâla fait parler son père : c’est « leur » livre. C’est la voix de Bouzid qui nous emmène et nous guide. Il peut regarder avec fierté et surtout dignité les écoles, les gares et même les commissariats : il en a construit certains de ses mains. À Ménilmontant où ils ont toujours vécu, Omar et Bouzid ne se retrouvent pas n’importe où pour évoquer le passé : quelques-uns de leurs rendez-vous se passent sur une place dont le nom tisse avec leur histoire de singuliers échos, la place Martin-Nadaud. Nadaud (1815-1898), maçon de la Creuse, parti avec son père à l’âge de quatorze ans pour aller travailler à Paris. Nadaud a tout connu du labeur, des dangers, de la malnutrition, de l’insalubrité : treize heures de travail par jour, les logements précaires, les accidents graves – lors d’un chute, il se brisa les deux bras ; tant d’amis et de camarades mourront sur les échafaudages ; il réchappa au choléra. Mais aussi la solidarité ouvrière, le courage, l’engagement : autodidacte, il se forme à la lecture grâce à ses compagnons de travail. Il découvre le socialisme, se forme, milite. Il sera élu député en mai 1849 : un ouvrier-député, parmi les tout premiers ! Emprisonné, proscrit, banni après le coup d’Etat qui rétablit l’Empire, il revient de son exil à la proclamation de la nouvelle République, en 1870, dont il sera une fois encore député, représentant de sa Creuse natale.

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Place Martin Nadaud (carte postale)

C’est une des originalités fortes du livre : les vies de Martin Nadaud et de Bouzid Benlaâla vont se croiser, leurs parcours se trouver, leurs récits se nouer. Tous deux ont finalement bâti et rebâti Paris. Et Bouzid ne changera jamais d’avis : il a bien le droit d’y vivre, bien le droit de « couler dans ses veines ». Il fera mentir les statistiques et les fichiers, ceux qui le voudraient ailleurs, hors les murs, au ban, relégué.

« Ma voix est usée par la poussière des chantiers, mais la mémoire résiste. » Alors, Bouzid accepte de raconter. Et son fils écrivain entend bien « retranscrire sa façon de parler ». Ce n’est pas une question d’ « authenticité ». L’écriture est choisie pour que Bouzid, en lisant et relisant, puisse s’entendre, se reconnaître, sentir ses propres mots dans les lignes de papier.

L’humour, même quand il est sombre, ne manque pas dans ces lignes-là. Pour décrire les privations de l’enfance en Algérie, Bouzid se rappelle que les menus « ressemblaient à des ordonnances : ne pas dépasser la dose prescrite »… En 1945, cette « dose » ne dépasse pas cinq kilos de nourriture par personne et par mois ; la galette est partagée en quatre ou en huit. Il y a cependant une liberté à courir les montagnes de Kabylie, à « la chatouiller, la fleurir de nos rires ». Mais la peur tenaille de ne pas s’en sortir et plus encore de ne voir aucun avenir, d’être dans un présent pétrifié : « on avait peur de devenir comme les pierres qui nous entouraient ». Il y a de la folie, bien sûr, à vouloir partir, tout quitter et s’éloigner des siens ; « mais bien plus de folie pour rester ». Même si Bouzid n’a pas, enfant, conscience de vivre dans un pays colonisé, pas même dans un pays tout court tant l’horizon est limité aux bornages du village, il est certain que la France coloniale n’a pas emmené dans ses convois la prospérité qu’elle raconte dans ses manuels et dans ses publicités. À cent ans de distance, et sans encore le savoir, Bouzid partage les affres douloureuses de Martin et de la Creuse, « comme prise dans un éternel Moyen Âge », à plusieurs siècles de la capitale. Mais le Paris d’après-guerre, hélas, connaît lui aussi cette misère : baraques éventrées, palissades arrachées, murs en démolition, rues de désolation. « La pauvreté sautait à la gorge. » C’est une tristesse, pour Bouzid, de voir tant de « pierres mortes ».

Les sentiments sont dès lors multiples, indéfiniment déclinés. La colère est là parfois, « elle monte comme une armée » ; elle ne s’apaise, peut-être, qu’à la fin de la vie, quand il en reste à peine contre la mort qui vient « et te veut en entier ». Il faut se battre pour tout, et d’abord pour préserver son nom des orthographes malencontreuses, négligemment modifiées dans un bureau à pièces d’identité. Il y pourtant de quoi rêver sur ce nom, Benlaâla, avec son ghayn pour faire monter le deuxième : « Laâla », « le plus haut », auquel les Français ont ajouté « Ben » comme ils ont cru devoir le faire pour préciser « fils de ».

C’est tout un quartier qui, ici, vit : Ménilmontant, la rue Sorbier, les anciens lavoirs, puis cette invisible frontière qui délimite deux secteurs scolaires. Bouzid apprend, Bouzid comprend que dans ce « village » qui ressemble pour lui à un « continent », il faut savoir choisir le meilleur pour ses enfants, les inscrire autant qu’il est possible « du bon côté de la République ». Il a le souci et le soin de la langue ; dans sa génération, les parents souhaitent que leurs enfants puissent se promener « sans accent ».

Parallèlement, leurs vies mêlées comme en bouquet, Martin Nadaud reprend vie lui aussi. On le voit et l’entend au travail, mais aussi dans l’insurrection. Martin veut en être, il y est, « pas plus épais qu’un clin d’œil du destin » mais pourtant bien présent, actif, emporté dans l’élan insurrectionnel. Il apprend peu à peu également ; la lecture, le savoir et ses partages sont une clé d’existence, des formes de résistance. Certaines nuits, Nadaud « rêve d’encre et d’étincelles ». Comme Bouzid le sera plus tard, il est subjugué par tous ces mots qu’il lit, voit et découvre ; il saisit en eux le sens comme le grain. Tous deux sauront les maîtriser et apprendre à en user. Martin non plus ne manque pas d’humour – à évoquer les frontons, devantures et autres enseignes : « A l’épi scié », « Aux trois blagues » sous un « Liberté égalité fraternité » ; ou bien encore ce marchand de vin installé devant le Père-Lachaise, qui a inscrit sur sa boutique : « Ici on est mieux qu’en face ». Et cet humour encore, l’auteur ne l’oublie pas, quand il glisse l’air de ne pas y toucher que, contrairement aux idées reçues, les Maghrébins ne vivent pas en « communauté » : « le téléphone arabe ne répond plus ». Quant aux prétendus « experts en identité », ils peuvent remballer leurs jugements, tranchants comme leurs clichés.

A plus d’un siècle de distance, Martin et Bouzid partagent un destin commun. « Destin » ? Le mot pourrait laisser entendre qu’ils en sont les jouets. C’est tout le contraire. Face à l’incroyable dureté que leur ont réservée leurs origines et l’existence, ils la prennent en main, à force de courage et de ténacité. Maçons tous deux, ils savent combien ce travail est rude et dangereux. Comme Martin, Bouzid sera un jour grièvement blessé au cours d’un accident de travail : une chute de trois mètres à l’usine du pont de Sèvres. Ils connaissent les corps abîmés par le travail et, même, les corps mutilés. Omar Benlaâla sait décrire avec tact et sans grandiloquence l’usure, l’épuisement, celui qui s’éprouve sans plainte mais en s’engageant : dans le mouvement ouvrier, dans le syndicalisme, mais aussi par l’appropriation du passé. Car à son fils, Bouzid confie : « L’une des pires choses qu’a produite la colonisation, c’est l’effacement de notre histoire ». Et dès lors figure dans ces pages un magnifique passage. Bouzid s’adresse à son fils, à ses enfants, et il murmure : « On pensait qu’on avait peur pour vous, mais, en vérité, c’était pour nous qu’on tremblait. On se demandait si vous alliez oublier le peu d’histoire qu’on avait. » Et puis il y a la langue, donc, celle que Bouzid apprend pas à pas, mot à mot. La langue de la critique aussi, celle qui aide à se battre. Syndicaliste, Bouzid milite ; la maîtrise acquise l’aide à négocier, sur la baisse du temps de travail et la sécurité en particulier. Faire sienne cette langue, et faire qu’elle ne soit plus étrangère, c’est comme un autre métier. Alors on retrouve les liens avec Martin : Nadaud aussi a consacré une partie de sa vie à faire reconnaître la responsabilité des employeurs dans les accidents du travail. Une immense avancée sociale.

Il y a une générosité dans ce livre, et jusque dans sa discrète dédicace : non « pour » mais « avec Sarah ». L’ouvrage est à cette image. Omar Benlaâla ne cherche pas à être « du bon côté de l’histoire » ; il en veut la complexité. L’indépendance de l’Algérie est l’événement mais il faut aussi et autant s’affranchir de la misère, ce qui ne se fait pas par décret. Il a fallu enfouir le regret, celui de partir, ne pas le laisser s’installer et « faire la route à [ses] côtés ». Il a fallu aussi reconnaître la peur, peur de la guerre, peur des représailles, qui a poussé parfois à émigrer, lorsque tous les repères manquaient : « On était sacrément perdus, mon fils. Alors, on s’est concentrés sur ce qu’on savait faire le mieux : travailler. »

Bouzid était très malade quand le récit s’est achevé. Le livre était à peine sorti des presses ; Bouzid l’a reçu par coursier. Le vieil homme est mort ce jour-là. Mais il avait tenu entre ses mains Tu n’habiteras jamais Paris, la ville de toute sa vie et ce récit écrit pour lui. Avec lui.

Publié le 8 octobre 2019
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