L'année Ruskin
John Ruskin est au cœur de mon travail de thèse depuis la rentrée 2017. Il est né la même année que la Reine Victoria, en 1819, et mort un an avant elle, en 1900, un an avant Verdi aussi. 2019 est arrivé et il ne m’est pourtant pas venu naturellement à l’esprit que Ruskin aurait pu alors fêter ses 200 ans. Outre-manche, en revanche, cela ne faisait aucun doute, l’année Ruskin était inaugurée en grande pompe !
Quand il s’agit de présenter John Ruskin, la manière la plus simple de résumer son parcours est de dire qu’il s’agit d’un critique d’art. Il est l’un de ceux que l’on a coutume d’appeler, en langue anglaise, les « polymaths », esprits universalistes, héritiers des humanistes, qui articulent un savoir dans des champs relativement éloignés les uns des autres. Son œuvre comporte à la fois une réflexion sur l’art et l’architecture – qui constituent les objets des principaux ouvrages de la première période de sa vie, jusqu’en 1860 – mais aussi des travaux sur l’économie politique – autre sujet majeur dans son œuvre à partir de 1860 – et sur la géologie, la botanique ou l’éducation. Il est aussi poète et dessinateur. Né en 1819 à Londres et mort en 1900, dans le Lake district, à Coniston, on célèbre donc cette année le bicentenaire de sa naissance.
Lors de mon dernier séjour anglais, en mars dernier, était organisée, au musée Whitworth de Manchester, une journée d’étude intitulée « Ruskin matters ». Il s’agissait d’un préambule à une exposition sur Ruskin qui devait ouvrir ses portes la semaine suivante dans ce même musée. Quelques jours auparavant, à Londres, j’avais visité l’exposition « John Ruskin : The Power of Seeing » dans cette maison étonnante du Two Temple Place dont les boiseries, vitraux et autres éléments décoratifs datent des années 1890 et ont été réalisés par les meilleurs artisans du pays pour le propriétaire des lieux, William Waldorf Astor, fondateur du Waldorf Astoria de New York. Depuis le 29 mai, cette même exposition est présentée à la Millenium Gallery de Sheffield – d’où proviennent une grande partie des œuvres exposées – et cela jusqu’au 15 septembre.
Dans l’effervescence d’événements autour du penseur anglais en ce début d’année 2019, revient la même interrogation, propre, presque nécessairement, au dispositif commémoratif : quelle est l’actualité de Ruskin ? Andrew Hill, journaliste au Financial Times, a ainsi fait paraître, en janvier 2019, un ouvrage intitulé How John Ruskin shapes our World. Dans le même esprit, un article paru en février dans les pages « Culture » du journal en ligne de la BBC posait la question : « Was Ruskin the most important man of the last 200 years ? ». La journaliste Daisy Dunn y rappelle cette phrase de Léon Tolstoï à propos de Ruskin : « Il ne pensait et ne disait pas seulement ce qu’il avait vu et senti, mais ce que tout le monde pensera et dira dans le futur » avant d’affirmer que Ruskin avait, déjà à son époque, pris conscience que le progrès avait pour corolaire la dégradation du bien-être humain et de l’environnement. Ce romantisme écologique lui vaut d’ailleurs d’avoir une place dans le dernier livre du philosophe Serge Audier, L’Âge productiviste (La découverte, 2019) dans lequel l’auteur revient sur les liens historiques entre la gauche et le productivisme et mentionne John Ruskin et ses textes en faveur d’une société plus respectueuse de la nature.
Le bicentenaire de la naissance de John Ruskin est donc l’occasion de le remettre à l’honneur ou, plus justement, de le mettre à l’honneur, en lui donnant une place et en lui conférant un rôle qu’il n’avait pas eu jusqu’à présent. S’il n’a, en effet, pas fallu attendre 2019 pour voir Ruskin être présenté comme l’un des pères fondateurs de l’écologie – au même titre que d’autres penseurs romantiques comme Henry David Thoreau par exemple – se structure aujourd’hui une entreprise de relecture sociale de son œuvre et de son parcours. Cette relecture se fait à la lumière de la crise sociale et économique que connaît notre époque, tout comme son inscription dans les prémisses de la pensée écologique prend ses racines dans la crise écologique actuelle.
La commissaire de l’exposition « The Power of Seeing », Louise Pullen est aussi la curatrice de la « Collection Ruskin » à la Millenium Gallery de Sheffield dans le Yorkshire. La manière dont elle a organisé le parcours muséographique illustre bien le renouvellement du regard porté sur Ruskin. L’exposition s’ouvre sur une triple frise chronologique qui propose un rapprochement entre la biographie de Ruskin, le contexte historique et culturel européen et le contexte plus local de Sheffield. Cette ville – au sein de laquelle Ruskin a ouvert, en 1875, le St George’s Museum, musée qui réunissait une collection de peintures et d’objets d’art conçue pour permettre l’éducation artistique des ouvrières et ouvriers de la ville – est l’un des éléments majeurs de la visite. Les choix opérés par Louise Pullen mettent en lumière l’engagement de Ruskin en faveur d’une plus grande diffusion de la culture dans les milieux ouvriers. Cet engagement entre en résonnance avec le choix des événements du contexte européen sur lesquels la frise chronologique est construite et qui sont liés à l’histoire du mouvement ouvrier (massacre de Peterloo à Manchester en 1819, Factory Act de 1833, publication du Manifeste du Parti Communiste et révolutions européennes en 1848, élections des premiers députés travaillistes au Parlement anglais en 1906). Un cycle de conférences qui aura lieu les 20 et 21 septembre prochain à la National Gallery de Londres fera écho à ce parti-pris. Intitulé « Art for the Nation : John Ruskin, Art Education and Social Change », l’événement souhaite témoigner de la manière dont Ruskin a cherché à diffuser l’éducation artistique en dehors du cadre des institutions traditionnelles britanniques, à l’ adresse des populations qui ne fréquentaient pas les musées ou les sociétés savantes.
Ruskin est ainsi présenté comme l’un des acteurs du combat pour l’émancipation ouvrière au XIXe siècle, ce qui tranche singulièrement avec la manière dont son œuvre était lue jusqu’à une période récente. Depuis le début du XXe siècle, c’était surtout le critique d’art qui faisait l’objet de nombreuses études monographiques. Ces travaux, issus de la recherche académique ou d’ouvrages d’érudits, ont consisté, très largement, à présenter – avec la plus grande attention – la pensée théorique de l’auteur en art et en architecture. Ils ont aussi prolongé l’intérêt porté, depuis les dernières années de sa vie, à son travail artistique et à sa vie. Celle-ci fut rythmée par plusieurs scandales, notamment l’annulation de son mariage avec Effie Gray en 1854, épisode qui sert de cadre au scénario du film britannique éponyme de 2016 Effie Gray dont le personnage principal est joué par Emma Thompson. Jusqu’à une date récente, peu de spécialistes de Ruskin se sont, en somme, emparés de la question de son engagement social. Le dernier travail collectif d’ampleur sur Ruskin, le Cambridge Companion to John Ruskin, paru en 2015 sous la direction du professeur de littérature anglaise Francis O’Gorman, ne consacre, spécifiquement, aucune de ses contributions à cet engagement.
Il est plaisant d’imaginer qu’à la faveur de son bicentenaire, la réflexion concernant l’inscription du penseur anglais dans le contexte du combat du XIXe siècle pour l’émancipation ouvrière vienne bousculer une histoire des idées ruskiniennes qui a souvent omis de faire le lien entre sa pensée théorique et son engagement social.
Lorsque j’étais en Angleterre, la nouveauté de ce regard posé sur Ruskin – dont j’ai pris conscience à la lecture de l’agenda des événements organisés pour cette commémoration (consultable ici) – est entrée en résonnance avec la remarque qu’un collectionneur, spécialiste de Ruskin, me fit à propos de l’exposition du Two Temple Place : « Elle ne présente pas Ruskin à sa juste valeur, c’était avant tout un grand artiste et trop peu de ses toiles y sont exposées ». Il semble qu’on puisse facilement tordre le personnage – et j’emploie ici le mot « personnage » à dessein – tout à la fois en père du socialisme anglais et en tory conservateur. En marge du processus d’autonomisation des champs disciplinaires propre au XIXe siècle, l’esprit universaliste de Ruskin lui vaut d’être utilisé, dans ce siècle de structuration des clivages politiques, par les représentants de l’ensemble de l’échiquier parlementaire et d’être lu aussi bien par les Lords que par les ouvriers.
Pour ma part, l’observation de ce dispositif commémoratif a eu comme effet de réorienter sensiblement ma recherche. « Comment s’est construite la figure publique de Ruskin ? », c’est la question que je me pose depuis que cette année 2019 a pris, pour moi, une coloration ruskinienne.